Gérard Miller : « Jamais un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale »
Tribune
Gérard Miller, Réalisateur et psychanalyste, constate à regret, dans une tribune au « Monde », que deux judéités se font désormais face, alors que certains juifs se sont laissés séduire par l’extrême droite.
J’appartiens à une génération de juifs, nés après la guerre, pour qui, dès l’adolescence, être de gauche était une évidence.
J’appartiens à une génération qui haïssait viscéralement tout ce qui touchait de près ou de loin à l’extrême droite, et aux yeux de laquelle Israël représentait d’abord et avant tout le refuge qui avait manqué à nos parents et grands-parents victimes du nazisme, alors même que nous ne dissimulions pas la sympathie que nous inspiraient les Palestiniens.
J’appartiens à une génération où être juif et Français, c’était tout naturellement aimer Maximilien Robespierre et la Révolution de 1789, Louise Michel et la Commune de Paris, Emile Zola, Léon Blum, Missak Manouchian ou Jean-Paul Sartre.
J’appartiens à une génération où les juifs, du fait même des souffrances qu’ils avaient endurées à travers les siècles, nous semblaient plus que jamais devoir offrir le visage de la tolérance, de la solidarité, et de la culture, aussi.
Cohésion pulvérisée
Bien évidemment, à l’époque lointaine que j’évoque, tous les juifs français ne partageaient pas ces mêmes références et ces mêmes valeurs. Mais, indépendamment de leurs convictions et de leurs croyances, tous avaient en commun au moins trois souvenirs inoxydables : l’abjection antidreyfusarde, l’indignité pétainiste et l’horreur de la Shoah. C’était déjà beaucoup et cela permettait de débattre ensemble de tout le reste, en s’opposant vivement, mais sans se déchirer, y compris au sein du très conservateur Conseil représentatif des institutions juives (CRIF).
Aujourd’hui, hélas, tout cela appartient au passé et la communauté juive française est définitivement fracturée. Par un incroyable tour de passe-passe, Marine Le Pen a réussi à faire oublier à des milliers de juifs l’idéologie néofasciste de son mouvement, créé notamment par des nostalgiques du nazisme et de la collaboration, et Eric Zemmour a parachevé son œuvre, pulvérisant définitivement tout ce qui avait permis jusque-là de maintenir un peu de cohérence et de cohésion dans la communauté juive française.
On a beaucoup commenté les propos de Zemmour sur Pétain, « sauveur de juifs », mais ceux qu’il a tenus sur Dreyfus ont moins retenu l’attention. Ce n’était pas la seule fois où Zemmour caressait publiquement les antisémites dans le sens du poil : il avait pris la défense de Maurice Papon, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité ; il avait proposé d’abolir la loi Gayssot, qui réprime le délit de négationnisme ; il avait jeté l’opprobre sur les enfants juifs assassinés par Mohammed Merah parce que leur famille les avait enterrés en Israël…
Mais, en mettant en doute l’innocence de Dreyfus, Zemmour bouclait la boucle, utilisant, en connaissance de cause, la figure de style préférée des négationnistes, la litote, cet art d’exprimer le plus en disant le moins. Le négationniste jouit de se présenter humblement comme un ignorant : il n’est pas historien, il n’a pas étudié la question, il n’a pas tous les éléments en main pour juger de l’existence des chambres à gaz. Avec exactement le même cynisme, Zemmour expliqua que l’affaire Dreyfus est une « histoire trouble », que « rien n’est évident », qu’« on ne saura jamais la vérité »… Ce faisant, ce dont il s’assurait avec cette scélératesse, c’était du mutisme des juifs convertis à l’extrémisme de droite, vérifiant ainsi que plus aucun signal d’alarme ne retentit dans leurs têtes.
On se rassurera peut-être en se disant que, certes, beaucoup de juifs français ont refoulé avec Zemmour leur propre savoir sur Dreyfus ou sur Pétain, mais qu’il reste heureusement un pilier de la mémoire juive qui tient toujours bon et qui n’est autre que le souvenir de la Shoah. Eh bien, non, justement, et c’est ce qui est abyssal, en France comme en Israël, d’ailleurs. A plus d’une occasion, des juifs israéliens orthodoxes s’en sont pris à d’autres juifs, accusés d’être à la fois laïques et originaires d’Europe de l’Est, en leur criant : « Retournez en Allemagne ou en Pologne, et reprenez le train ! »
Pour ces ultras, les trains de la mort, les camps de concentration, les chambres à gaz, ce n’était pas leur affaire et encore moins leur histoire. En France, ce n’est guère moins inquiétant. Essayez seulement de parler avec des juifs lepénistes ou zemmouriens du fascisme, du nazisme, de la « solution finale », vous les verrez ironiser en faisant allusion au point Godwin et lever les yeux au ciel si on évoque les compromissions de leurs champions avec la peste brune.
Une situation inédite
Alors voilà, c’est en tout cas pour moi (et je l’espère pour quelques autres) le moment de tirer une conclusion de cette situation inédite. Un grand nombre de juifs français ayant décidé de lier leur sort à celui de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, je prends acte qu’une onzième plaie d’Egypte – l’amnésie – s’est abattue sur eux. Et du coup, alors même que des millions d’Israéliens descendent chaque semaine dans la rue contre les extrémistes qui les gouvernent, il me semble nécessaire de constater qu’il y a aussi en France, dans la communauté juive, deux camps ou, plus exactement, deux judéités. Deux judéités irréconciliables ? Oui, je le crains.
Qu’on s’en inquiète ou qu’on s’en amuse, ont toujours existé chez les juifs des différences, parfois des oppositions entre les Séfarades et les Ashkénazes, parce qu’ils ne viennent pas des mêmes coins du monde, mais ce dont il s’agit ici est un antagonisme autrement dévastateur. Jamais, à aucun moment de leur histoire, un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale.
Je sais bien que des familles juives sont contraintes de déménager de certaines banlieues, que l’antisionisme revendiqué peut avoir tout d’un antisémitisme à peine voilé et que la liste est longue des abominations antisémites de ces quarante dernières années : attentat de la rue Copernic, attentat de la rue des Rosiers, meurtre d’Ilan Halimi, prises d’otages et meurtres de l’Hyper Cacher, meurtre de Mireille Knoll, de Sarah Halimi… Je sais bien aussi qu’il faut rappeler sans cesse que le terrorisme islamiste, les juifs français, comme tous leurs compatriotes, ont matière à le craindre au quotidien. Mais depuis quand un antisémitisme chasse-t-il l’autre ? Depuis quand faut-il combattre une partie seulement des ennemis de la démocratie, en feignant de croire que le pétainisme, le fascisme ne sont plus que des vieilles lunes ?
Quand on souscrit aux théories sur l’immigration de Renaud Camus, cet antisémite qui dressait, en son temps, la liste des juifs travaillant dans les médias ; quand on accepte que des néonazis grenouillent en toute liberté dans les rangs de Reconquête ! ou que des fascistes du GUD soient au cœur de l’organisation des campagnes du Rassemblement national ; quand on porte aux nues Eric Zemmour ou Marine Le Pen, deux agents provocateurs de la guerre civile qu’ils feignent de dénoncer – en quoi est-ce qu’on atténue les souffrances endurées, en quoi est-ce qu’on apaise les peurs, en quoi est-ce qu’on ouvre la porte à un avenir plus radieux ?
Non, à frayer avec le pire, les juifs d’extrême droite mettent en danger l’ensemble de la nation comme leur propre communauté et, à ceux qui croient détourner la mitraille sur les musulmans ou sur les réfugiés, je veux dire simplement :même quand elle prend la pose et vous fait des sourires, la bête immonde que vous nourrissez est insatiable. Si elle parvient un jour au pouvoir, elle vous entraînera vous aussi vers l’abîme. Cet abîme ne ressemblera évidemment pas à ce que nos ascendants ont connu, mais, soyez-en certains, il sera sombre, et vous y aurez contribué.
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