Retraites: la justice illusoire d’un système individualiste
En apparence, tout est bon et beau dans cette réforme des retraites dont les préconisations ont été présentées ce jeudi 18 juillet par Jean-Paul Delevoye. Mais c’est un principe récurrent de ce quinquennat : la vitrine est alléchante, mais le produit final beaucoup moins réjouissant. Et la réforme des retraites n’échappera pas à cette règle qu’ont inaugurée, entre autres, la réforme du marché du travail et celle de l’assurance-chômage. On se souvient, durant la campagne présidentielle, de la référence sans cesse martelée à la « flexisécurité » danoise, des grands principes sur la sécurité qui viendrait en compensation de la flexibilité, du refus de la stigmatisation de « l’assistanat » et de la chance qu’offrirait la réforme de la formation. Résultat : le marché du travail est plus flexible, l’assurance-chômage sera plus difficile d’accès et les aspects « sécurité » et formation sont dérisoires, voire inexistants.
Selon le même procédé, la réforme des retraites a été présentée par l’exécutif comme un acte de justice. Le 25 avril, le président de la République annonçait que cette réforme représentait « une transformation radicale qui doit remettre de la confiance, de la justice, de l’efficacité dans notre système de retraite ». Le 12 juin, devant l’Assemblée nationale, le premier ministre voyait dans le nouveau système universel un moyen de « permettre à la fois de renforcer l’équité entre les générations, la protection des plus fragiles et la confiance des Français ». Qui pourrait s’opposer à un tel projet ? Mettre à bas un système actuel qui, selon Édouard Philippe, n’est « ni simple ni juste » et le remplacer par un système unique fondé sur un principe simple : un euro cotisé donne lieu aux mêmes droits pour tous, n’est-ce pas louable ?
Voilà pour l’emballage qui, effectivement, brille de mille feux. Mais il y a également la réalité, qui est beaucoup moins claire et beaucoup moins simple. Car avec cette réforme, la France change de logique pour son système de réformes. Dans le système par annuités actuel, les salariés cotisent pour financer une « prestation définie », autrement dit un taux de remplacement des salaires en pensions, une fois atteint un certain nombre d’annuités de cotisations. Il est certes toujours possible de modifier ce taux, mais dans un tel système, la logique tend plutôt vers sa préservation et, donc, vers un ajustement par les cotisations ou les durées de cotisation. Depuis 1993, les cinq grandes réformes des retraites ont donc principalement joué sur la durée de cotisation, l’âge de départ à la retraite et le taux de cotisation. Le calcul du taux de remplacement n’a été modifié qu’en 1993, avec le passage aux vingt-cinq meilleures années pour son calcul plutôt qu’aux dix dernières dans le système précédent.
Ce système est en partie personnalisé : la retraite est le reflet de la carrière des salariés et de leur durée d’activité, mais la personnalisation est limitée par deux facteurs. D’abord, en établissant des prestations définies, ce système établit une solidarité intergénérationnelle puisque l’ajustement se fait par le travail. Les actifs garantissent ces prestations aux retraités par leurs cotisations et leur temps de travail et espèrent que la solidarité de la génération suivante fera de même. La retraite est alors ouvertement un salaire socialisé. Ensuite, parce qu’il existe de forts mécanismes de solidarité qui accompagnent le système et réduisent son caractère personnel. C’est au prix de ces deux mécanismes que le niveau de vie des retraités en France est devenu proche de celui du reste de la population.
Le nouveau système renverse entièrement la logique. Au nom d’une équité formelle, on individualise fortement la retraite. Les cotisations seront converties en points qui donneront lieu ensuite à des prestations. La valeur du point changera régulièrement au regard de l’équilibre du système, notamment de « l’espérance de vie ». Ce système ne garantit pas un taux de remplacement, mais garantit que chaque point donne les mêmes droits formels pour tous. Ce sont les cotisations qui sont définies, pas les prestations. La promesse est donc celle d’une épargne : on doit récupérer sa mise sachant que plus on aura de points, plus la pension sera élevée. Le système engage donc le salarié à faire un choix individuel : quel retour souhaite-t-il sur ses cotisations ? Si le retour proposé ne lui convient pas, il « choisira » alors de travailler plus. Un peu comme un épargnant regarde le niveau du rendement de son produit financier pour savoir s’il réalise ou non sa fortune accumulée. C’est on ne peut plus logique : plus sa vie serait longue, plus on serait capable de travailler longtemps pour faire fructifier son petit pécule de points. Dans ce schéma, chacun est donc sur le papier responsable de sa retraite, il n’y a pas de prestation garantie.
Ce système est typique d’une vision néolibérale. Outre la prise en compte et même l’encouragement de la précarité, elle affirme une équité formelle entre les individus et une responsabilité (ou une « liberté ») de chacun dans la constitution de sa pension. Dès lors, l’effet de solidarité tend à disparaître : le système laisse croire que l’on cotise pour son propre compte, ce que laisse bien penser le concept de « compte notionnel », ce relevé de points accumulés, qui accompagne la carrière du salarié. On passe du salaire socialisé au salaire différé. Mes cotisations représentent non pas la garantie du fonctionnement du système, mais ma future pension. Dans la Weltanschauung néolibérale, la justice est respectée puisque chacun obtient ce qu’il mérite en fonction de ce qu’il a choisi.
L’illusion de la liberté de choix
Mais cette conception est évidemment trompeuse. Pour diverses raisons. La première est que, évidemment, le « choix » de sa carrière est largement illusoire. Les parcours dépendent pour beaucoup des éléments socio-économiques de départ et, partant, chacun n’a pas les mêmes capacités intrinsèques de cumuler des points. De plus, tous les métiers n’ont pas la même pénibilité et ce facteur a une conséquence sur l’espérance de vie. Les ouvriers vivent moins longtemps que les autres, et moins longtemps en bonne santé. Est-il alors « juste » qu’ils paient la durée de vie des catégories sociales plus aisées et qu’on leur demande une « gestion de carrière » fondée sur la fiction d’une espérance de vie qui n’est pas la leur ? En passant, on notera que cette différence était une des justifications des régimes spéciaux. Sans doute faudrait-il les revoir mais notons que, du moins, le système universel fait mine quant à lui d’ignorer cette réalité au nom de grands principes idéologiques.
Rappelons, au reste, que le problème n’est pas que celui des ouvriers. Selon l’Insee, l’espérance de vie à la naissance et en bonne santé est pour les hommes, en 2018, de 62,6 ans. C’est un niveau qui baisse depuis 2014 : on est revenu au niveau de 2005. Sauf qu’alors, la différence entre l’espérance de vie en bonne santé et l’espérance de vie moyenne était inférieure de 2,5 années. Pour les femmes, la situation s’est améliorée en 2018 à 64,9 ans, mais elle se dégradait aussi jusqu’alors. Reste cependant que l’écart pour les femmes entre l’espérance de vie en bonne santé et l’espérance de vie est près de trois ans plus élevé que pour les hommes (19,6 ans pour les femmes, 16,9 ans pour les hommes). Et que la situation va sans doute s’aggraver puisque les gains d’espérance de vie se concentrent désormais sur la baisse de mortalité aux âges les plus élevés.
Autrement dit, l’argument avancé par Emmanuel Macron devant une retraitée en octobre 2018 affirmant qu’« on ne se rend pas compte de la chance qu’on a, on vit de plus en plus vieux dans notre pays en bonne santé » est simplement faux. Il ne saurait, en tout cas, justifier le système par points où l’on fait payer au salarié une espérance de vie en santé précaire, le forçant à travailler au-delà de l’âge où l’on est en bonne santé. Lorsque sa santé se dégrade, on n’a pas le choix de gérer sa carrière, on a le choix entre pouvoir vivre de sa retraite pour se soigner et devoir encore travailler malgré son état de santé. Ce n’est pas un choix. Derrière l’argument de la liberté se cachent une réelle contrainte et une dégradation des conditions de vie.
D’autant que le système d’ajustement de la retraite à points n’est pas le même que dans le système actuel. Si sur le papier, il est toujours possible de relever le taux de cotisation, le système se fonde bien sur une « contribution définie ». La cotisation ne peut donc plus être le mode de prélèvement privilégié, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas soumis au « choix » de l’individu. Le gouvernement a, de fait, été très clair sur ce point : le taux de cotisation restera constant et sera unifié aux alentours de 28 %. On retrouve dans ce projet le caractère uniforme et individualisé. L’ajustement se fera donc principalement par la valeur du point, autrement dit par le niveau de vie des retraités. Cette valeur du point peut évidemment permettre de jouer sur le levier de la durée du travail puisque, si le point est de faible valeur, les salariés devront travailler davantage pour s’assurer d’un niveau de vie. Ce dernier principe peut encore s’accentuer avec un système de décote, qui est actuellement au centre des débats par la mise en place d’un « âge pivot ».
La retraite par points crée l’illusion de l’épargne et de l’individualisation. Mais ce n’est qu’une illusion car, pour tout système de retraite, on ne fait que cotiser pour les retraités actuels et pas pour soi. Sauf que cette illusion n’est pas neutre, elle modifie l’approche du système. Désormais, les mécanismes de solidarité ne pourront plus réellement jouer puisque la retraite sera un « choix ». Pour sauvegarder le niveau de vie des retraités existants, il sera difficile de faire appel à une hausse des cotisations des salariés qui, dès lors, pourraient en « demander plus pour leur argent » et donc déséquilibrer le système à l’avenir. La seule solution sera donc d’accepter une baisse du niveau de vie des retraités.
Mais alors, la réforme prend tout son sens. Jusqu’ici, ce sont les actifs qui préservaient le niveau de vie des retraités. Ce système conduisait naturellement à une demande salariale plus importante et donc à une répartition capital-travail plus favorable au deuxième. Ce système était logique puisque les retraités ne peuvent guère agir pour améliorer leurs revenus, ce qui n’est pas le cas des travailleurs. Si la croissance de la productivité était solide, cela ne poserait pas de problème. Mais elle ne l’est pas. Dès lors, le gouvernement, toujours soucieux de préserver les intérêts du capital, entend renverser la logique : désormais, il faut maintenir un taux de cotisation stable afin de ne pas influer sur les demandes salariales. Et ce sont les retraités qui s’ajusteront par leur niveau de vie et qui viendront ainsi payer les effets de la baisse de la productivité et préserver la part du capital dans le partage des richesses.
Mais il y a un autre étage alors à la réforme. Cette baisse du niveau de vie a un effet d’exemplarité pour les salariés. Pour ne pas subir le sort des retraités et pour pouvoir mieux gérer leur carrière et leur retraite, ils se dirigeront naturellement vers une épargne par capitalisation. Ce n’est, du reste, pas un hasard si la loi Pacte adoptée au printemps prévoit d’améliorer la défiscalisation de ces produits d’épargne-retraite. L’illusion de l’épargne de la retraite par points mène tout droit à la constitution réelle de l’épargne-retraite. Et cela ne pourrait pas être mieux soutenu que par la stabilité des cotisations. En entrant dans la logique individualisée, on réduira l’envie d’une hausse de cotisation pour faire jouer la solidarité. Les salariés préféreront conserver cette hausse pour se constituer une épargne personnelle. Un des rêves les plus fous du secteur financier français deviendra donc réalité : le développement d’une retraite par capitalisation.
Jean-Paul Delevoye a beau jurer être opposé à cette évolution, le ver est dans le fruit et le cadre financier contraint y mène tout droit. Car c’est aussi une autre particularité des réformes à la mode Macron : elles voient loin. Et elles vont toujours dans le même sens : celui de la destruction de la solidarité et du renforcement de l’individualisation et de la marchandisation de la société.
Plus:
- Tout sur la réforme des retraites
- L'IFRAP sur le sujet: Bombe des régimes spéciaux et plus
- Mon point de vue
L'éternel problème des retraites est principalement lié à la différence entre le régime général et les régimes spéciaux et ceux des fonctionnaires (publique et parapublique).
Le régime général donne une retraite dont le maximum est le SMIC et dont la proportion acquise dépend du nombre de trimestres cotisés au cours de sa vie active. Les salariés du privé dont les salaires sont plus élevés (cadres, agents techniques...) cotisent à des caisses complémentaires qui sont des systèmes à points; l'équilibre financier de ces régimes complémentaires est assuré par le prix du point acquis par les cotisations et par la valeur du point servi à leurs retraités. Les salariés du privé qui ont pu cotiser (selon la convention d'entreprise), ont donc une retraite constituée de deux parts: une part de régime général et une part de régime(s) complémentaire(s). La part du régime général est faible pour les cadres.
Les salariés du public et du para publique ont des retraites de remplacement de leur dernier salaire. Le calcul du montant a varié lors des réformes successives, portant sur le temps pris en compte... entre la dernière année, les six derniers mois ou toute la vie.
Le principe de base de la réforme est de généraliser le système des retraites complémentaires à tout le monde.