Des économistes plaident pour une réforme de la fiscalité des successions, car la France devient une « société d’héritiers »
Le Conseil d’analyse économique rappelle que cette fiscalité profite aux 0,1 % les plus aisés, consommateurs de dispositifs d’exemptions.
Difficile d’imaginer sujet plus impopulaire que la taxation de l’héritage. Difficile, pourtant, d’imaginer sujet plus consensuel parmi les économistes, tant l’héritage est devenu un facteur déterminant dans la concentration des patrimoines, depuis le début des années 1970, en France comme ailleurs en Occident.
Dans le sillage de la crise due au Covid-19, certains Etats, essorés par des mois de soutien budgétaire fourni à leurs économies, ont envisagé d’alourdir la fiscalité des successions, comme les Etats-Unis, avant de faire machine arrière face à l’hostilité déclenchée par une telle mesure. En France, ce sujet brûlant n’a pas vraiment émergé dans la campagne, même s’il divise déjà les candidats. La droite et l’extrême droite proposent d’alléger la fiscalité sur les successions – Marine Le Pen et Valérie Pécresse veulent défiscaliser plus régulièrement les dons, Eric Zemmour veut exonérer les transmissions d’entreprise familiale –, tandis qu’à gauche le candidat de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, propose de plafonner les sommes héritées à 12 millions d’euros.
Une « société d’héritiers »
Pourtant, de nombreux travaux, ces derniers mois, ont plaidé en faveur d’une réforme de la fiscalité des successions, comme le rapport Blanchard-Tirole, commandé par l’Elysée en 2020, ainsi qu’une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques, en mai, qui y voyait une piste pour reconstituer les recettes des Etats après la crise sanitaire. Une nouvelle note, publiée mardi 21 décembre par le Conseil d’analyse économique (CAE), organisme rattaché à Matignon, ambitionne à son tour de mettre le sujet sur le devant de la scène dans l’Hexagone. Ses conclusions sont sans appel : pour les auteurs, la France est en train de redevenir la « société d’héritiers » qu’elle était avant la première guerre mondiale. Et le système sociofiscal, qui corrige bien les inégalités de revenus, est beaucoup moins efficace en matière d’inégalités de patrimoine.
Le phénomène de concentration des richesses s’est particulièrement accéléré au cours des trente dernières années, constate l’étude. La part des 1 % les plus riches dans le patrimoine total est ainsi passée de 15 % à 25 %, entre 1985 et 2015, et la fortune héritée en représente désormais 60 %, contre 35 % au début des années 1970. L’héritage moyen des 0,1 % les plus riches représente 180 fois l’héritage médian en France, qui s’élève à 70 000 euros, est-il dit dans une annexe de la note. « Cet écart ne s’observe pas quand on regarde les revenus du travail, constate l’économiste Camille Landais, l’un des auteurs de la note du CAE, avec Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack et Stéfanie Stantcheva. Le ratio entre le revenu du travail médian et celui des 0,1 % les mieux rémunérés dépasse à peine 10. En fait, le top 0,1 % n’est plus accessible si on n’a pas hérité. »
Un phénomène qui se renforce encore à travers les générations : ceux qui ont reçu un niveau d’épargne élevé vont continuer à accumuler des rendements, tout en les dépensant moins que les individus héritant de petites sommes, poursuit M. Landais. « Cette dynamique-là avait disparu de nos économies dans la deuxième moitié du XXe siècle, car les patrimoines avaient été effacés par les deux guerres, l’hyperinflation et la crise de 1929. Il n’y avait plus rien à léguer », explique-t-il. La part du capital privé dans le revenu national, qui dépassait 600 % en 1914, était en effet tombée à 200 % en 1950. Elle est remontée à 600 % en 2020.
Des exemptions « nombreuses » et « généreuses »
Le système fiscal actuel corrige mal ce déséquilibre, jugent les auteurs. Il est perçu comme punitif – le poids des droits de succession dans le produit intérieur brut est de fait plus élevé en France que dans les pays voisins –, parce qu’il taxe encore lourdement les transmissions indirectes, alors même que les structures familiales ont évolué. Celles-ci représentent 10 % des montants taxés, mais 50 % des droits perçus par l’Etat. En outre, les exemptions, « nombreuses » et « généreuses », ont la particularité de bénéficier surtout aux plus grandes transmissions. Si bien que le taux effectif payé par le top 0,1 % sur l’ensemble du patrimoine hérité tombe à 10 %, malgré un taux marginal affiché de 45 % dans le barème. L’incidence sur les classes moyennes supérieures, moins consommatrices de dispositifs d’exemption, s’en trouve alourdie, d’où « l’idée que ces droits taxent l’épargne d’une vie de travail ».
Ce diagnostic, peu de Français le connaissent, soulignent les auteurs, en partie du fait de la mauvaise qualité de l’information donnée par l’administration fiscale. D’où une très grande méfiance dans l’opinion à l’égard de la taxation des successions, encore plus impopulaire que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Les Français sont persuadés que les droits de succession ont un taux unique et ne sont pas progressifs, mais aussi que le seuil d’exemption est plus faible et les taux effectifs plus élevés qu’ils ne le sont réellement. Ils sont aussi traversés de contradictions : opposés à ce que leur transmission soit taxée, ils jugent néanmoins important de corriger les inégalités de fortune à la naissance. Conclusion : « Donner de l’information sur le fonctionnement et l’incidence des droits de succession augmente significativement le soutien pour ce type de politiques redistributives », lit-on dans la note.
Les auteurs proposent quelques pistes de réformes. Ils suggèrent notamment que la fiscalité des successions prenne en compte l’ensemble des flux transmis au cours de la vie – les héritiers les plus riches reçoivent plusieurs transmissions au cours de leur vie, ce qui permet d’utiliser plusieurs fois les abattements – et que soient réduites les exemptions dont la justification économique est discutable. Ils recommandent ainsi d’inclure l’assurance-vie dans l’assiette des successions, et de supprimer le dispositif Dutreil, qui allège la fiscalité des transmissions d’entreprise familiale, les bénéfices de ces exemptions pour l’économie étant quasi nuls concernant l’investissement. Reste une question-clé pour l’acceptabilité d’une telle réforme : celle de l’utilisation des recettes ainsi dégagées, par des Etats dont l’endettement s’est considérablement alourdi depuis deux ans.