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Les extraits du nouveau livre de Bob Dylan : « Les guerres ont toujours un parfum de futilité machiste »

Le chanteur américain, Prix Nobel de littérature 2016, publie son troisième livre, « Philosophie de la chanson moderne ». Il y déploie sa pensée à partir de 66 chansons écrites par d’autres.

Par Bob Dylan

 

Bob Dylan, en 2016, à Los Angeles (Californie).

Bob Dylan, en 2016, à Los Angeles (Californie). CHRIS PIZZELLO / AP

[C’est peu de dire que l’attribution en 2016 du prix Nobel de littérature au chanteur américain Bob Dylan, pour « avoir créé de nouvelles expressions poétiques au sein de la grande tradition de la chanson américaine », suscita surprise et débats. C’était en effet la première fois qu’un musicien était honoré depuis 1913, avec le poète, romancier et dramaturge indien Tagore. Si l’écrivain britannique Salman Rushdie s’enthousiasma de cette récompense pour l’oralité, d’autres dénoncèrent une opération démagogique de la part de l’académie suédoise.

Lire le portrait (2016) : Article réservé à nos abonnés Bob Dylan acquiert ses lettres de Nobel

Bob Dylan publie, mercredi 2 novembre, son troisième livre (chez Fayard en France), après Tarantula (1971) et le premier volume de ses Chroniques en 2004. Il y propose une Philosophie de la chanson moderne richement illustrée, à partir de 66 chansons écrites et interprétées par d’autres, lui-même en ayant composé plus de 600.

Sans ordonnancement chronologique, il y brasse, avec fantaisie et humour, souvenirs, histoires et impressions autour de voix et de sons qui l’ont marqué. Puisés dans le blues et la musique country, le rock’ n’ roll et le rhythm and blues, chez les stars (Sinatra, Elvis, Ray Charles, Nina Simone, The Who, The Clash…) comme chez les obscurs. Le chapitre qui suit analyse la chanson War, interprétée par Edwin Starr en 1970, nouveau numéro un pour l’usine à tubes qu’était le label soul Motown. Un cri contre la guerre au moment du conflit vietnamien, dont Dylan souligne les ambiguïtés.]

 

Bonnes feuilles. On remarquera avec intérêt que ce titre figurait au départ sur le 33-tours Psychedelic Shack des Temptations, sorti en mars 1970. Malgré ceux qui réclamaient sa sortie en simple, les cadres marketing de la Motown, bien avisés, ont préféré ne pas froisser les fans du groupe qui ne goûtaient pas encore la soul psychédélique et très politisée du producteur Norman Whitfield. A cette époque, le son Motown avait réellement gagné un public blanc, mais comptait aussi un vaste auditoire dans la bourgeoisie noire, étonnamment conservatrice. Deux ans auparavant, l’un et l’autre s’étaient régalés avec Live at the Copa, un concert enregistré dans lequel les Tempts’ interprétaient des standards tels que Hello Young Lovers, The Impossible Dream, la chanson Swanee d’Irving Caesar et George Gershwin, ainsi qu’une poignée de leurs propres tubes.

Edwin Starr était un artiste secondaire, mais ambitieux, du label de Detroit. Il n’avait eu qu’un seul succès depuis qu’on l’avait engagé et il cherchait à s’imposer. Starr jouissait d’une position enviable, du fait qu’il pouvait faire ce qu’il voulait sans risquer de contrarier personne. Il s’est adressé à Whitfield et lui a suggéré d’enregistrer une autre version de War. Excellente idée. Plus agressive que celle des Temptations, la sienne a profité des arrangements sophistiqués du producteur. Sorti trois mois après l’album Psychedelic Shack, le 45-tours s’est classé premier dans le Top 100 du magazine Billboard. Il s’est vendu à trois millions d’exemplaires, faisant mentir l’affirmation, selon les paroles, que « la guerre ne sert absolument à rien ». Starr a vu sa carrière décoller et la Motown s’en est trouvée rajeunie.

On doit se demander si le pacifisme défendu ici avec ferveur est bien sincère ou si ce n’était qu’un autre sujet d’actualité à traiter pour ouvrir les portefeuilles de la jeune Amérique, entre Agent Double-O-Soul et Mercy Mercy Me (The Ecology). Même s’il s’agit d’exploitation éhontée, la chanson a tout de même plus de poids que Eve of Destruction.

Il faut aux guerres un message clair, une image saisissante à reproduire sur les affiches de recrutement, un slogan, un hymne enthousiaste à chanter en marchant au pas. Celle du Vietnam, puisqu’il s’agit d’elle, était une petite guerre motivée par l’orgueil, obscure aux yeux des citoyens, qui s’interrogeaient sur son sens.

« Les guerres ont soulevé des peuples, en ont libéré d’autres de l’oppression et de l’esclavage. (….) Et elles sont, comme l’histoire, écrites par les vainqueurs »

L’histoire révèle que les grandes nations ne conduisent pas de petites guerres. Dans la Grèce du VIIe siècle avant J.-C., qui comptait plus de mille cinq cents cités-Etats indépendantes, les raisons de livrer bataille étaient déjà classées hiérarchiquement. A l’époque, on ne voyait pas de grande ville attaquer un lointain avant-poste. Les nations puissantes recourent rarement au conflit en première intention. « A quoi bon la guerre ? » n’est peut-être pas la bonne question. Lorsqu’il a plaqué des paroles sur le Muskrat Ramble de Louis Armstrong, Country Joe McDonald en posait une meilleure à propos du Vietnam, qui était d’ailleurs sur les lèvres de tout le monde : « Pourquoi nous battons-nous ? » La guerre est une arme puissante et parfois le choix qui s’impose quand les deux parties concernées ont épuisé les autres options. Là où la négociation et la diplomatie ont échoué, il ne reste souvent que cette solution.

Les guerres ont soulevé des peuples, en ont libéré d’autres de l’oppression et de l’esclavage. Elles ont rouvert des routes, créé de nouveaux modes de communication. Et elles sont, comme l’histoire, écrites par les vainqueurs. Ceux-ci vous expliquent ce qu’ils y ont gagné. Il faut regarder du côté des perdants pour découvrir les atrocités. Ou écouter les dissidents.

Au début des années 1930, le général de division Smedley D. Butler, deux fois décoré de la médaille de l’honneur, plus haute distinction militaire des Etats-Unis, a pris sa retraite des marines. Il a alors entamé une tournée dans le pays pour prononcer un discours qui serait publié par le Reader’s Digest, puis sous forme de livre à part entière. Ce discours, intitulé « Le racket de la guerre », dépeignait une bande de profiteurs versant de l’huile sur le feu des conflits afin d’améliorer leur résultat financier. Butler a reconnu que ses multiples interventions sur le champ de bataille, et leurs innombrables victimes, ont servi à optimiser les profits d’une poignée d’individus.

A l’évidence, l’une des réponses à la question formulée dans cette chanson est bien le profit. Ce qui ne manque pas de mordant, puisqu’elle a été coécrite par l’homme qui a signé le premier succès de la Motown, cette apologie de l’avarice qu’est Money. War a rempli les coffres de Hitsville U.S.A. (la Motown), cependant la guerre est bonne pour les affaires en général. Comme le disait en 1925 Asa Philip Randolph, fondateur du Syndicat des porteurs de wagons-lits, alors que Butler servait encore sous les drapeaux : « Le jour où les guerres ne seront plus rentables, il n’y en aura plus. » Mais l’argent n’est pas leur seule motivation. Il y a aussi la propriété. Foncière, pour être précis. A qui appartiennent la terre et le pétrole qu’elle recouvre ?

Si, de fait, elles attirent pirates, voyous, soûlards, aventuriers, mercenaires et opportunistes de tout pays, la cupidité n’explique pas tout. Il y a aussi l’arrogance et l’orgueil. Certaines sont le produit de la xénophobie, réelle ou imaginée. D’autres, telles les croisades, eurent des motifs religieux, ou servirent à consolider des empires menacés par la rébellion, comme la guerre du Péloponnèse. Des peuples en ont mené pour repousser leurs frontières, les défendre, ou par vengeance. En 1838, la France a déclaré la guerre au Mexique au prétexte qu’un pâtissier expatrié, Remontel, n’avait pas obtenu réparation après le saccage de son établissement.

Il existe des raisons plus sérieuses d’entrer en guerre que la note du pâtissier. Mais les conflits ont toujours un parfum de futilité machiste. De nos jours, même sans incident préalable, c’est la nature des conflits qui a changé. Les chefs des armées se rendaient jadis eux-mêmes sur le champ de bataille. Armés de leurs convictions, ils devaient mettre leur adversaire à l’épreuve du courage. La bravoure et l’épée déterminaient le vainqueur.

« On mène, de nos jours, des guerres ingagnables sur des fronts multiples et sans objet précis – un imbroglio d’idéologie, d’économie, où on sème la terreur en se frappant sur la poitrine »

Avec les progrès de la civilisation, la distance a augmenté entre le belligérant et son ennemi – on est passé du sabre aux armes à feu, puis aux bombes et à toutes sortes de machines mortelles à longue portée. La puissance permet de s’éloigner des combats. Les mieux armés s’emmaillotent dans leur peignoir pendant que d’anonymes soldats perpétuent des massacres à l’autre bout du monde. Le « déni plausible », notion chère au droit américain, permet aux premiers de dormir sur leurs deux oreilles, en toute arrogance, et leur prétendue ignorance de se laver les mains de ce qui est commis.

Dans une séquence du documentaire Brumes de guerre, l’ancien secrétaire d’Etat à la Défense Robert McNamara évoque la décision prise avec le général Curtis LeMay d’incendier soixante-sept villes du Japon pendant la seconde guerre mondiale, avant les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. En une seule nuit, cent mille hommes, femmes et enfants sont morts brûlés à Tokyo sur sa recommandation. Ce qui pousse LeMay à reconnaître : « Si nous avions perdu, nous aurions été poursuivis en tant que criminels de guerre. » Jusqu’à la fin de ses jours, McNamara s’est débattu avec cette question : « Pourquoi la morale est-elle de votre côté si vous gagnez, mais pas si vous perdez ? »

La réponse peut sembler désinvolte : parce que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Un autre problème, pas le moindre, tient à ce qu’on mène, de nos jours, des guerres ingagnables sur des fronts multiples et sans objet précis – un imbroglio d’idéologie, d’économie, où on sème la terreur en se frappant sur la poitrine. Des régions entières du globe, qui semblent connaître la paix, explosent brusquement, telle une éruption d’herpès géopolitique.

Dans le troisième acte du Marchand de Venise, Lancelot le clown déclare à Jessica que « les péchés du père doivent retomber sur les enfants ». Bien des gens tentent d’appliquer le principe sur la seule dynastie présidentielle que nous ayons eue, eu égard aux deux guerres du Golfe et à leurs conséquences désastreuses.

Le père [George Bush], confronté à la fin possible de la guerre froide, à l’instabilité croissante du Moyen-Orient et à l’hostilité du Panama, surveilla avec attention l’échiquier en trois dimensions qu’était devenu le monde. Sa réaction à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein fut rapide et chirurgicale. Certes, il y eut des victimes, mais moins qu’on aurait pu le craindre et, à la fin des combats, sa cote de popularité atteignait les 89 % – un record dans l’histoire des sondages présidentiels. Sans doute plus important encore, les Nations unies ont imposé des sanctions à l’Irak et créé une commission pour garantir que le pays ne relancerait pas son programme d’armes de destruction massive.

« Quand nos élus envoient les troupes au casse-pipe, à l’autre bout du monde, et que nous ne faisons rien pour les en empêcher, ne sommes-nous pas aussi coupables qu’eux ? »

Voilà la situation dont le fils [George W. Bush] a hérité, sans retombées à expier. Mais le fils n’était pas le père. Pris de paranoïa après les attentats du 11 septembre 2001 et incapable de briser l’« axe du mal », il s’est braqué contre l’Irak. Il n’était ni aussi lucide ni aussi attentif que Bush senior. On a prétexté l’existence de ces fameuses armes de destruction massive, mais rien n’a jamais été prouvé. Nouveaux combats et nouveaux fronts. Des vies perdues au nom d’une agression injustifiée.

Vivants, Robert McNamara et Curtis LeMay auraient su comment qualifier les hommes qui ont expédié les soldats à la mort. Mais il y a d’autres implications. En tant que peuple, nous serions plutôt fiers de vivre en démocratie. Nous entrons dans l’isoloir pour faire un choix, puis nous arborons l’adhésif « J’ai voté », tel un insigne honorifique. La vérité est plus complexe. Nous sommes aussi responsables avant d’avoir appuyé sur le bouton de vote qu’après. Quand nos élus envoient les troupes au casse-pipe, à l’autre bout du monde – chez des gens auxquels nous ne pensons même pas, parce qu’ils ne nous ressemblent pas et parlent une autre langue –, et que nous ne faisons rien pour les en empêcher, ne sommes-nous pas aussi coupables qu’eux ? Si nous voulons voir un criminel de guerre, il n’y a qu’à se regarder dans la glace.

 

« Philosophie de la chanson moderne », de Bob Dylan (Fayard, 352 pages, 39,90 euros).