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L’insolente santé de l’enseignement supérieur privé

Le secteur est en pleine croissance et joue sur l’image dégradée de l’université. La réforme de l’apprentissage, qui a accru le soutien financier de l’Etat, a boosté ces établissements.

Par Jessica Gourdon

De la terrasse, on domine tout Paris. La tour Eiffel, le Sacré-Cœur perché sur sa colline. « Le spot parfait pour les selfies de nos étudiants chinois ! », lance, casque de chantier vissé sur la tête, Elian Pilvin, le directeur de l’EM Normandie. Dans quelques jours, cette école de commerce inaugurera son nouveau campus à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine). Et elle a sorti le grand jeu : un immeuble neuf de huit étages (14 000 mètres carrés) signé par l’agence de Jean-Michel Wilmotte, avec six terrasses végétalisées et un jardin intérieur, de grandes baies vitrées, des dizaines de salles équipées des technologies de visioconférence.

Le campus, installé dans ce quartier truffé de sièges sociaux (Etam, L’Oréal ou Amazon France sont juste à côté), accueillera à la rentrée 3 000 étudiants. Le bail signé avec le promoteur GDG est prévu pour douze ans : mieux vaut avoir les reins solides. Mais cette école de commerce, créée à la fin du XIXe siècle par des négociants du Havre (Seine-Maritime), ne voit pas pourquoi elle ne continuerait pas sur sa lancée. Grossir, toujours plus : en 2011, son budget annuel était de 20 millions d’euros ; cette année, elle table sur 65 millions.

Une envolée portée essentiellement par l’explosion de ses effectifs, qui atteignent désormais 5 800 étudiants, répartis entre Le Havre, Caen et Paris – sans compter ses élèves internationaux, au nombre de 1 000 cette année. Cette rentrée, alors que les universités se serrent la ceinture, l’EM Normandie a annoncé avoir recruté… trente-deux enseignants-chercheurs permanents au cours des dix-huit derniers mois. Parmi eux, bon nombre de jeunes docteurs en gestion, qui y atterrissent faute de perspective d’emploi pérenne à l’université.

La croissance de cette école de commerce est à l’image du secteur de l’enseignement supérieur privé, en plein essor en France. En vingt ans, les inscriptions d’étudiants dans ces établissements ont doublé, tandis qu’elles n’ont augmenté que de 17 % dans l’enseignement public. Et depuis 2017, la croissance est encore plus rapide, avec des hausses d’effectifs de l’ordre de 7 % par an. Le secteur rassemblait 592 600 étudiants à la rentrée 2020, selon les données du ministère de l’enseignement supérieur, soit 21 % des effectifs étudiants. Sur Parcoursup, en 2022, près de 5 000 formations postbac sont proposées par des établissements privés – et d’autres recrutent hors de la plate-forme.

 

Des extensions dans toute la France

Partout en France, les annonces d’extension ou d’ouverture de campus se multiplient. Des écoles implantées en région ouvrent des sites à Paris, comme Neoma, issue de la fusion des Sup de Co de Rouen et de Reims (Marne), qui vient d’acheter un immeuble de 6 500 mètres carrés dans le 13e arrondissement de la capitale.

D’autres misent sur des grosses métropoles, comme le groupe parisien Eductive, qui, après Toulouse, s’implante cette année à Nantes et y lance des formations en gestion, en informatique ou encore en graphisme. Les écoles d’ingénieurs privées postbac, très demandées sur Parcoursup, sont nombreuses à répliquer leurs cursus dans différentes villes, comme l’Estaca (Saint-Quentin-en-Yvelines) qui va ouvrir à Bordeaux à la rentrée prochaine, ou l’ESITC de Caen, implantée depuis cette année à Lyon. D’autres surfent sur des domaines peu investis par le secteur public, comme ARTFX, école d’animation basée à Montpellier, qui s’installe à Roubaix (Nord) avec un gros projet d’expansion, ou le Digital College de la Défense, qui essaime à Lille, Marseille et Strasbourg.

 

La bonne santé de ce secteur semble ainsi le miroir inversé des difficultés endurées par les universités, qui pâtissent d’un sous-financement chronique et d’une dégradation du taux d’encadrement des étudiants, comme l’a récemment pointé une note du Conseil d’analyse économique. « Les universités croulent sur les difficultés pour absorber de nouveaux publics », observe Agnès van Zanten, sociologue de l’éducation à Sciences Po.

 

A côté, les écoles privées, « jouent sur une image plus conviviale, plus accueillante », avec plus de suivi et des taux d’obtention des diplômes bien plus élevés… tandis que leur côté professionnalisant rassure, « à l’heure où les familles sont inquiètes de l’insertion de leurs enfants », poursuit Agnès van Zanten. Et ce, même si la différence de coût est énorme, avec des frais de scolarité de l’ordre de 7 000 à 12 000 euros par an pour des écoles privées, contre 170 euros pour une formation de premier cycle à l’université.

« Notre principal compétiteur – à savoir l’université – est entravé par de multiples problèmes, et n’arrive pas à accueillir tout le monde. L’enseignement privé est la soupape qui lui permet de ne pas exploser, avec un modèle branché sur une promesse d’employabilité plus que sur l’excellence académique », décrit Mathias Emmerich, patron d’Omnes Education. Enarque, normalien, ancien adjoint de Guillaume Pepy à la SNCF, ce pur produit du public est arrivé à la tête de ce groupe privé (douze écoles, 30 000 étudiants) il y a un an.

« A la fac, si tu ne viens pas d’un milieu très privilégié pour savoir naviguer, tu te fais vite larguer. Le résultat, c’est que le taux d’échec en licence est énorme, c’est un coût monstrueux pour la collectivité », tacle celui qui récupère dans ses écoles nombre de jeunes ayant commencé des études à l’université, et qui basculent dans le privé après un échec ou faute d’avoir obtenu le master de leur choix.

 

Le poids des investisseurs

Le groupe Omnes, qui va bientôt occuper huit étages au sein de Cœur Défense, un ensemble immobilier emblématique du quartier d’affaires francilien, vient d’annoncer un investissement de 100 millions d’euros pour ouvrir de nouvelles antennes (à Rennes et à Marseille) ou développer son offre de cours en ligne. Une stratégie appuyée par son investisseur, le fonds britannique Cinven, qui a racheté le groupe (auparavant baptisé Inseec) en 2019.

Car l’essor du secteur privé est aussi lié à ce phénomène : l’arrivée, depuis quelques années, de fonds privés qui donnent des moyens… et attendent un retour sur investissement. Et dans ce domaine, « la principale façon de gagner de l’argent, c’est d’augmenter les effectifs », reconnaît Mathias Emmerich.

Parmi les acteurs incontournables, le groupe français Galileo (160 000 étudiants en Europe), qui compte parmi ses actionnaires un fonds de pension canadien et la holding des Bettencourt, mise aussi à fond sur la stratégie du volume, avec des projets d’expansion à tout-va. Et quelques « coups » symboliques, en installant par exemple certaines de ses écoles (le Cours Florent, la Paris School of Business) dans les vastes locaux historiques d’AgroParisTech, rue Claude-Bernard, en plein Quartier latin.

 

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Pour assurer leur expansion, ces établissements ont développé un arsenal de stratégies de marketing et de communication. La chercheuse Agnès van Zanten a passé les dix dernières années à écumer les salons organisés en Ile-de-France (dont ceux organisés par Le Monde), où les écoles privées sont archi-majoritaires. Elle a été frappée de voir comment ces dernières réussissent à « vendre du rêve », à « jouer sur les désirs » des jeunes « d’enchanter » leur futur, et à se présenter aussi comme « une planche de salut pour les déçus de Parcoursup ». Un discours qui tranche avec la perception « souvent négative » de ces établissements par les enseignants, mais qui séduit des lycéens, en particulier ceux issus des classes moyennes et populaires. Ces jeunes, qui se rendent dans ces salons « en groupe, de manière ludique », posent moins de questions sur l’insertion ou le coût des études que ceux issus de milieux favorisés, qui s’y rendent accompagnés par leurs parents et qui en ont une utilisation plus « stratégique », a observé la chercheuse.

 

Le problème, selon elle, est que ce secteur privé n’est pas régulé, et que si certaines écoles délivrent des programmes de qualité, il existe aussi bon nombre d’acteurs opportunistes qui induisent en erreur les jeunes en leur faisant croire qu’il n’existe pas de solution moins onéreuse dans le public. D’autant qu’il est difficile de savoir ce que vaut une école privée, ou de déterminer la valeur de son diplôme. « Les familles sont démunies face à ce foisonnement d’écoles, aux multiples labels. Clairement, l’Etat ne joue pas assez son rôle de régulateur. Il a une politique de laisser-faire très libérale vis-à-vis de ce secteur, alors qu’il devrait assurer un contrôle qualité et repérer les pratiques commerciales abusives », estime Agnès van Zanten.

« Le risque, aussi, est d’amener des jeunes à s’endetter pour financer leur scolarité, avec des prêts qui pèsent lourdement sur leur début de vie active, et une possibilité de crise systémique si ce modèle s’étend », pointe Aurélien Casta, chercheur, qui a consacré sa thèse à l’enseignement supérieur privé.

 

Le booster des contrats d’apprentissage

Réguler davantage le secteur serait donc nécessaire… D’autant que si ces écoles sont en plein essor, c’est aussi grâce aux fonds publics. Certes, la subvention annuelle versée aux écoles supérieures privées associatives (20 % du secteur privé environ, les autres étant des sociétés commerciales à but lucratif), votée chaque année dans le cadre de la loi de finances, a augmenté de 10 % cette année (94 millions d’euros).

Mais ce rebond, les écoles le doivent surtout à la manne que représente l’apprentissage, réformé par la loi « avenir professionnel » de 2018. Cette loi a permis de décupler le nombre d’élèves en contrat d’apprentissage (qui suivent ainsi leur licence ou leur master en partie à l’école et en partie en entreprise) dans ces écoles, et a permis aux établissements d’attirer un nouveau public, qui ne paie pas les frais de scolarité.

 

A cela s’est ajoutée la prime octroyée, depuis la crise sanitaire, aux employeurs d’apprentis (8 000 euros par an), qui a facilité les recherches de contrats pour les étudiants. A l’EM Normandie, le nombre d’alternants a bondi de 50 % à la rentrée. A Omnes, cette année, la moitié de l’effectif (14 000) est en alternance.

Un système vertueux (le taux d’insertion des étudiants qui ont suivi leurs études en apprentissage est plus favorable que celui constaté en formation initiale), mais coûteux pour l’Etat. En lourd déficit, France compétences, le nouvel opérateur public financeur du système, a déjà été renfloué à hauteur de 2,7 milliards d’euros à la fin de l’année 2021. Aujourd’hui, ce dispositif est remis en cause par le gouvernement : un plafonnement des montants pris en charge par l’Etat est sur la table, alors que les frais de scolarité de certaines écoles de commerce frisent les 15 000 euros par an. En cette période de campagne électorale, les écoles privées mènent d’intenses actions de lobbying pour préserver ce système.

 

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Si l’apprentissage constitue un booster pour ces écoles, il n’est pas le seul : le recrutement d’étudiants internationaux continue d’être un puissant relais de croissance. La France est d’ailleurs le pays dont les établissements disposent du plus grand nombre de campus « offshore », devant les Etats-Unis, comme le montre un rapport du Leibniz Institute for Researsh on Society and Space publié en 2020. L’étude en recense 122 – la Chine est le premier pays d’implantation, suivi du Maroc.

 

Déjà installée au Royaume-Uni, l’EM Normandie prévoit d’ouvrir en 2022 un campus à Dubaï, puis un en 2023 au Vietnam, où elle entend envoyer ses étudiants français et former des jeunes sur place. Un pays qu’elle commence à connaître : depuis 2015, l’école a formé à la gestion 200 hauts fonctionnaires de cet Etat communiste. Il faut dire que le Vietnam a noué des relations particulières avec Le Havre, autour de la mémoire de Hô Chi Minh, qui, au début du XXe siècle, travaillait à Sainte-Adresse en tant que jardinier. Un improbable marché pour l’EM Normandie, mais peu importe : la business school fait feu de tout bois.