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On devrait plus s'inquiéter de notre système scolaire ultra-reproductif

Libération (site web)
Idées et Débats, mardi 5 décembre 2023 1082 mots

Fabien Truong : «On devrait plus s'inquiéter de notre système ultra-reproductif que de notre classement Pisa»

Adrien Naselli

Le sociologue et ancien professeur en sciences économiques et sociales au lycée relativise l'importance d'un classement international qui flirte avec la «philosophie d'entreprise», oubliant la question des inégalités sociales.

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Responsable du master «Métiers de l'éducation, de l'enseignement et de la formation» à l'université Paris-8, Fabien Truong tire de ses années dans l'enseignement secondaire en Seine-Saint-Denis la matière de son travail de sociologue (Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, La Découverte, 2015). Selon lui, le rapport Pisa, révélé ce 5 décembre, se concentre trop sur le rang international des pays au détriment de la variable sociale. On y apprend pourtant qu'«en France, les élèves issus de milieux socio-économiques favorisés ont obtenu des résultats supérieurs de 113 points à ceux des élèves défavorisés en mathématiques». Et surtout qu'«il s'agit de l'un des plus importants écarts liés au milieu socio-économiques» au monde. L'écart moyen, parmi les pays de l'OCDE, est de 93 points.

 

Comment analysez-vous les résultats du rapport Pisa et la place qu'il a pris dans le monde éducatif ?

Les sempiternels débats sur le niveau qui baisse sont ridicules, au sens où on parle d'un «niveau moyen». On prend Pisa pour le baromètre de la santé et de l'efficacité du système d'éducation, mais on mesure surtout l'ego des pays. C'est une logique compétitive qui compare des pays qui n'ont pas la même composition sociographique, la même histoire migratoire, le même nombre d'élèves par classe.

 

On sait que le type de tests donnés - des questionnaires à choix multiples, des réponses courtes - est plus adapté pour certains élèves que pour d'autres. Placer les maths en matière dominante, discipline qui ouvre aux salaires les plus élevés sur le marché de l'emploi, révèle une certaine conception de ce qu'est l'intelligence, tandis que la «pensée créative», qualifiée de «domaine innovant», est marginalisée dans la construction de l'indicateur. Le travail manuel est par ailleurs totalement exclu.

 

Selon vous, on devrait plutôt se réjouir du classement moyen de la France...

Notre système «massifié» résulte d'un choix politique : il est tout à fait normal que le niveau «baisse» si vous enseignez à un grand nombre d'enfants des classes populaires. Mécaniquement, plus les systèmes scolaires excluent les élèves des classes populaires tôt, meilleurs seront leurs résultats. Le test Pisa ne fait que mesurer la variable sociale, mais il oublie de nous le dire.

Quand on croise classe et genre, les résultats sont stupéfiants : en moyenne, il n'y a pas d'écart de performance en sciences entre filles et garçons. Mais quand on regarde dans le détail, les filles des milieux les plus défavorisés ont des résultats de quinze points supérieurs à ceux des garçons des mêmes milieux : la socialisation genrée des filles de milieux populaires, à qui on apprend par exemple à être obéissantes, contrecarre leur socialisation de classe. De l'autre côté du spectre, les garçons des milieux les plus favorisés surperforment de quatorze points par rapport aux filles ! On ne devrait peut-être pas tant s'inquiéter de notre rang dans le classement en soi, que de notre système ultra-reproductif.

 

Quelles sont les spécificités françaises à cette reproduction des inégalités ?

Il faut distinguer exposition et reproduction. Le système français expose un grand nombre d'élèves de tous les milieux sociaux à l'école et au savoir, mais il continue à être ultra-sélectif. Nous sommes l'un des systèmes qui classe le plus, avec des notes de 0 à 20 qui chipotent jusqu'au quart de point... Pour des jeunes de milieux populaires, obtenir un 10 ou un 11 peut être extrêmement important : le verdict scolaire est aussi un verdict social. Le rapport montre d'ailleurs que plus de la moitié des élèves pensent qu'ils ne progresseront plus. Cette acceptation de son sort est dramatique, et ce chiffre devrait nous interroger beaucoup plus que d'être en haut du classement moyen.

 

Évaluer le niveau d'adolescents à un instant «T» a-t-il un sens ?

Il faudrait plutôt s'intéresser aux processus éducatifs, qui ne sont pas quantifiables sur du court terme. En tant qu'enseignant, vous ne verrez peut-être jamais fleurir les graines que vous plantez vous-même. Elles peuvent germer deux, trois ou dix ans après, comme je le montre dans mes enquêtes en suivant des élèves de milieu populaire sur le long terme. Ceux qui exercent des métiers intermédiaires, après des BTS, des IUT, ou avec le niveau bac, améliorent fortement leur niveau d'orthographe et leur rapport à l'oralité entre leurs 15 ans et leurs 25 ans : ces parcours ne se traduisent pas forcément par plus d'égalité, ni par une mobilité sociale extraordinaire, mais témoignent de transformations à bas bruit. En somme, plus on va vouloir planter ces graines chez des enfants éloignés de la chose scolaire, plus on va descendre dans le classement Pisa tel qu'il est conçu. En tant que société, on devrait avoir foi dans le fait qu'on expose à l'école plein de jeunes de milieux populaires.

 

Vous dites que Pisa confond «erreur» et «échec»...

Pisa, c'est le temple de l'erreur sanction. Mais rappelons une vérité pédagogique essentielle à côté de laquelle le rapport passe totalement : apprendre, c'est faire des erreurs. La science n'est qu'une série d'erreurs rectifiées, disait le philosophe Gaston Bachelard. Ne pas faire d'erreur sur des tests à l'instant «T», c'est être en capacité de répéter quelque chose qu'on vous a dit il n'y a pas si longtemps, ce que les enfants des classes supérieures savent mieux faire. Et pour ceux qui seraient inquiets, le rapport montre que, pour les lycées composés d'élèves de milieux sociaux favorisés, nos résultats sont comparables aux plus hauts scores du classement.

 

Le rapport appelle «résilients» les 7,4 % d'élèves de milieux défavorisés qui se classent parmi les meilleurs en maths. Que vous inspire ce terme ?

C'est une manière de «désociologiser» les résultats. En utilisant un vocabulaire psychologisant, on souligne la volonté hors norme d'un individu. Le sous-texte est que l'élève qui a défié les statistiques sociales s'en est sorti seul. C'est absolument faux ! Les élèves qui sortent de leur milieu le font grâce à leurs profs, des rencontres, et un environnement familial qui leur procure stabilité émotionnelle et matérielle - ce que Paul Pasquali appelle les «alliés d'ascension.»

 

On ne se fait pas tout seul, et encore moins quand on vient de plus bas. La résilience est un terme tout à fait en ligne avec la philosophie d'entreprise, et qui accentue le côté benchmarking de Pisa, à savoir la volonté de disposer d'une efficacité mesurable par des indicateurs reproductibles, qui évacuent les contextes.