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Le match installé par Macron a asséché la campagne des européennes

22 MAI 2019 | PAR ELLEN SALVI Mediapart

Le clivage entre « progressistes » et « nationalistes » mis en place par le président de la République a réduit la campagne des européennes à une course de petits chevaux, rythmée par les sondages. Aucune force politique n’est parvenue à en sortir. Les candidats ont fait du surplace, le débat sur l’Europe aussi.

Une course de petits chevaux, sans intérêt et parfaitement assumée par ceux qui prétendent la gagner. Ainsi pourrait se résumer la campagne des européennes qui s’achève dimanche 26 mai. Pendant trois semaines, 34 listes se sont affrontées dans l’indifférence quasi générale, les yeux rivés sur les courbes de sondages. Qu’importe leur manque de fiabilité, ces derniers ont rythmé l’ensemble de la campagne, comme en témoigne encore le débat organisé ce mercredi soir par France 2 et France Inter.

À quatre jours du scrutin, la chaîne a décidé de diviser son émission en deux temps : un premier plateau avec Marine Le Pen (Rassemblement national, RN), François Bayrou (MoDem, allié à La République en marche, LREM), Laurent Wauquiez (Les Républicains, LR), Raphaël Glucksmann (Parti socialiste/Place publique), Yannick Jadot (Europe Écologie-Les Verts, EELV) et Manon Aubry (La France insoumise, LFI) ; un deuxième avec neuf autres candidats, tous crédités en dessous de 5 % d’intentions de vote.

 

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Nathalie Loiseau et Jordan Bardella, le 4 avril. © Reuters

 

Sans surprise, ce choix a suscité la colère des relégués en deuxième partie de soirée, dont Benoît Hamon (Génération.s), Jean-Christophe Lagarde (UDI) et Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), qui se sont réunis devant France Télévisions, le 15 mai, pour dénoncer « un scandale démocratique ». Ian Brossat (PCF) a lui aussi protesté, jugeant que la chaîne voulait « faire l’élection à la place des électeurs ». Pour se justifier, cette dernière s’est retranchée derrière les conditions d’équité du CSA, calculées en fonction des résultats aux anciens scrutins, mais aussi de l’implication des candidats dans la campagne, du nombre de soutiens parlementaires… et des intentions de vote.

Quoi qu’il en soit, cette situation en dit long sur la façon dont le débat des européennes a été conduit en France. Cristallisé autour de personnalités et d’une ligne de partage trop simpliste pour être pertinente(« progressistes » contre « nationalistes »), il n’aura permis à aucune véritable thématique d’émerger. Et donc à aucune réponse aux urgences du moment, qu’il s’agisse de l’accueil des migrants, de la poussée des inégalités sociales ou de la crise climatique, d’être réellement esquissée.

La rhétorique mise en place par le président de le République dès le printemps 2018 a non seulement placé l’extrême droite au centre du jeu, mais elle a aussi nui au débat public, en installant l’idée d’un vote utile, contre Emmanuel Macron pour les uns, contre le RN pour les autres. Alimentée par les fameux sondages, cette idée va pourtant à l’encontre de l’offre politique et du pluralisme que permet généralement l’élection européenne – la seule, en France, qui se fait à la proportionnelle, dans un scrutin à un tour.

Avec ce clivage progressistes/nationalistes, le chef de l’État a non seulement lancé le match retour de la présidentielle de 2017, mais il a aussi fait de la première place de la liste conduite par Nathalie Loiseau l’unique enjeu de l’élection du 26 mai. Au détriment des débats sur les différents projets – y compris celui présenté sur le tard par « Renaissance ». Stéphane Séjourné, le directeur de campagne de la majorité, également candidat sur la liste, s’en défend : « Arriver en tête ou pas… Ce sont les médias qui posent la question ! L’analyse de l’élection se fera forcément à l’aune du score qu’on réalisera. »

 

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D’où l’engagement d’Emmanuel Macron dans la campagne, poursuit l’ancien conseiller élyséen. Une tribune de lancement, une affiche à son effigie, un entretien accordé à plusieurs titres de la presse quotidienne régionale en guise de conclusion… Le président de la République est omniprésent. « C’est normal qu’il s’engage, estime Séjourné. Sa voix pèsera un peu moins dans les institutions européennes si notre liste arrive derrière celle du Rassemblement national. »

 

Difficile, dans un tel contexte, de s’étonner que l’opposition fasse du scrutin un « référendum pour ou contre Macron ». Néanmoins, Nathalie Loiseau n’en revient toujours pas. « Ceux qui cherchent à faire de ces élections une élection présidentielle au rabais commettent une faute majeure pour l’avenir de l’Europe », s’est-elle agacée dans Le Figaro, le 20 mai. Le chef de l’État s’est pourtant mis dans cette situation tout seul, en se présentant très tôt comme l’« opposant principal » des « nationalistes », la seule alternative aux extrêmes.

Les scrutins précédents, marqués par la crise de 2008, avaient vu émerger de nouveaux débats, comme l’évasion fiscale ou la légitimité des institutions de l’Union, portés par les milieux intellectuels, associatifs et militants. Mais en 2019, rien de tout cela. La campagne, démarrée encore plus tard que d’habitude en raison d’un « grand débat » traînant en longueur, est restée à la surface des choses. Et a uniquement tourné autour d’une rhétorique usée, qui condamnait d’avance tout autre récit porteur d’alternatives.

Bien sûr, les macronistes se défendent d’avoir joué un quelconque rôle dans l’installation de cette ligne de partage piégeuse. « Comme si, nous, on voulait réduire le débat à ça. Ce n’est pas nous, c’est dans l’opinion publique française, sondage après sondage, enquête après enquête, il y a deux listes qui sont au coude à coude, ce n’est pas moi qui l’invente, s’est justifié le numéro 2 de la liste « Renaissance », Pascal Canfin, dans Mediapart Live. L’idée selon laquelle ce serait une stratégie machiavélique fomentée par l’Élysée et Emmanuel Macron, c’est juste faux. »

Pour Stéphane Séjourné, « personne n’avait intérêt à avoir un vrai débat sur les enjeux européens ». « On avait lancé l’Europe sociale, le débat sur le Smic européen… Ça a été caricaturé, tué dans l’œuf », dit celui qui regrette « la médiocrité du débat politique ». Pointant la « coresponsabilité des responsables politiques », mais aussi celle de l’« écosystème médiatique », l’ancien conseiller élyséen note que cette « tonalité » de campagne se retrouve partout en Europe. Il faut dire que la crise grecque et l’impossibilité de trouver des solutions aux questions migratoires n’ont pas aidé l’Union à sortir de la grisaille déprimante dans laquelle les décideurs politiques l’ont plongée.

En France, reconnaît toutefois Séjourné, « La France insoumise a un peu essayé de lancer un débat sur l’évasion fiscale, mais c’est un sujet sur lequel beaucoup a été fait au cours des dernières années [pas vraiment en fait – ndlr], c’est donc plus difficile à aborder qu’il y a dix ans ». Quant à la question des traités, qui divise la gauche, le directeur de campagne de « Renaissance » considère qu’il s’agit de « marronniers auxquels les Français ne comprennent rien ». « Nous sommes les seuls à parler de conception européenne, les autres n’en parlent pas, conclut-il. Ce n’est pas nous qui avons nationalisé le débat ! »

Du côté de l’opposition, nombreux sont ceux à regretter le pli qu’a pris, dès son lancement, la campagne des européennes. « On assiste à quoi ? À un kidnapping de l’élection, s’est énervé Raphaël Glucksmann, le 21 mai. M. Macron et tous ses ministres cherchent à nous faire croire qu’il s’agit d’un deuxième tour de présidentielle et il nous exhorte à nous comporter en castors et à faire barrage contre le Rassemblement national. » La veille, c’est François-Xavier Bellamy qui déplorait que « tout se passe comme si […] la seule question [c’était] de savoir qui allait arriver premier ». « Le vrai débat, malheureusement, il n’a pas vraiment eu lieu. »

Chaque camp renvoie la responsabilité de l’atonie de la campagne sur le camp adverse. Mais le résultat reste le même : dans un moment présenté par tous comme « historique », et face à des urgences que personne ne nie – même si elles ne sont pas de même nature pour tout le monde –, aucun candidat n’est parvenu à imposer un sujet phare dans le débat public.

La droite, qui escomptait faire son beurre sur les questions migratoires, est restée inaudible. Quant aux gauches, elles ont surtout cherché à se démarquer les unes des autres, pour dépasser la barre des 5 %. Au lieu de faire émerger leurs idées, les partis d’opposition se sont échinés à sortir du piège dans lequel ils avaient été coincés, en consacrant toute leur énergie à dénoncer la rhétorique mise en place par Emmanuel Macron. In fine, aucune ligne n’a bougé, la campagne a fait du surplace. Le débat sur l’Europe aussi.