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28 jours, 28 pays Européennes 2019 – Nigel Farage, le grand retour de Monsieur Brexit

The Spectator (Londres)
Européennes J-3. Presque trois ans après le vote historique en faveur du Brexit, les Britanniques participeront contre toute attente au scrutin qui démarre demain. Architecte du référendum de 2016, l’ancien dirigeant du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (Ukip) a dynamité la campagne, en attirant dans son tout nouveau Brexit Party les électeurs furieux que le pays n’ait pas encore quitté le bloc. 

 

 

Les Britanniques n’étaient pas censés voter aux élections européennes prévues du 23 au 26 mai. Quand on a appris, le 24 juin 2016 au matin, que les Britanniques avaient décidé de quitter l’UE, peu de gens pensaient qu’ils retourneraient aux urnes trois ans plus tard pour élire un nouveau contingent d’eurodéputés, dont le mandat prendra fin en 2024. Si ces élections ont lieu, c’est parce que la classe dirigeante a été incapable d’appliquer le résultat du référendum.

Pour une fois, Nigel Farage n’a pas besoin d’exagérer l’échec de l’élite au pouvoir ; c’est pourquoi il ne s’est pas passé une semaine entre le lancement de son Brexit Party et son arrivée en tête des sondages. Cette nouvelle formation politique reste en pole position dans les sondages et continue d’accroître son avance [le Brexit Party était crédité de 30 % des intentions de votes au début de mai]. Les députés britanniques observent la situation, stupéfaits : ne sachant trop que faire, ils se demandent combien de temps cela va durer et comment analyser la situation. Personne ne sait si les électeurs qui rejoignent le Brexit Party reviendront un jour vers les partis traditionnels.

Force rebelle

En effet, le Brexit Party se montre plus habile que tous les partisans de la sortie de l’UE. Avant le début de cette rivalité, beaucoup de personnes pensaient que la réputation de l’Ukip [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni] empêcherait le Brexit Party de réaliser une percée. Mais, en l’espace de quelques semaines, Farage a réussi à marginaliser son ancien parti en l’accusant d’avoir flirté avec le militant d’extrême droite Tommy Robinson et les recoins les plus sombres d’Internet. Et Farage ne menace pas uniquement l’Ukip. Manifestement, il recrute aussi beaucoup de sympathisants chez les conservateurs. La situation est catastrophique pour Theresa May, au point que 40 % des conseillers locaux conservateurs envisagent de voter pour le nouveau parti de Farage.

Et la méthode choisie par Farage pour doubler (et dominer) les partis favorables au maintien dans l’UE est particulièrement remarquable. Avant le début de la campagne électorale, beaucoup pensaient assister à une bataille entre les deux camps du débat sur le Brexit, au détriment des partis traditionnels. Mais Change UK, l’organisation créée pour défendre l’idée d’un nouveau référendum, semble en très mauvaise posture. Aucun logo, aucun nom ne fait consensus (l’appellation complète est “Change UK – le Groupe Indépendant”), et une partie de ses militants dénoncent le manque de matériel à leur disposition pour mener la campagne. Ce parti, contrairement à celui de Farage, ne sait pas comment gagner du terrain en se présentant comme une force rebelle.

C’est sans compter que cette formation manque de professionnalisme : c’est Change UK, et non le Brexit Party, qui a dû se distancier de certains candidats en raison de leurs déclarations sur les réseaux sociaux. L’incertitude quant à son nom et à son chef de file paraît conforme à la confusion qui règne au sujet de ses objectifs, stratégies et orientations. Son lancement réussi en février est déjà un lointain souvenir. À l’époque, Change UK semblait capable d’empêcher Jeremy Corbyn [leader du Parti travailliste] d’accéder au 10 Downing Street. Aujourd’hui, l’organisation est plutôt un danger pour elle-même.

Referendum et “mauvaise” réponse

Pendant ce temps, Farage multiplie les succès. En avril, un second référendum semblait plus probable, car cette solution était vue comme le seul moyen de sortir de l’impasse parlementaire. Mais la progression du Brexit Party montre à quel point Westminster a sous-estimé non seulement la colère populaire, mais aussi le nombre de citoyens pro-Brexit. Les députés sont de plus en plus réticents à l’idée de demander son avis à la population, de peur qu’elle ne donne à nouveau la “mauvaise” réponse.

La popularité de Farage montre aussi que les Travaillistes n’ont pas forcément intérêt à soutenir un second référendum (les députés le veulent, mais pas les dirigeants). Une victoire de Farage aux élections européennes pousserait les dirigeants de l’UE à croire qu’il ne vaut pas la peine d’organiser un nouveau référendum.

Pendant ce temps, les partisans de Farage n’affichent aucunement l’humeur grincheuse qui desservait l’Ukip. Et Farage lui-même, qui se présente au scrutin européen pour représenter le sud-est de l’Angleterre, veille à éviter tout dérapage. Son discours adressé à la population est simple : il faut respecter le résultat du référendum de 2016 ; vous avez donné des consignes aux députés et ils ne les ont pas respectées. Faites-leur passer un message qu’ils comprendront.

Une élite peu réactive à la volonté populaire

Farage a compris une chose : Westminster et les quartiers alentour pensent que la question européenne s’est complexifiée depuis 2016, mais, pour de grands pans de l’électorat, la question du Brexit est encore plus simple aujourd’hui – elle vise désormais à comprendre où se trouve le siège du pouvoir dans ce pays.

Farage exploite aussi un soupçon, celui selon lequel de nombreux députés britanniques veulent éviter que le Brexit ait lieu. Cent quatre-vingt-onze d’entre eux ont déjà voté en faveur d’une révocation de l’article 50 [qui a déclenché la négociation du Brexit] sans aucune consultation publique devant empêcher une sortie de l’UE sans accord ; deux cent quatre-vingts se sont prononcés en faveur d’un second référendum alors même que le gouvernement avait promis que celui de 2016 serait le dernier.

Par ailleurs, de nombreux citoyens ont le sentiment que la classe dirigeante a cherché à minimiser le verdict du référendum le plus souvent possible. Au lieu de voir le Brexit comme une chance à saisir, les politiques se sont servis du processus pour en limiter les dégâts. Le manque d’enthousiasme pour ce projet au sein du gouvernement est palpable, et il a mis en lumière une élite intransigeante et une démocratie peu réactive à la volonté populaire. Farage exploite vingt ans de cynisme vis-à-vis de la classe politique, un état d’esprit qui remonte à la guerre en Irak de 2002, à la crise financière de 2008 et au scandale provoqué en 2009 par les notes de frais de certains parlementaires.

“En territoire canadien”

Évidemment, tout n’est pas aussi simple que Farage voudrait le faire croire. Lui-même est opposé à l’accord de retrait négocié pour extraire le Royaume-Uni de l’UE. Mais l’incapacité de la Chambre des communes à mettre en œuvre le Brexit est une brèche dans laquelle il a bien l’intention de s’engouffrer. Verra-t-on un jour le bout du tunnel ?

Certains espèrent que la tornade Farage repartira aussi vite qu’elle est arrivée. L’Ukip a certes remporté les élections européennes de 2014, affirment ses détracteurs, et les conservateurs étaient arrivés en troisième place. Mais l’ex-Premier ministre David Cameron a obtenu en 2015 une majorité absolue lors des élections nationales, prouvant ainsi (disent les conservateurs les plus optimistes) que le scrutin européen est un vote sanction n’ayant aucun poids. Il y a néanmoins une différence cruciale entre 2014 et 2019 : à l’époque, les conservateurs n’avaient pas échoué à mettre en œuvre le Brexit. Cameron avait annoncé qu’il organiserait un référendum, il était donc logique que les personnes favorables au Brexit votent pour son parti. Aujourd’hui, c’est nettement moins vrai. La cote de popularité en chute libre des conservateurs porte à croire que leur avenir électoral est sombre, à moins qu’ils ne sortent le pays de l’UE. C’est la condition sine qua non d’un retour en grâce.

S’ils n’y parviennent pas, nous serons alors – pour reprendre les termes d’un ministre britannique – “en territoire canadien”. C’est une référence à l’histoire du Parti progressiste-conservateur canadien, qui, lors des élections de 1993, a perdu sa majorité et obtenu deux sièges seulement sur 295 – il ne s’est jamais remis de cet échec cuisant. Dix ans plus tard, il a dû fusionner dans des conditions désavantageuses avec d’autres partis de droite. Certains conservateurs britanniques ont peur qu’un destin comparable les attende s’ils ne réussissent pas à faire sortir le Royaume-Uni de l’UE.

Habile et professionnel

D’autres craignent que le vieux singe Farage ait appris de nouvelles grimaces. Beaucoup pensaient que le Brexit Party serait une pâle copie de l’Ukip tel qu’il existait avant le référendum. Mais cette nouvelle formation est plus habile et professionnelle que ne l’a jamais été l’Ukip. Nombre de ses candidats, au profil politique indépendant de tout parti, auraient très bien pu figurer sur la liste élitiste de David Cameron. Les candidats viennent de tout bord, ce qui reflète l’intention d’asseoir une base bien plus large que n’avait cherché à le faire l’Ukip. En n’ayant qu’un seul objectif – “appliquer le résultat du référendum” –, Farage est en mesure d’affirmer que “ce n’est pas une question de gauche et de droite, mais de ce qui est juste et injuste”.

Les conservateurs n’ont qu’une lueur d’espoir : Farage répète beaucoup qu’il veut recruter des électeurs pro-Brexit dans les bastions travaillistes. S’il y parvient, certains députés travaillistes auront peur de perdre leur siège et s’emploieront à se débarrasser de Farage et du Brexit Party. Pour cela, une seule solution : valider le Brexit. Dans le cas contraire, il faudra affronter lors des prochaines élections nationales des candidats du Brexit Party, qui se présenteront dans de nombreuses circonscriptions. Les résultats seront alors très imprévisibles : il suffit de se rappeler que les bons scores de l’Ukip en 2015 ont coûté sa place à Ed Balls, un député travailliste.

Mais venir à bout du Brexit nécessite aussi que les conservateurs adoptent un accord de retrait. Si un nouveau Premier ministre souhaite sortir de l’UE sans accord, il devra faire face à une opposition parlementaire acharnée, au point qu’il pourrait être nécessaire d’organiser de nouvelles élections générales. Mais le Brexit Party ferait partie des forces en présence et n’épargnerait pas les conservateurs. On entend déjà Farage, en campagne dans tout le pays, rappeler à la population un vieil adage : “Tu m’as eu une fois, tu es une fripouille, tu m’as eu deux fois, je suis une andouille.”

Pour les conservateurs, il serait extrêmement risqué de convoquer des élections avant d’adopter un accord de sortie de l’UE. Il vaut la peine de rappeler qu’avant le scrutin de 1993 les conservateurs canadiens ont changé de Premier ministre, plaçant au pouvoir un nouveau dirigeant qui était présenté comme une bouffée d’air frais. Ça ne les a aucunement empêchés d’être anéantis. Seul un conservateur britannique particulièrement téméraire oserait penser que son parti ne risque pas de subir le même sort.

Courrier international vous embarque chaque jour jusqu’au 22 mai dans l’un des 28 États membres de l’Union. Prochain épisode dans notre série 28 jours-28 pays : la Suède.

James Forsyth
Cet article a été publié dans sa version originale le 04/05/2019.

 

 

Source The Spectator Londres http://www.spectator.co.uk