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Phébé - Les grandes entreprises : imparfaites, mais si nécessaires

Fraude, salaires des patrons... Ces institutions sont régulièrement accusées de tous les maux. À tort, selon l'économiste Tyler Cowen. PAR CÉCILE PHILIPPE*

La critique des grandes entreprises a le vent en poupe. À ce titre, le livre de Tyler Cowen est un défi majeur, l'auteur l'avoue lui-même. Il propose en neuf chapitres des réponses aux principales critiques formulées à l'égard du big business et nous invite à les dépasser.

D'abord, il faut reconnaître ce que ces structures nous apportent, à savoir tout ce que nous consommons, nos emplois, nos salaires et l'épargne salariale. Plus encore, à travers l'entreprise, nous finançons aussi l'assurance maladie, la retraite, les congés, les formations et parfois même la garde de nos enfants. Bref, dans les sociétés développées, nous leur devons presque tout, rappelle-t-il.

Ensuite, Cowen considère que la critique des grandes entreprises vient de ce que nous ne pouvons pas vivre en société sans nous nourrir d'illusions. Celles-ci sont une manière d'appréhender un monde complexe, mais aussi un outil de cohésion sociale. L'illusion que nous nourrissons à propos des entreprises est de les juger comme si elles étaient des personnes. Or, quand il est question de politiques publiques, il est nécessaire de faire cesser l'illusion : les entreprises sont des entités abstraites qui nous veulent du bien à la condition que cela soit compatible avec leurs intérêts. Elles font partie d'un ordre de marché impersonnel, le résultat de nos actions humaines conjuguées, mais pas de nos intentions en tant que telles.

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C'est cette démarche qu'adopte Cowen dans ce livre qui remet les choses en perspective sur un nombre incalculable de sujets : fraude, rémunération des dirigeants, qualité du travail, ou encore présence de monopoles. Chaque chapitre, qui fourmille de données, est à contre-courant de la doxa.

Le premier chapitre admet clairement qu'il y a de la fraude dans le monde des affaires. Rien que sur la période 2008-2010, l'administration fiscale américaine a estimé la fraude des entreprises à 41 milliards de dollars. De nombreux domaines seraient concernés : 33 % des étiquettes sur le poisson emballé dans les supermarchés mentionneraient une origine ou une espèce fausse. Et ce ne sont que quelques exemples parmi d'autres. Comme l'explique Cowen, la fraude est une pratique naturelle pour l'espèce humaine. La fraude fiscale individuelle aux États-Unis est estimée à 264 milliards de dollars. Une étude estime que chaque personne dit en moyenne 1,96 mensonge par jour. Quant au vol en magasin, il a été évalué à 32 milliards de dollars en 2010. Il semblerait aussi qu'en entreprise les comportements soient plus policés, en particulier du fait de la pression exercée par les réseaux sociaux.

Un bon PDG, une espèce rare...

Cowen s'attaque à un autre sujet de taille : la rémunération des dirigeants. Avec une rétribution moyenne de 18,7 millions de dollars par an, le PDG moyen américain apparaît comme un nanti. Cowen nous invite à dépasser ce jugement en analysant les qualifications aujourd'hui exigées d'un chef d'entreprise. Elles se sont énormément étoffées et ne peuvent que très rarement être réunies chez une seule personne, alors que la demande en directeurs a fortement augmenté. Le dirigeant d'une grande firme doit en effet motiver les salariés, servir de modèle, définir et propager la culture de l'entreprise, avoir une bonne compréhension des marchés financiers, être un bon communicant, être capable de gérer les affaires réglementaires et de comprendre les modèles d'affaires dans un monde globalisé. La liste est si longue qu'on ne peut pas s'empêcher de penser que c'est une autre illusion que de vouloir réunir tous ces talents chez une seule personne. Un bon PDG a des caractéristiques rares, et cela pousse à l'inflation des rémunérations.

À propos du travail, Cowen rappelle que ses apports dépassent la seule rémunération, y compris dans les grandes sociétés, à commencer par l'insertion sociale, comme l'illustre a contrario le chômage. Les travaux du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi montrent que le travail peut générer encore plus d'expériences positives que le loisir, expériences qu'il définit comme le sentiment d'être immergé dans une tâche qui nécessite d'être engagé totalement à sa réalisation.

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Cowen aborde nombre d'autres sujets comme le rôle crucial du capital-risque. Il souligne un phénomène de concentration dans certains secteurs, comme celui des nouvelles technologies ou du commerce de détail. Il n'y a pas lieu, selon lui, de s'en alarmer : la concentration ne s'est pas accompagnée de la hausse des prix pour les consommateurs. Bien au contraire : Amazon et Walmart mènent, semble-t-il, une guerre des prix en leur faveur. Et les innovations des Gafa continuent de proliférer. Il rappelle aussi que la présence de banques de petite taille (face au risque du « too big to fail », trop gros pour faire faillite) n'est pas une garantie contre les risques systémiques.

Pour conclure, mentionnons que Cowen se montre soucieux et critique sur un point, le respect de la confidentialité des données. Il observe que les outils de reconnaissance faciale se multiplient, notamment en Chine, et que nous n'avons pas suffisamment de garanties en matière de propriété de nos données. Ces dernières sont stockées et utilisées de façon opaque et font l'objet de piratage. Cela nous expose au risque que nos fragilités soient révélées au monde entier et que, sur cette base, de nouvelles discriminations apparaissent. Ces enjeux méritent un débat important.


*Fondatrice et directrice de l'Institut économique Molinari


CE QU’IL FAUT RETENIR

Les grandes entreprises ont mauvaise réputation. On les accuse de frauder le fisc, de trop rémunérer leurs dirigeants ou d'être des monopoles. Tyler Cowen prend leur défense dans un livre à contre-courant. Il rappelle d'abord leurs bienfaits, puis s'attaque aux critiques. Les firmes fraudent, mais moins que les Américains. Leurs PDG sont très bien payés, mais on attend d'eux des capacités hors normes. Certains secteurs souffrent d'une trop forte concentration, mais celle-ci ne semble pas nuire aux consommateurs. Les sociétés pèchent en revanche sur un sujet, la confidentialité des données.


PUBLICATION ANALYSÉE

Tyler Cowen, « Big Business : A Love Letter to An American Anti-Hero », St. Martin's Press, 2019


LES AUTEURS

Tyler Cowen enseigne l'économie à l'université George Mason. Il est l'auteur d'un grand nombre de livres dont « The Complacent Class » et le best-seller « The Great Stagnation ». Il est aussi l'un des cofondateurs du blog Marginalrevolution. Il écrit pour Bloomberg Opinion, The New York Times et beaucoup d'autres journaux et magazines.


POUR ALLER PLUS LOIN

Bryan Caplan, « The Myth of the Rational Voter – Why Democracies Choose Bad Policies », Princeton University Press, 2008

Bryan Caplan, « Triple standards : The dollar, the throne, and the altar », The Library of Economics and Liberty, 2019

Mihaly Csikszentmihalyi, Judith LeFevre, « Optimal experience in work and leisure », Journal of Personality and Social Psychology, 1989

Steven N. Kaplan, Joshua Rauh, « It's the market : The broad-based rise in the return to top talent », Journal of Economic Perspectives, 2013

Tom Woods, « Ep. 1398 Tyler Cowen on “Big Business : A Love Letter to an American Anti-Hero” », podcast « The Tom Woods Show », 2018

Publié le 01/07/19 à 10h32 | Source lepoint.fr

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