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Source: varmatin.com par Guillaume Aubertin le 29/03/2019, à 19h03

 

Les éleveurs de Canjuers ont un plan face aux attaques du loup

Le plan:"Les écolos érigent le loup comme un totem auquel il ne faut pas toucher en considérant que c’est à l’homme de s’adapter,  [...] la coadaptation consiste à faire des efforts des deux côtés. Il faut forcer le loup à s’adapter lui aussi, à s’éduquer, à avoir peur de l’homme. Il faut qu’il soit dans la crainte de s’approcher des troupeaux". [...]  la communication est très importante entre les loups, [...] à force, ils s’attaqueront moins aux troupeaux et se tourneront peut-être vers le chevreuil ou le sanglier...

Les éleveurs de Canjuers ont décidé de se mobiliser pour trouver "de nouvelles solutions" face aux attaques du loup. G.A.

Filets, clôtures électriques, chiens de protection… Les éleveurs du camp militaire de Canjuers ont beau "avoir tout essayé", disent-ils, pour se prémunir des attaques du loup, rien n’y fait. "Il s’adapte à tout". Alors, ils se sont réunis en association pour tenter de trouver des solutions expérimentales basées sur la "co-adaptation"... Reportage au cœur de la "fabrique à loups du Var".

Il a la tête du mec qui vient de tomber du lit. Le regard fatigué, la barbe de dix jours, les cheveux marrons embroussaillés... Comme si la nuit avait été trop courte. Ça fait "des mois, voire des années" en effet, que Guillaume Fabre "ne dor(t) plus". Voilà ce que ça fait de "s’inquiéter tout le temps" en espérant que le loup ne frappe pas. Il assure avoir "déjà perdu en une nuit 45 bêtes, mortes ou disparues". Ce matin-là, il semble soulagé. A priori, le prédateur ne s’est pas montré. Pas cette fois-ci en tout cas...

Tous les jours, c’est le même rituel pour cet éleveur de père en fils, installé à Canjuers avec sa compagne. Il faut inspecter le troupeau, voire s’il ne manque pas une brebis ou un agneau à l’appel. Le jeune couple compte près de 600 "mourerous", une race locale qui était en voie disparition dans les années 80. On est accueilli par un aboiement amical de Yoko, un imposant Montagne de Pyrénées qui veille sur les bêtes d’un œil distrait.

Le plateau de Canjuers, qui culmine à 800 mètres d’altitude, est composé de garrigue et de forêt. On a là principalement du buis, du genêt cendré, des églantiers, des prunelliers… Et, au loin, les hangars de l’armée.

Le pastoralisme à Canjuers représente "un tiers de l’élevage varois" G.A.

Guillaume vit ici à l’année. Contrairement à certains éleveurs, lui ne transhume pas. "Ça augmente les risques d’attaques", dit-il, en sortant de son 4x4, Maya et Lola, ses deux Border Collie qui conduisent le troupeau.

7 meutes qui gravitent à Canjuers

La première meute serait apparue ici il y a une dizaine d’années seulement, avant d’essaimer dans le reste du haut-Var… Voilà pourquoi Pascal Thavaud considère que le plateau militaire est devenu "la fabrique à loups" du département.

"Aujourd’hui, détaille cet ingénieur pastoraliste, responsable technique départemental au Centre d’études et de Réalisations Pastorales Alpes-Méditerranée (Cerpam), on recense sept meutes sur le secteur. On en a quatre en permanence, plus trois qui gravitent à cheval sur la zone. Une au nord, une autre à l’est, la dernière à l’ouest". Au total, cela ferait donc "entre 30 et 50 loups" qui séviraient sur cette Zone de présence permanente (ZPP).

Guillaume Fabre compte près de 600 "mourerous", une race locale qui était en voie disparition dans les années 80. G.A.

L’augmentation de la population de "canis lupus" sur le camp est en tout cas fidèle à la progression nationale, qui est évaluée à 20% de plus par an. "Il est même probable que que l’on arrive au-delà des ces chiffres lors du prochain comptage qui sera rendu publique à la fin du printemps, avec plus de 50 à 70 meutes (N.D.L.R.: une meute étant constituée d’au moins trois loups) en France", estime Eric Hansen, délégué inter-régional Provence-Alpes-Côte d’Azur-Corse de l’ONCFS.

On parle donc aujourd’hui d’environ un demi-millier de loups sur le territoire national… Sachant qu’une grande majorité est concentrée en région Paca (les Alpes-Maritimes en tête, devant les Alpes-de-Haute-Provence, les Hautes-Alpes et le Var). 500 loups, c’est le seuil à ne pas dépasser en France, puisqu’on considère que ce nombre permet de viabiliser l’espèce, qui est protégée au niveau européen.

Plus d’attaques, mais moins de victimes

Depuis quelques années, certains éleveurs varois assurent perdent jusqu’à 10% de leur troupeau par an. D’après les relevés de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), quelque 600 brebis ont été tuées à Canjuers en 2018 (sur 14.000 au niveau national), contre 900 en 2018. De quoi être optimiste? "Pas forcément, non", répond Pascal Thavaud. Car, paradoxalement, si l’on constate moins de victimes, les attaques ont été plus nombreuses...

Guillaume avec Maya et Lola, ses deux Border Collie qui conduisent le troupeau. G.A.

Quels enseignements peut-on en tirer? "C’est encore trop tôt... Il faudra vérifier si la tendance se confirme sur plusieurs années, avance prudemment l’ingénieur du Cerpam. Peut-être que les chiens de protection ont été plus efficaces?", suggère-t-il. Pour les éleveurs, "les conditions météo" pourraient aussi expliquer cela. Une histoire de déficit pluviométrique.

"Quand il y a plus d’herbe, les bêtes sont plus tranquilles", analyse pour sa part Nicolas Perrichon, un autre éleveur du coin. Ce qui est certain, c’est que le camp de Canjuers représente à lui seul près de 60% du nombre de victimes constatées dans le Var.

Échec des moyens de protection

Aujourd’hui, tous les éleveurs déplorent "l’échec des moyens de protection". Polaire bleu flashy sur le dos, lunettes de soleil posées sur la visière de sa casquette, Alain Benoît a repris l’exploitation paternelle en 1991 et s’occupe avec sa femme d’un troupeau ovin allaitant de plus de 1.200 brebis.

Sous l’œil de Pascal Thavaud, Alain Benoît raconte "l'échec des moyens de protection" et notamment des clôtures électriques. G.A.

On le sent un peu bougon au premier abord, mais on comprend vite qu’on a affaire à un homme las, "dépité et impuissant". Lui aussi n’en peut plus de constater "les carnages" au petit matin lorsqu’il retrouve ses troupeaux. "On veille 7j/7, sans résultat, souffle-t-il. On n’a plus de vie."

"On a fait ces clôtures avec cinq fils électrifiés, mais ils ont fini par comprendre la technique du jus, en passant entre deux impulsions"

Cet éleveur de 47 ans assure avoir "tout essayé" pour se prémunir des attaques du prédateur. "On a commencé avec une clôture en grillage, raconte-t-il. Ça a marché quelques années, mais ils ont vite compris qu’ils pouvaient passer en-dessous ou sauter par-dessus. Puis on a fait ces clôtures avec cinq fils électrifiés, mais ils ont fini par comprendre la technique du jus, en passant entre deux impulsions. En fait, le loup s’adapte à tout. Il est opportuniste, intelligent, et il n’a peur de rien."

Quand le loup prend la pose

Le prédateur s’attaquerait même à ses cousins canidés. "On a déjà eu des chiens de morts", certifie Alain, en houspillant justement un patou qui tente de s’immiscer dans la conversation: "File au mouton!"

Grâce à un piège photo, Alain Benoît a pu voir le loup le narguer à plusieurs reprises... G.A.

L’éleveur a aussi installé un piège photo avec un avertisseur lumineux. A plusieurs reprises, il a ainsi pu immortaliser la bête. "Au début, ils avaient peur…Mais ça n’a pas duré longtemps". Alain dégaine son smartphone pour appuyer ses propos. On y voit effectivement un loup se vautrer devant l’objectif et prendre la pose pendant plusieurs minutes. Comme si la bête tenait à narguer l’éleveur...

Parfois, le loup a sévi à "50 mètres à peine" de sa bergerie. Alain Benoit a profité d’une subvention pour aménager une cabane pastorale à la maison, "mais c’est difficile de trouver un berger compétent, déplore-t-il. La seule chose qui fait un peu, ce sont les patous."

"Les patous, ça fait pas tout!"

Bergers d’Anatolie, des Abruzzes ou du Caucase, Estrellas, Mâtins espagnols ou Montagnes des Pyrénées… A ce niveau aussi, Guillaume Fabre a tout tenté. En vain. Il en a une quinzaine. "Ca dépend..." En fait, il ne sait même plus combien exactement! "Le problème, c’est qu’ils se battent entre eux et essaient de se tuer… C’est pas tous les jours facile. Les patous, s’amuse-t-il, ça fait pas tout".

En Italie, où l’on recense près 2.000 loups selon les estimations, les chiens de protection ont pour réputation d’être beaucoup plus efficaces. Mais le contexte est différent. "Déjà, ce sont généralement des petits élevages laitiers donc ils peuvent rentrer leur bêtes tous les soirs, éclaire Pascal Thavaud. Et puis les chiens sont plus performants, puisqu’ils ont toujours vécu avec le loup. Contrairement en France, où le loup est réapparu il y a quelques années seulement."

Un projet d’expérimentation unique

Pour tenter d’enrayer le nombre d‘attaques, voilà donc plus d’un an que le responsable technique départemental du Cerpam a mobilisé la trentaine d’éleveurs installés sur le camp pour créer "un vrai mouvement de coopération". Pascal Thavaud est persuadé qu’il "vaut mieux se faire entendre d’une seule voix pour avancer de manière plus efficace, notamment face à l’administration." Sacré défi...

"Les jeunes éleveurs ont vraiment pris le dessus en s’impliquant à fond dans cette démarche"

Il a d’abord fallu "créer un climat de confiance". Et autant dire que "ce n’était pas une mince affaire, reconnaît le spécialiste. Parce que "chacun avait l’habitude de tirer la couverture sur lui. Le pastoralisme sur le site de Canjuers est une histoire compliquée, analyse-t-il. Où l’on a une dynamique de clans et quelques grosses familles qui se partagent les 17.000 ha de terrain" dédiés aujourd’hui au pâturage.

Ce mouvement a finalement donné naissance à l’Association des éleveurs de Canjuers (AEC). "Cette association, présente Pascal Thavaud, est le fruit de leur réflexion". Ce qu’il trouve encourageant, c’est que que "les jeunes éleveurs ont vraiment pris le dessus en s’impliquant à fond dans cette démarche".

Nicolas Perrichon, président de l'Association des éleveurs de Canjuers veut croire à "un nouveau souffle". G.A.

La solution passe par la "co-adaptation"

Sweat à capuche sur le dos, yeux verts et regard perçant, Nicolas Perrichon, 36 ans, a pris la tête de l’AEC. Installé à son compte depuis 2001, il possède un millier de brebis et une trentaine de chèvres. Il espère que cette nouvelle structure permettra de "d’innover, de créer un nouveau souffle en apportant des solutions nouvelles, car on est arrivé au bout d’un système qui ne fonctionne plus."

"Le loup, il te pourrit la vie, te mange le cerveau"

Lui aussi se dit "fatigué psychologiquement. Le loup, enchaîne-t-il, il te pourrit la vie, te mange le cerveau. C’est vraiment dur." Et de préciser aussitôt, au nom de ses collègues éleveurs: "On n’est pas des anti-loups. On veut juste qu’ils arrêtent de manger nos brebis."  

Alors, pour se prémunir face aux attaques du canidé aux crocs acérés, l’association a un plan. Ou du moins quelques esquisses d’idées à creuser, basées sur la "co-adaptation". Car pour les éleveurs, la "cohabitation homme-loup" est une douce utopie réservées aux fervents défenseurs des animaux. Même le préfet du Var, Jean-Luc Videlaine, trouve le concept de cohabitation "assez curieux", dans la mesure, explique-t-il, "le terme veut quand même dire vivre dans la même maison!"

Yoko, l'un des 15 chiens de protection de Guillaume Fabre. G.A.

"Les écolos érigent le loup comme un totem auquel il ne faut pas toucher en considérant que c’est à l’homme de s’adapter, prolonge Pascal Thavaud. Or, nuance-t-il, la coadaptation consiste à faire des efforts des deux côtés. Il faut forcer le loup à s’adapter lui aussi, à s’éduquer, à avoir peur de l’homme. Il faut qu’il soit dans la crainte de s’approcher des troupeaux". Et puis "la communication est très importante entre les loups, rappelle-t-il. À force, ils s’attaqueront moins aux troupeaux et se tourneront peut-être vers le chevreuil ou le sanglier..."

Faire appel à des louvetiers locaux

L’association milite donc pour le renforcement des tirs de prélèvement, "qu’ils soient surtout plus sélectifs". Nicolas insiste d’ailleurs pour "faire appel à des lieutenants de louveterie locaux qui connaissent bien le terrain. On a besoin d’une équipe en permanence pour intervenir rapidement quand les attaques se répètent", propose l’éleveur.

Jusqu’à l’an dernier, le pourcentage de loups pouvant être abattus au niveau national était fixé entre 10 et 12% de la population totale. Il y a deux semaines lors du Grand Débat à  Gréoux-les-Bains, Emmanuel Macron a annoncé rehausser la barre entre 17 et 19% pour 2019. Selon le président de l’AEC, "c’est un minimum".

"Le principe de feu dirigé, explique Christian Louis, est une technique d’antan qui n’est plus utilisée alors qu’il n’y a rien de plus efficace." G.A.

Ouvrir le milieu

Mais l’idée principale défendue par l’association des éleveurs, c’est ce qu’ils appellent l’ouverture du milieu. Le principe est simple. Il s’agit, en gros, de débroussailler le terrain sur des secteurs bien spécifiques. Pascal Thavaud encourage donc l’Office national des forêts (ONF) à réaliser ce travail d’éclaircissement. "C’est beaucoup plus pratique quand on a une meilleure visibilité, constate pour sa part Guillaume Fabre. C’est plus simple pour les bêtes et ça permet surtout aux chiens d’être beaucoup plus efficaces en cas d’attaque."

"Dans un milieu fermé embroussaillé, le loup est chez lui, il attaque beaucoup plus facilement"

Animatrice régionale Paca au réseau loup-lynx de l’ONCFS, Caroline Molins se dit "tout à fait favorable à cette idée. Cela pourrait avoir un impact positif pour améliorer les conditions de pâturage." Et puis comme le fait remarquer Christian Louis, vice-président de l’Association des communes pastorales (ACP) Sud-Paca: "Dans un milieu fermé embroussaillé, le loup est chez lui, il attaque beaucoup plus facilement."

Il y a quelques semaines, quelques hectares de terrain ont justement été brûlés sur les hauteurs de Canjuers. "Ce principe de feu dirigé, explique Christian Louis, est une technique d’antan qui n’est plus utilisée alors qu’il n’y a rien de plus efficace."

POur Guillaume Fabre, "l'ouverture du milieu permet aux chiens d’être beaucoup plus efficaces en cas d’attaque." G.A.

Et maintenant?

Toutes ces mesures expérimentales, l’Association des éleveurs de Canjuers les a présentées au préfet coordinateur national du plan loup. Elles ont également été posées sur la table lors du dernier Comité de pilotage du loup qui s’est tenu en début de mois en préfecture de Toulon. C’est désormais au Conseil scientifique de les évaluer. Et de les valider.

De son côté, Jean-Luc Videlaine assure prendre l’affaire très au sérieux. "C’est le sujet le plus grave pour le monde agricole qui correspond à une réalité palpable, confie le préfet du Var. Le Conseil scientifique a pour l’instant considéré que le dossier n’était pas encore assez solide, mais qu’il allait à nouveau l’étudier", précise-t-il par ailleurs.

Parmi les autres mesures annoncées par le gouvernement, il est notamment question de définir "un cercle zéro", qui concernerait les secteurs les plus touchés par les attaques et pour lesquels "des mesures exceptionnelles seraient rapidement mises en oeuvre." "Alors, annonce Jean-Luc Videlaine, on pourra en rendre compte lors d’un nouveau Comité de pilotage, en automne prochain."

Le préfet du Var a annoncé que "des mesures exceptionnelles seraient rapidement mises en oeuvre." G.A.

Les éleveurs de Canjuers attendent tout cela avec impatience. "C’est quand même une expérience unique de regrouper autant d’éleveurs autour d’un projet qui vise à sauver l’élevage pastoral, conclut Pascal Thavaud. Car si ça marche, prophétise-t-il, qu’on obtient une baisse de la prédation, alors on pourra étendre ce dispositif qui n’est encore qu’un banc d’essai sur d’autres secteurs, comme le Mercantour ou le Vercors…"

"C'est l'avenir du pastoralisme qui est en jeu"

"Notre principal espoir, résume à son tour Christian Louis, c’est que Canjuers soit véritablement reconnu comme un site expérimental et qu’on puisse travailler à l’avenir pour trouver les meilleures solutions. C’est l’avenir du pastoralisme qui est en jeu."

 

Sur les deux dernières années, le taux de prédation à Canjuers a atteint près de 15% des effectifs de troupeaux ovins pâturants du Var. G.A.