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Aux sources de QAnon, un collectif italien d’extrême gauche qui aurait malgré lui inspiré la théorie complotiste

Par Raphaëlle Rérolle

 

ENQUÊTEUn roman, écrit par le collectif anticomplotiste Wu Ming, pourrait être la source des thèses conspirationnistes qui sont apparues dans l’Amérique de Donald Trump.

Depuis des mois, une simple lettre a pris d’assaut l’alphabet. C’est une majuscule toute bête : le Q ; mais certains supporteurs acharnés de Donald Trump l’ont tellement brandie devant les caméras qu’elle a fini par occuper une place à part. Découpée dans du carton, imprimée sur des tee-shirts, des pancartes ou des bannières, elle s’est transformée en symbole des QAnon, ces conspirationnistes voyant en M. Trump l’homme qui doit délivrer leur pays d’une secte sataniste et pédophile implantée au sommet de l’Etat.

 

Mais que cache donc ce Q suivi d’une abréviation renvoyant au mot « anonymous » ? Et si cette lettre, souvent enluminée aux couleurs du drapeau américain, renvoyait à une source européenne plutôt qu’aux Etats-Unis ?

 

C’est la thèse défendue par les Wu Ming, des écrivains italiens d’extrême gauche réunis sous un pseudonyme collectif. Pour eux, pas de doute : QAnon s’inspire directement de leur premier roman, Q, paru en 1999 en Italie aux éditions Einaudi.


Le grand spécialiste de cette histoire s’appelle Roberto Bui, alias Wu Ming 1. Il est l’auteur d’une enquête approfondie sur QAnon, laquelle doit paraître en Italie le 18 mars chez Alegre sous le titre La Q di Qomplotto. Come le fantasie di complotto difendono il sistema (« Q comme Qomplot : comment le conspirationnisme défend le système »).

 

Mais en bon collectif les Wu Ming ne s’expriment pas individuellement sur les sujets qui les concernent tous. Ils se sont donc réunis dans la maison de l’un d’entre eux pour répondre à nos questions. C’est là, dans une rue calme de Bologne, qu’ils se retrouvent jusqu’à trois fois par semaine pour travailler leurs ouvrages. Les fenêtres donnent sur un petit jardin, il fait un froid glacial dans la pièce et l’ambiance est studieuse.

 

C’est qu’on ne rigole pas avec la discipline, chez les Wu Ming. En mandarin, ces deux caractères peuvent signifier à la fois « anonyme » et « cinq », soit le nombre qu’ils étaient lorsqu’ils ont adopté ce pseudonyme, en 2000. Depuis, l’un d’eux a renoncé à l’écriture, et un autre a été banni pour non-observance de la règle commune. Si chacun peut écrire sous son propre nom, « ce que nous faisons en tant que Wu Ming doit entrer dans le discours et la poétique collective », annonce Federico Guglielmi, le numéro 4 et benjamin de la bande.

Le personnage mystère du forum

Ils n’étaient encore que quatre lorsqu’ils ont rédigé Q, traduit en français sous le titre L’Œil de Carafa (Seuil, 2001). Dans ce gros roman publié en copyleft (autrement dit libre de droits de reproduction), les écrivains bolognais mettent en scène des personnages évoluant durant la deuxième moitié du XVIe siècle, au moment où des révoltes anabaptistes ébranlent une partie de l’Europe du Nord.

Dans le roman, ces chrétiens qui contestent le pouvoir pontifical ont un ennemi mortel : Q, l’émissaire du cardinal Giovanni Pietro Carafa, contrôleur général de l’Inquisition. Non seulement cet homme s’infiltre dans les rangs des dissidents pour les espionner, envoyant à son maître des comptes rendus signés de son initiale, mais il s’acharne en outre à ruiner les plans de ses adversaires afin de faire triompher la Contre-Réforme.


Le parallèle avec la trame narrative utilisée par QAnon est frappant. En octobre 2017, alors que Donald Trump est au pouvoir aux Etats-Unis, un mystérieux personnage se met à livrer des informations abracadabrantes sur le forum de discussion américain 4chan. Dissimulé derrière l’initiale Q, il se fait passer pour un haut fonctionnaire de la Maison Blanche qui dénonce les turpitudes de « l’Etat profond ». Une taupe, en quelque sorte, dont les élucubrations de plus en plus folles rencontrent vite un succès considérable, sans que son ou ses auteurs soient formellement identifiés. Il pourrait s’agir de Ron Watkins et de son fils Jim, administrateurs de 4chan, mais les deux hommes ont toujours nié.

 

Les années passant, la rhétorique se précise. Aux Etats-Unis, QAnon évoque sans cesse la « tempête » finale censée emporter les méchants après la victoire de Trump. Exactement comme le « Q » des Wu Ming, qui « parle d’une grande bataille secrète qui mettra fin au conflit », explique Roberto Bui.

Autre rapprochement troublant : récemment, la ou les voix embusquées derrière QAnon ont mentionné Qohelet, ce livre de l’Ancien Testament, aussi connu sous le nom de « livre de l’Ecclésiaste », dont les Wu Ming se sont inspirés pour leur propre Q. Et que signifie qohelet en hébreu ? « Celui qui s’adresse à la foule », donc celui qui anime et contrôle le discours.

Canulars géants

Si les Wu Ming ont choisi cette référence, c’est justement à cause de leur passion pour tout ce qui touche à la narration. La leur, bien sûr, mais aussi la critique du discours dominant, de ses conditions de production et de sa réception. Ces questions constituent d’ailleurs le point de départ du travail de ces « révolutionnaires » (le mot leur semble adapté), qui ne cachent pas leur identité, mais refusent de montrer leur visage à la télévision ou dans la presse.

 

En plus de leurs travaux d’écriture, ils gèrent « Giap » (du nom du général vietnamien), un blog très actif et respecté pour le sérieux de ses contributions, ainsi qu’une fondation regroupant « une libre fédération de collectifs, groupes d’enquête, laboratoires et projets artistiques, culturels et politiques ».


 

Historiens de formation, ces auteurs âgés de 45 à 50 ans sont le produit d’une cité bouillonnante, cette Bologne que l’on dit « rouge » – et pas seulement à cause de la couleur de ses murs. « Nous n’aurions pas pu naître ailleurs que dans cette ville universitaire et contestataire, forte d’une tradition ouvrière et antifasciste », observe Roberto Bui.

 

Avant même de se lancer dans l’écriture de romans (ils en ont six en commun, en plus de tous ceux qu’ils ont signés individuellement), les membres du collectif étaient immergés dans une forme active de contre-culture, étant passés notamment par le Luther Blissett Project (LBP). Durant les années 1990, des centaines d’artistes et d’activistes du monde entier se sont réclamés de ce nom emprunté à un footballeur anglais pour intervenir sur la scène publique et faire émerger des idéaux de gauche. C’est d’ailleurs sous ce pseudonyme qu’est paru Q, en 1999.

 

Ici, la question du parallèle entre QAnon et Wu Ming prend une profondeur vertigineuse. Car si QAnon s’est bien inspiré du roman Q, il s’est peut-être aussi nourri de tout ce mouvement contestataire auquel les écrivains italiens ont largement participé. A commencer par l’une des idées directrices du LBP : le discours dominant, notamment celui des médias, est tout sauf fiable ; il faut faire émerger la vérité cachée.

 

Pour mettre en évidence cette « désinformation », le LBP n’hésitait pas à monter des canulars géants, qui duraient parfois des mois. L’un d’eux, notamment, est allé très loin, et a fait se passionner la presse locale et ses lecteurs pour une histoire échevelée de secte sataniste soi-disant implantée à Viterbe, près de Rome.


Très vite, les futurs Wu Ming décident à leur tour de jouer sur la panique provoquée par cette phobie du diable et des ogres, mais à Bologne cette fois. Leur action part d’un fait divers qui fait la « une » des journaux : à l’automne 1995, une jeune fille de 16 ans accuse un certain Marco Dimitri de l’avoir violée au cours d’une cérémonie satanique. S’ensuit un procès retentissant, au cours duquel l’un des témoins-clés n’est autre qu’un enfant de 2 ans. Au tribunal, on palabre longuement autour d’un gribouillage dudit bambin, lequel montre ce qui est alors interprété comme un sacrifice humain. L’affaire ne traîne pas : Dimitri est bientôt condamné puis emprisonné. « A l’époque, il régnait un climat d’hystérie, qui conduisait à des incarcérations abusives, affirme Giovanni Cattabriga (alias Wu Ming 2) en caressant le petit chien posé sur ses genoux. Après avoir mené une contre-enquête, nous nous sommes rendu compte qu’il n’était pas coupable. Nous avons alors décidé de lancer un canular, pour essayer de renverser le climat médiatique. »

« Ç’a créé un monstre »

Leur victime est un journal local à fort tirage, Il resto del carlino. Sous couvert d’un « comité de sauvegarde de la morale » complètement bidon, les conspirateurs font parvenir une clé à la rédaction. Allez donc ouvrir telle consigne de la gare de Bologna Centrale, suggèrent-ils, vous y trouverez un échantillon de restes humains provenant de rituels satanistes. Les ossements sortent tout droit des placards de la faculté de médecine – « Ils avaient au moins quatre-vingt-dix ans », s’amuse encore Roberto Bui –, mais le piège fonctionne à merveille : la pseudo-découverte se transforme aussitôt en gros titres dans le Carlino.

 

De proche en proche, la défense finira par démontrer que le fameux dessin d’enfant était l’œuvre d’une amie de la famille, le procès sera finalement révisé, et Dimitri libéré avec des indemnités. Mort le 12 février dernier, à la veille de ses 58 ans, il aura tout de même passé onze mois en prison.


Les auteurs du canular, eux, n’ont pas tardé à dévoiler le pot aux roses, en soulignant à quel point ce procès était biaisé. Le but de leur farce était « ludique, politique, artistique », détaille Roberto Bui. « Une sorte de cure homéopathique contre la maladie dont souffrait le système d’information », ajoute Giovanni Cattabriga.

 

A l’époque, leur canular avait contribué à faire changer de regard sur l’affaire, disent-ils, ce qui n’est pas rien. « Nous avons fait avancer la vérité en racontant un mensonge », observe Giovanni Cattabriga. Mais aujourd’hui ce type d’opération ressemble de manière troublante à ce qu’on appelle maintenant les « fake news ». Au point qu’il est légitime de se demander si leur histoire n’est pas celle de l’arroseur arrosé.

 

La question les fait bondir. Ils savent, bien sûr, que leur roman a pu être lu bien au-delà des frontières italiennes : le livre a eu un énorme succès dans plusieurs pays, confirme Paolo Repetti, leur éditeur chez Einaudi. Mais de là à les tenir pour responsables… « C’est comme si les Beatles étaient accusés des crimes de Charles Manson, qui dit s’être inspiré d’une de leurs chansons », se défendent-ils.

Reste l’hypothèse que QAnon pourrait être né d’une blague ayant mal tourné. Ou d’une manipulation qui aurait trop bien tourné. QAnon a visiblement recyclé le « matériel » de la psychose sataniste et pédophile des années 1990. Dans tous les cas, « ç’a créé un monstre », conclut Roberto Bui. « La différence, c’est la technologie : les “fake news” voyagent à la vitesse de la lumière, ajoute Federico Guglielmi. QAnon est immédiatement devenu un désastre. »


Le climat, aussi, a profondément changé, comme le souligne Roberto Bui. « On ne peut plus se livrer à des détournements dans une époque où tout est déjà post-ironique. Le canular ne marche plus, il est instantanément désamorcé, tout est récupéré par avance. »

 

Comment faire face à ce vortex, qui finit par démagnétiser l’idée même de vérité ? D’abord en identifiant « le besoin que nous avons tous de comprendre le monde à travers des histoires », souligne Giovanni Cattabriga. Ensuite, selon Roberto Bui, en acceptant que « toute fantasmagorie part d’un noyau de vérité avant de le pervertir. Dans ce cas, il s’agit de la lutte des classes, des inégalités grandissantes, et de la distance entre le peuple et les gouvernements ». Selon lui, le conspirationnisme serait donc une forme d’anticapitalisme dévoyé, contre lequel il faudrait raconter une autre histoire. Mais vraie, celle-là. Sans se laisser accabler par la fameuse phrase du livre de l’Ecclésiaste, selon laquelle « Vanité des vanités, tout est vanité ».