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Comment Marine Le Pen a abandonné le libéralisme pour un programme « social-populiste »

 

Si la préférence nationale reste le cœur du programme de la candidate d’extrême droite pour cette élection présidentielle, elle a opéré depuis 2012 un virage idéologique, plaçant la « protection » des travailleurs avant la « liberté ».

Par Elsa Conesa

« La liberté, cette valeur fondamentale, doit être insufflée dans l’économie »,clamait Jean-Marie Le Pen, en novembre 2006 au Bourget, dans un discours où le mot « liberté » apparaît pas moins de 32 fois. Pour le Front national (FN) – devenu depuis le Rassemblement national –, la feuille de route en matière économique consiste alors à « libérer les forces productives » et à « favoriser l’émergence d’une classe créative de richesses », tout en dénonçant la « conception soviétique du travail » portée par les 35 heures, ainsi qu’« un Etat pléthorique et gaspilleur ».

Seize ans plus tard, Jean-Marie Le Pen a été remplacé par sa fille, Marine Le Pen, et « liberté » par « protection ». Plus question de « licencier ou remettre au travail des milliers de fonctionnaires », comme le proposait le leader du parti d’extrême droite en 1988, ni de baisser « massivement, je dis bien massivement » les impôts et les charges. Le Rassemblement national, historiquement méfiant vis-à-vis d’un Etat supposé faire « plus mal et plus cher que n’importe qui », est devenu le défenseur des services publics et des fonctionnaires, promoteur d’un agenda redistributif, protectionniste et interventionniste, explique le spécialiste de l’extrême droite Gilles Ivaldi, qui parle de « welfarisation ». Le cœur idéologique reposant sur la préférence nationale est intact, mais la priorité est de protéger les Français en leur réservant des aides sociales, en promettant des hausses de salaires et une retraite à 60 ans, et en mettant en place différents types de contrôles aux frontières pour préserver l’emploi et la production nationale.


Cette évolution d’un ancrage économique libéral vers ce que Gilles Ivaldi a nommé le « social-populisme » a permis au parti d’extrême droite d’accroître fortement sa présence auprès des catégories traditionnellement acquises à la gauche comme les ouvriers, puis, plus récemment auprès des employés, alors que le FN des années 1980 était bien représenté dans des populations plus favorisées comme les industriels, les commerçants, ou les professions libérales. Au point qu’une note récente de la progressiste Fondation Jean Jaurès évoque un « nouveau vote de classe ».

 

« Patriotisme économique »

Ce positionnement explique en partie comment Marine Le Pen a pu l’emporter sur son rival d’extrême droite Eric Zemmour, qui avait opté pour une ligne beaucoup plus libérale économiquement, alors même que la question du pouvoir d’achat gagnait en importance dans la campagne. « Marine Le Pen n’a jamais été libérale, explique Jean-Philippe Tanguy, son directeur de campagne adjoint. Elle a imposé une ligne de justice sociale et de patriotisme économique dès sa prise de présidence du FN. Cela nous vaut aujourd’hui d’être traités de socialo-communistes ! »

 

Ce tournant idéologique date de la crise de la zone euro en 2012, explique Gilles Ivaldi. A l’époque, Marine Le Pen vient de prendre la tête du Front national et fait le pari que la crise des dettes souveraines va faire exploser l’euro. « En face, il y a François Fillon, qui met en place des mesures d’austérité touchant durement les catégories populaires, raconte le chercheur. Marine Le Pen voit que dans les pays d’Europe du Sud, les classes moyennes ont souffert, et que la Grèce a porté la gauche populiste au pouvoir, il y a aussi le mouvement Podemos en Espagne et le bloc de gauche au Portugal… »


Elle pense qu’il va y avoir une déstabilisation de la confiance dans l’euro, et qu’il faut « proposer ce package très keynésien aux classes populaires ». Le virage est net : en 2012, les deux tiers de ses mesures sont orientées à gauche, vers plus de redistribution, pour les salaires, la retraite à 60 ans… Elle s’oppose en parallèle aux réformes des retraites ou de l’assurance chômage. Mais cet ancrage social est aussi le fruit « d’un travail de terrain mené depuis des années, avec des congrès politiques organisés dans des petites villes », poursuit le chercheur.

 

 

De fait, ce positionnement correspond aux attentes économiques et sociales d’une partie de l’électorat populaire, plus sensible aux questions de redistribution et plus affecté par les effets du libre-échange et de la flexibilité du travail. Les régions les plus exposées au commerce international et à la concurrence des pays à bas salaires – à savoir l’est et le nord de l’Hexagone – sont particulièrement susceptibles de voir le vote d’extrême droite progresser, a montré l’économiste Clément Malgouyres dans une étude mise à jour en 2017. Un effet de corrélation également mis en lumière aux Etats-Unis par l’économiste du MIT David Autor. « Dans la France postindustrielle qui a émergé à partir du mitan des années 1980, les catégories populaires n’ont pas disparu, résume la note de la Fondation Jean Jaurès. Elles se sont métamorphosées, avec notamment le développement d’un prolétariat des services, de la logistique et de la sous-traitance. »