Sur les littoraux, les épaves de bateaux entraînent une pollution difficile à enrayer
Plusieurs milliers de bateaux de plaisance abandonnés jonchent les côtes françaises. Les propriétaires peuvent les faire recycler gratuitement depuis 2019. Mais le composite, l’un des principaux matériaux de ces navires, reste difficile à revaloriser.
Par Lucile Coppalle (Plouguiel [Côtes-d’Armor], envoyée spéciale)
Sur la crique de mise à l’eau de Beg-Melen, à Plouguiel (Côtes-d’Armor), le 31 juillet 2024. Un avertissement à destination des propriétaires a été déposé sur l’une des embarcations abandonnées. LUCILE COPALLE / « LE MONDE »
Recouverte de mousse verte, la carcasse gît depuis plusieurs années à Beg Melen, une crique que les habitants de Plouguiel, dans les Côtes-d’Armor, aiment appeler leur « petit port ». Ce canot d’environ 5 mètres de long, un misainier, a perdu depuis longtemps sa voile. Des algues semblent avoir remplacé les cordes d’amarrage qui retiennent la barque. Le métal est rouillé par le sel de mer. Construit dans l’ancien chantier naval de la commune, fermé au début des années 2000, le canot est échoué dans la vase, tout près de son lieu de fabrication.
Ce bateau témoigne d’« un savoir-faire qui faisait la fierté du village », se souvient Pierre Huonnic, le maire de Plouguiel. Mais cette embarcation est aussi un exemple du casse-tête des communes littorales : au moins 5 400 épaves comme celle-ci sont abandonnées sur les côtes de France métropolitaine et d’outre-mer, d’après le Service hydrographique et océanographique de la marine. « Ces épaves causent de la pollution visuelle et environnementale, explique Pierre Huonnic. De l’essence ou de l’huile du moteur peuvent fuir et se répandre dans la nature. »
Beg Melen est situé dans l’estuaire du Jaudy, un espace classé Natura 2000 par l’Union européenne, afin de protéger la faune et la flore du site. « Si une amarre ou un autre élément du bateau se décroche, ça peut être dangereux aussi pour la navigation », ajoute Pierre Vilbois, directeur adjoint de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) des Côtes-d’Armor, en pointant les bateaux qui naviguent au large, derrière le squelette du voilier abandonné.
Prélèvement sur la vente de chaque bateau neuf
Le propriétaire de ce misainier est le seul, à ce jour, que la commune et la DDTM ont réussi à retrouver. Car une douzaine d’autres épaves gisent à Beg Melen, devenu un cimetière de bateaux de plaisance. Un nombre plutôt important pour un village de seulement 1 800 habitants environ. « J’ai 46 ans, je suis né à Plouguiel. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu des épaves à cet endroit », se remémore le maire. Ici, un voilier de 10 mètres de long, là un bateau à cabine échoué au milieu de salicornes sauvages. Et même un impressionnant trimaran rouge, embarcation onéreuse à trois coques, elle aussi désertée par ses propriétaires.
Un trimaran, à Plouguiel (Côtes-d’Armor), le 31 juillet 2024. LUCILE COPALLE / « LE MONDE »
La municipalité et la DDTM travaillent main dans la main pour retirer tous ces bateaux abandonnés du rivage, afin de les remplacer par 85 à 90 places d’amarrage, dans le cadre d’un projet de zone de mouillage et d’équipements légers. Les plaisanciers pourront y mettre à l’abri leur embarcation, surtout pendant l’hiver.
Déjà trois bateaux à l’abandon ont été retirés de ce paysage de carte postale. Direction un centre de traitement des déchets. A Lannion, à 20 kilomètres de Plouguiel, Romi Recyclage est l’un des trente-cinq sites qui travaillent avec l’Association pour la plaisance écoresponsable. Depuis sa création, en 2019, cet éco-organisme, agréé par le ministère de la transition écologique, permet aux plaisanciers de se débarrasser de leur bateau gratuitement, excepté les frais de transport vers le centre de déconstruction et de recyclage.
Ce service est financé par un prélèvement sur la vente de chaque bateau neuf. « La France est le seul pays au monde qui a mis en place une filière à responsabilité élargie des producteurs [REP] sur les bateaux de plaisance », explique Lucas Debievre, adjoint à la déléguée générale de l’Association pour la plaisance écoresponsable. Depuis cinq ans, plus de 11 000 ont été déconstruits. Parmi eux, 470 ont été démolis à Lannion dans le centre de traitement des déchets Romi.
Histoire sentimentale
Ce jour caniculaire de fin juillet, entre deux montagnes de plusieurs tonnes de ferraille et les passages incessants des camions à benne et des pelleteuses, seules quatre carcasses de bateau attendent d’être déconstruites. Même si le traitement des navires représente une « goutte d’eau » dans son chiffre d’affaires, Xavier Mahé, responsable de l’unité de traitement, explique que ces embarcations ne sont pas un déchet comme les autres. Chacune a une histoire sentimentale. « Souvent, ce sont des enfants qui ne peuvent plus entretenir le bateau de leurs parents décédés, raconte Xavier Mahé. Un jour, une femme nous a apporté le bateau de son conjoint, plutôt en bon état. L’homme s’était noyé alors qu’il naviguait dessus. Elle avait besoin de le détruire pour faire son deuil. »
Le centre de traitement des déchets Romi Recyclage, à Lannion (Côtes-d’Armor), le 31 juillet 2024. LUCILE COPALLE / « LE MONDE »
Un bateau vedette vient d’arriver dans le centre de Lannion. Il est inutilisable depuis qu’il a coulé en mars, lors de la tempête Nelson. Equipé d’un casque de sécurité et d’un gilet orange, Franck Le Normand, responsable des éco-organismes pour Monier Environnement, la maison mère de Romi Recyclage, fait l’inventaire des dégâts. Le pont et la coque ont été percés dans les intempéries. Le moteur a besoin d’être dépollué : il faut en retirer les restes de carburant et d’huile. Les autres éléments du bateau seront séparés et envoyés dans des centres de recyclage en fonction des matières : les barres en Inox d’un côté, un couvercle en bois de l’autre, etc. Reste le composite, un matériau constitué de résine polyester et de fibre de verre, utilisé pour construire plus de 80 % des coques de bateaux de plaisance.
« Utiliser des matériaux plus verts »
« Nous vendons le composite à des unités de valorisation énergétique, le plus proche possible de Lannion, explique Frank Le Normand. Il sera brûlé et utilisé afin de produire de l’énergie, pour faire tourner des cimenteries par exemple. » En France, environ 60 % du composite est ainsi valorisé, selon l’Association pour la plaisance écoresponsable. Faute d’autres solutions, les 40 % restants partent à l’enfouissement. « Ce matériau est la principale problématique de la filière du recyclage des bateaux de plaisance, souligne Lucas Debievre. Pour l’année 2023, notre taux de revalorisation est d’environ 73 % sur tous les composants des bateaux, mais notre objectif est d’arriver à 100 %. »
Pour la biologiste marine Corina Ciocan (université de Brighton, Royaume-Uni), « il est urgent que l’industrie nautique utilise des matériaux plus verts ». Les études scientifiques sur l’impact de ce composite sur l’environnement sont rares, mais Corina Ciocan et son équipe s’y attellent depuis 2018. Leur découverte la plus récente a été dévoilée, début juillet, dans la revue scientifique Journal of Hazardous Materials.
Ces chercheurs ont décelé « pour la première fois » de « fortes concentrations » de fibre de verre dans des mollusques. Près de 11 000 particules par kilo ont été trouvées dans des huîtres, et près de 2 700 par kilo dans des moules. Cette fibre de verre est issue de bateaux abandonnés dans le port de plaisance de Chichester, dans le sud de l’Angleterre, et de navires en réparation dans un chantier naval situé au même endroit. « Certains scientifiques comparent la fibre de verre à l’amiante, car ces deux matériaux ne se décomposent pas et peuvent s’incruster dans les organes, entraînant des lésions internes, voire des cancers », explique Corina Ciocan. Cette découverte pourrait ainsi permettre aux scientifiques de comprendre par quels processus la fibre de verre entre dans la chaîne alimentaire et affecte la santé des animaux et des humains.