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Dans l’électorat du RN, « le racisme s’articule à des expériences de classes »

Le chercheur Félicien Faury publie « Des électeurs ordinaires », une plongée dans les visions du monde de ceux qui ont déjà voté pour le parti lepéniste. Il décrit des personnes en position de « dominants dominés », craignant de perdre les privilèges d’un ordre racial qu’ils voient s’effriter.

Fabien Escalona

1 mai 2024 à 18h58

 

Un certain fatalisme imprègne les forces rivales du Rassemblement national (RN), qui s’attendent toutes à ce que la liste emmenée par Jordan Bardella soit en tête des élections européennes le 9 juin prochain. Évidente, la dynamique de l’entreprise partisane lepéniste ne cesse de susciter des interprétations diverses quant à ses causes profondes. 

 

Avec Des électeurs ordinaires, à paraître le 3 mai aux éditions du Seuil, le politiste Félicien Faury, chercheur postdoctoral au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), offre un éclairage important. La fréquentation au long cours d’électrices et d’électeurs du RN dans la région Sud-Paca, entre 2016 et 2022, lui a permis de reconstituer les « visions du monde ordinaires » qui sous-tendent leur comportement électoral. 

 

Ce faisant, il met en évidence certains ressorts de la « normalisation » partielle du RN, en particulier la politisation réussie d’aspirations à un ordre racial inégalitaire. On comprend que ces aspirations s’avèrent très largement répandues dans la population françaises, ne fût-ce qu’à l’état latent, et sont d’autant plus mobilisables que les individus craignent d’être les « perdants » d’une concurrence accrue pour l’accès à l’emploi, au logement ou aux services publics. Entretien.

 

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Félicien Faury à Paris en avril 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Mediapart : Votre enquête porte sur « les logiques communes qui nourrissent la préférence électorale lepéniste ». En quoi nous renseignent-elles sur sa capacité à augmenter son audience électorale, y compris dans des territoires et des couches sociales auparavant rétifs ?

Félicien Faury : Une des prouesses du RN, en effet, consiste à étoffer son électorat, d’une manière non linéaire mais ascendante, en conquérant des segments nouveaux de la population et sans jamais perdre sa base historique plus radicale.

 

Cette force politique s’est nimbée d’une aura de « normalisation », tout en gardant son monopole sur l’électorat d’extrême droite. Jamais aucune scission du RN n’a entamé ses scores à long terme. Même le phénomène Zemmour n’a pas eu cet effet. Mieux, ou pis, le polémiste devenu politique a probablement permis à des milieux bourgeois qui votaient à droite de l’utiliser comme un sas, en se familiarisant à la possibilité de voter RN un jour.

 

Le RN fait preuve d’habileté stratégique et discursive, en adaptant son discours selon les publics. En ce moment, par exemple, il envoie des signaux très clairs à destination des classes moyennes et supérieures, et des personnes âgées. Il ne cesse d’osciller entre ses fameux « fondamentaux », à savoir les enjeux d’immigration et d’insécurité, et de nouvelles thématiques grâce auxquelles il élargit son offre politique.

 

Ce parti a aussi été bien aidé par les autres forces politiques, et notamment par la droite de gouvernement, qui a repris ses thèmes. À long terme, on sait que ça ne fonctionne pas.

 

Les électrices et les électeurs du RN que vous avez rencontrés résident dans la région Sud-Paca, une zone de force historique de ce parti. La distinction souvent faite entre un « RN du Nord », plus populaire, et un « RN du Sud », plus aisé, a-t-elle du sens ?

La distinction géographique Nord/Sud, en ce qui concerne l’électorat du RN, reste intéressante à condition de ne pas être caricaturée. Elle permet de désigner des différences d’intérêts de classe qui existent bel et bien.

 

Dans le Nord-Est, on retrouve ainsi un électorat populaire fragilisé sur le terrain de l’emploi, bien analysé dans les travaux de Benoît Coquard. Par contraste, celles et ceux que j’ai côtoyés dans le Sud-Est n’ont pas peur du chômage, ce qui ne les empêche pas d’avoir beaucoup d’autres préoccupations d’ordre matériel. Ce sont davantage les enjeux de redistribution qui les inquiètent, à savoir la répartition des impôts et des aides sociales, ainsi que l’accès au logement et aux services publics.

 

Pour autant, il y a bien quelque chose qui lie et rassemble ces électorats : il s’agit de la question migratoire, et au fond de la question raciale. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont le racisme s’articule à des expériences de classes. À ce titre, la force du slogan de Jean-Marie Le Pen, « immigrés = chômeurs », était d’être polysémique. La figure négative de l’immigré peut apparaître sous les traits de celui qui vient « voler le travail » en travaillant lui-même, mais aussi sous les traits de l’immigré chômeur qui bénéficie des aides, et vient donc « voler » le travail de manière indirecte.

 

Vous insistez sur le fait que les ressorts identitaristes et sociaux du vote RN se combinent entre eux, et qu’il est assez vain de déterminer lesquels seraient prioritairement à l’œuvre. On entend pourtant souvent que le vote RN serait celui de « perdants » de la mondialisation, qui se tromperaient de colère…

Tout un ensemble de travaux anciens et récents, comme ceux de Julia Cagé et Thomas Piketty dernièrement, mettent en avant les inégalités de classe subies par les électeurs du RN. C’est tout à fait justifié, mais le problème de ces approches est souvent d’euphémiser ou d’évacuer la dimension raciale qui continue de structurer le vote RN.

 

Il faut reconnaître cette structuration essentielle, tout en rappelant que le racisme est un fait social transverse à toute la société, dont l’extrême droite n’a pas le monopole. Ce que j’essaie de démontrer dans mon livre, c’est que le vote RN est une modalité parmi d’autres de participation aux processus de racialisation. Il est le fruit d’une vision raciste qui s’articule à une expérience de classe particulière, de sorte qu’elle est politisée de manière spécifique en direction de ce parti.

 

Sur le terrain, j’observe ainsi un racisme ordinaire déjà très présent, sur lequel se greffe une mise en concurrence pour l’accès à des ressources communes : logement, éducation, services publics… Cette concurrence sociale a pour effet d’attiser l’hostilité vis-à-vis des minorités ethno-raciales. Or, le RN a compris la force sociale et politique du racisme. Par son discours et son action proprement politiques, il cherche à l’activer à son profit. 

 

Vous affirmez d’ailleurs que l’électorat RN se situe à la frontière d’un « ordre racial » dont il redoute l’effritement.

D’un point de vue ethno-racial, les personnes que j’ai rencontrées sont en effet du « bon côté » des frontières raciales qui traversent la société française. Mais si elles font partie du groupe majoritaire, elles perçoivent leur position de pouvoir comme fragile et menacée. Elles ont l’impression d’être de moins en moins majoritaires, d’être de moins en moins « chez elles », et craignent que leurs privilèges soient fragilisés.

 

Pour le dire un peu brutalement, ce sont des personnes qui n’ont pas les ressources sociales à la hauteur de leur désir ségrégatif, de leur volonté de partager un « entre-soi blanc ». D’où le conditionnel de beaucoup de propos que j’ai recueillis, par exemple : « J’aimerais bien déménager mais je n’ai pas les moyens. » De ce point de vue, ces électeurs sont dans une position de « dominants dominés », qui va leur rendre d’autant plus séduisants les discours qui promettent de durcir les frontières de l’ordre racial. 

 

Vous consacrez un chapitre à l’islamophobie, en montrant qu’elle dépasse évidemment de très loin la critique de la religion, et s’offre comme la déclinaison d’une forme de racisme culturel. Certaines de ses mécaniques, observez-vous, seraient semblables à celles que l’on retrouve dans l’antisémitisme. En quoi ?

J’ai en effet repéré des analogies avec d’autres formes d’altérisation. Une chose qui m’a particulièrement frappé est la suspicion sur le degré de radicalité des personnes identifiées comme musulmanes. « Avec eux, on ne sait jamais », ai-je souvent entendu. Le sociologue Reza Zia-Ebrahimi parle d’une « racialisation conspiratoire ». J’ai observé des phénomènes semblables, avec cette prégnance de l’idée qu’il y aurait un « caché » derrière le visible.

 

C’est un mécanisme qu’on retrouve dans l’antisémitisme, mais aussi dans l’homophobie. Ce n’est pas un hasard si ceux qui la propagent parlent de « lobby LGBT », comme d’autres parlent de « lobby juif ». Dans tous les cas, ces discours manipulent la crainte d’un stigmate qui n’est pas immédiatement visible, qui avance masqué en quelque sorte.

 

Le vote RN épargne une partie des classes dominantes mais pas la classe politique, dont le rejet fait justement partie des « logiques communes » que vous identifiez. Comment expliquer cette différence ?  

Les électeurs ont une conscience des relégations de classe qu’ils subissent, mais celle-ci donne généralement lieu à un fatalisme, pas à une politisation. La critique des élites politiques, elle, repose généralement sur des ressorts distincts selon que l’on parle de la gauche ou de la droite.

La gauche est très souvent détestée, car vue comme le camp des « beaux parleurs », des « donneurs de leçons ». J’y vois une défiance vis-à-vis du pouvoir culturel, et derrière de l’ordre scolaire. Il ne faut pas oublier que le faible niveau de diplôme est une des variables explicatives la plus forte du vote RN. Derrière ce constat statistique, on retrouve des trajectoires scolaires courtes mais surtout heurtées, qui ont rendu ces personnes très sensibles au mépris de classe qu’elles ressentent de la part d’élites médiatiques et artistiques. 

 

Sur mon terrain, les élites de droite ne sont pas rejetées aussi intensément. On rencontre surtout l’opinion que la droite a trahi, que ses représentants se sont « gavés », comme une partie des élites économiques d’ailleurs. Sarkozy, Fillon, et certains notables locaux de droite sont critiqués sous cet angle. Résultat, pour la majorité de ces électeurs, voter à gauche semble impensable, et voter à droite est de moins en moins envisageable.  

 

J’en profite pour préciser que le vote en faveur du RN ne me semble pas spécialement « dégagiste ». En Europe, on observe que les électeurs des droites extrêmes sont capables de les reconduire au gouvernement. En France, rappelons que la plupart des mairies conquises par le RN en 2014 ont été reconduites, parfois à la majorité absolue dès le premier tour. Le vote RN n’est donc pas toujours « antisystème », tout dépend justement si le « système » satisfait ou non ces électeurs. De la même manière, l’argument « on a tout essayé » me semble incomplet – au fond, il y a des partis très à gauche qu’on n’a pas « essayés » non plus...

 

La gauche semble avoir plusieurs trains de retard. Dans certains territoires, malgré ses efforts, elle voit s’accumuler les votes RN alors que les cadres et les militants de ce parti sont quasiment absents. Comment le comprenez-vous ?  

Je n’ai pas de réponse clés en main. Ce à quoi peut inciter mon livre, c’est de regarder en face la très grande force sociale du racisme, encore plus quand il s’articule à des logiques de classe. Pour démonétiser le racisme, il faut sans doute des promesses sociales et politiques à la hauteur de cette puissance de séduction. Mais le racisme qui s’exprime par le vote RN est tributaire de logiques de racialisation plus générales, contre lesquelles il faut lutter sur le long terme.

 

Par ailleurs, la politique n’existe pas seulement lors des élections. Elle passe aussi par des discussions communes au quotidien, avec des consensus locaux qui finissent par se créer et se solidifier. J’ai souvent entendu : « Ici, tout le monde pense ça. » Il y a un accord fondamental sur ce qui fait problème et ceux qui font problème. Par conséquent, dans certains espaces, la parole de gauche est très peu entendue. L’enjeu, pour les syndicats, les associations et les partis, consiste à y reprendre pied pour diffuser une sorte d’« antiracisme ordinaire ».