Réflexion sur la question Marx
par Jean-Baptiste MARONGIU, 23 mars 2006 à 20h42
«Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel. Quel est le fondement profane du judaïsme ? Le besoin pratique, le profit personnel ? Quel est le culte profane du juif ? L'agiotage. Quel est son dieu profane ? L'argent.» Prononcés aujourd'hui, de tels propos entraîneraient un procès pour incitation à la haine raciale, alors qu'ils n'émurent personne lorsque Karl Marx les coucha dans les pages de Sur la question juive. Les accusations d'antisémitisme ne viendront que plus tard : elles sont anachroniques et absolument injustes, selon Daniel Bensaïd qui, pour preuve, vient de rééditer dans une nouvelle traduction le texte de Marx, avec une présentation et des commentaires conséquents. Aussi a-t-on mis sur le compte de la conversion au christianisme du père, une supposée haine de soi du fils (qui a servi également à dénigrer Freud et bien d'autres) pour interpréter le discours marxien. Daniel Bensaïd démonte point par point cette «légende» d'un Marx antisémite en replaçant Sur la question juive dans un double contexte : celui de la condition juive dans l'Allemagne du deuxième quart du XIXe siècle d'une part et, de l'autre, celui du mûrissement de la théorie marxienne elle-même, au moment où un jeune philosophe hégélien libéral radicalise son humanisme avant de se tourner résolument vers le matérialisme et le socialisme révolutionnaire.
Lorsque Marx publie à Paris, en avril 1843, Sur la question juive dans le premier (et unique) numéro des Annales franco-allemandes, il a 25 ans. Avec ce long article, il entend répondre, comme l'indique le titre, à la Question juive, un ouvrage de Bruno Bauer, autre philosophe de la gauche hégélienne. Pour aller vite, Bauer propose aux juifs allemands l'émancipation politique par l'assimilation culturelle. Or, d'après Marx, le dédoublement entre l'Etat et la société civile institué par la Révolution française a déconnecté le citoyen de l'homme privé, l'Etat de la religion, les droits politiques des droits de l'homme. Dès lors, il n'y a aucune nécessité d'associer l'obtention des droits politiques à des renoncements identitaires. Cependant pour Marx, l'émancipation des juifs se pose différemment selon la nature de l'Etat du pays où ils résident. Dans une Allemagne sans un Etat digne de ce nom, elle prend des allures théologiques ; en France, il reste encore à mettre en oeuvre la Constitution ; aux Etats-Unis d'Amérique, pourtant le pays électif de la religiosité, il n'y a pas de question juive du tout, parce que la religion n'est en rien une affaire d'Etat. Marx est clair : «L'émancipation politique du juif, du chrétien, de l'homme religieux en général, c'est l'Etat s'émancipant du judaïsme, du christianisme, de la religion en général.» Mais «l'Etat s'émancipant de la religion ne veut pas dire l'homme réel s'émancipant de la religion».
Aux yeux du jeune Marx encore libéral, l'émancipation politique représente un grand progrès, mais elle n'est qu'une étape de «l'émancipation humaine» dont l'accomplissement (incluant évidemment le dépérissement de toute religion) reviendra dans le marxisme mature au prolétariat qui, en détruisant la société fondée sur le capital, libérera l'humanité tout entière. Pour l'heure, les concepts marxiens sont vagues. Aussi, la question juive se confond-elle avec celle de l'argent, le judaïsme n'étant que le nom impropre que Marx utilise en lieu et place de celui de capitalisme, puisqu'il n'a pas encore formalisé la notion de capital destinée à prendre l'ampleur que l'on sait. Daniel Bensaïd montre aisément que le rapport particulier que les juifs entretiennent avec l'argent, tel que le décrit Marx, est historique et social et non pas religieux et, en tout cas, aucunement racial. C'est l'humanité dans son ensemble qui doit se libérer de l'argent et non pas seulement les juifs, du moment que l'échange monétaire régit désormais l'économie tout entière : «L'argent est devenu la puissance mondiale et l'esprit pratique juif est devenu l'esprit pratique des peuples chrétiens. Les juifs se sont émancipés dans la mesure où les chrétiens sont devenus des juifs.» Libérons-nous donc de l'économie monétaire, semble dire le jeune Marx, et il n'y aura plus ni juifs ni chrétiens mais des simples êtres humains.
Le rapport à l'argent, l'émancipation politique, l'assimilation culturelle ou pas dans le cadre de l'Etat-nation, sont des facettes que structurent la question juive en Europe au cours du XIXe siècle, les plus assimilationnistes n'étant pas nécessairement les non-juifs. Marx analysait le destin juif «dans l'histoire et par l'histoire». Bensaïd reprend la méthode à son compte quand il retrace les contours actuels de la condition juive, déterminée encore une fois historiquement par le «judéocide» nazi, l'antisémitisme bureaucratique stalinien et la création de l'Etat d'Israël. Aussi va-t-il contre l'air du temps, s'élevant avec force contre «la transformation du judéocide d'événement historique et politique en événement théologique» qui «confirme le destin victimaire du peuple juif et légitime par contre-coup l'exception ethnique d'un"Etat juif"».
On suit bien Daniel Bensaïd quand il replace les prises de positions du jeune Marx sur la religion en général et le judaïsme en particulier dans le contexte d'une pensée en formation accélérée. On le suit moins quand il se refuse à voir dans la promesse marxienne de renversement de l'état de choses présentes une manière de fidélité au messianisme biblique, pour n'y déceler qu'une approche de l'histoire matérialiste (ce qui est vrai) et scientifique (ce qui reste à prouver). Un messianisme proprement juif , dans la mesure où le salut de l'humanité adviendra pour Marx sur cette terre, et non pas dans l'au-delà. Mais Bensaïd rétorquerait que la promesse marxienne n'a d'horizon que l'histoire humaine. Certes, mais en vue de son accomplissement... messianique.