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Pierre Cloarec
Pierre Cloarec, lieu : France (1988-présent)

 

 

 

Q: Par quoi remplaceriez-vous la devise (liberté-égalité-fraternité) de la France si vous le pouviez ?

Je n’y toucherais pas, et surtout pas pour y mettre ce monstre puant que de dangereux incompétents nomment «équité», qui n’est rien d’autre qu’un argument en faveur du rétablissement de l’esclavage.

Il se peut que j’aie l’air radical. En quoi l’équité justifierait-elle l’esclavage? N’est-ce pas exagérer que de soutenir cela?

L’argument commun en faveur de l’équité revient, à dire, en gros: à chacun selon son intelligence, sa force, etc. Nous ne sommes pas égaux en la matière: pourquoi faudrait-il insister sur l’égalité, alors que nous sommes de fait inégaux? Ceux qui disent cela sont aussi incompétents que dangereux. Ils sont incompétents parce qu’ils n’ont rien compris à l’égalité, et parce qu’ils ne sont pas même capables d’aller jusqu’au bout de leur raisonnement; et ils sont dangereux parce qu’au bout de ce raisonnement, il y a l’esclavage. Et je pèse mes mots.

Si vous dites, donc: à chacun selon son intelligence, sa force, etc., vous pouvez résumer cela en: à chacun selon ses qualités. Aristote était tout ce qu’il y a plus équitable en soutenant (Politique, I, 5) que certains hommes étaient par nature esclaves et d’autres par nature libres, et que les esclaves devaient obéir, et les hommes libres commander. C’est que certains sont nés pour être des esclaves, et d’autres sont nés pour être libres. Traiter ceux qui sont nés pour l’esclavage comme les égaux de ceux qui sont nés pour la liberté serait injuste, inéquitable. Bien sûr, vous ne pensez pas explicitement cela. L’esclavage vous répugne. Vous chercherez divers moyens d’éviter cette conclusion. Vous direz que la liberté est plus importante que d’assigner à chacun une position qui reflète précisément ses qualités.

C’est là que l’on fait intervenir l’égalité. Rares sont ceux qui ont soutenu que l’égalité entre les hommes impliquait que toute différence entre eux fût niée ou abolie. Moins rares sont ceux qui ont soutenu que l’égalité se limitait à l’égalité matérielle, mais même alors on doit poser la question: égalité de quoi? Parle-t-on d’égalité de revenus, d’égalité des chances (oui, c’est une forme d’égalité matérielle), d’égalité de satisfaction (si vous êtes aussi satisfait en buvant du champagne que moi en buvant de la bière, nous serons à égalité si vous recevez une bouteille de champagne et moi une de bière), d’autre chose encore?

C’est parfois quelque chose comme l’égalité de satisfaction que les défenseurs de la prétendue «équité» semblent avoir en tête. À chacun selon ce qui le satisfait le mieux. C’est bien une forme d’égalité. Ou alors, à chacun selon ses efforts: c’est encore une forme d’égalité, en l’occurrence l’égalité par rapport aux efforts. La récompense de l’effort étant égale pour tous, ceux qui fournissent le plus d’efforts recevront une récompense plus grande.

Tout cela n’arrive cependant pas au cœur de l’égalité. Au nom de quoi serions-nous tous libres? Au nom de quoi faudrait-il que des efforts égaux soient également récompensés? On pourrait très bien dire: les membres des castes inférieures seront sujets à telle règle, et les membres des castes supérieures seront sujets à telle règle; et ce serait parfaitement équitable. Ce serait inégalitaire, mais équitable: à chacun reviendrait ce que de droit, selon sa naissance. Si vous dites que les distinctions de cette sorte doivent être abolies, vous êtes en faveur de l’égalité, mais de quelle sorte?

On comprend bien mieux l’égalité en la traitant comme une relation entre les personnes. Dire que nous sommes égaux, ce n’est ni dire que nous sommes identiques, ni soutenir que nous devrions être matériellement à égalité (à supposer qu’un accord existe sur ce qu’il faudrait égaliser). C’est dire que nous ne sommes pas dans une relation hiérarchique: nous pouvons nous tenir l’un en face de l’autre sans que l’un de nous soit contraint à la déférence, ni que l’un des deux puisse regarder l’autre avec mépris. Il n’y a pas entre nous de barrières de caste. Je n’ai pas le droit de vous causer un tort et d’échapper aux conséquences de mon acte en raison de mon statut, et vous n’avez pas ce droit non plus: nous sommes égaux devant la loi, et ni l’un ni l’autre de nous n’est une quantité négligeable. En tant que membres d’une société d’égaux, nous pouvons nous serrer la main d’égal à égal, et non d’inférieur à supérieur. Il peut exister des relations hiérarchiques dans des sous-ensembles d’une société d’égaux, au sein d’une entreprise par exemple, mais ces relations ne sont pas inscrites dans la supposée «nature» inférieure ou supérieure des uns et des autres.

C’est à cette égalité que s’opposent frontalement les sexistes et les misogynes, les racistes, les antisémites, et j’en passe. Ils veulent un monde où chacun serait «à sa place»: les femmes à la maison, les Noirs et les Juifs dans leur ghetto. Ce serait un monde aussi équitable (à leurs yeux) qu’inégalitaire. Si vous ne voulez pas de ce monde, c’est probablement que vous êtes plus en faveur de l’égalité que vous ne le prétendiez.

Ce serait aussi un monde où la liberté serait gravement amputée. Vous ne pourriez pas postuler librement à un emploi, déménager comme bon vous semble, épouser qui bon vous semble. Sans égalité, la liberté serait vidée de sa substance. Oh, bien sûr, vous pourriez tuer certaines personnes sans être inquiété. Les États-Unis ségrégationnistes étaient très libres de ce point de vue, puisque toute une partie de la population était tenue pour quantité négligeable, et pouvait être brutalement assassinée sans que les meurtriers aient à s’inquiéter. Je suppose que ce n’est pas cette sorte de «liberté» que vous chérissez.

Évidemment, la relation entre liberté et égalité n’est pas toujours simple à comprendre, et ce d’autant que la liberté, contrairement à ce que se figurent les naïfs, les incompétents et les gens de droite, est loin d’être une notion parfaitement claire. En fait, pour bien faire, le mieux est de se demander à quoi elle s’oppose. D’un point de vue métaphysique, la liberté s’oppose communément à la nécessité: un être libre est un être qui échappe à la nécessité; si l’on ne peut échapper à la nécessité, on n’est pas libre (en fait c’est bien plus compliqué que cela, comme en témoignent les débats à distance entre Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, etc.). À l’inverse, la liberté peut s’assimiler à l’autonomie: je suis libre dès lors que j’agis suivant ma volonté propre, et non d’après une quelconque nécessité. D’un point de vue politique, en revanche, la liberté peut s’opposer à diverses sortes de contraintes: on peut songer à l’interférence, à la domination, à l’oppression, etc. Ainsi, d’après les défenseurs de la liberté comme non-interférence, je suis libre si je ne suis pas empêché de faire ce que je souhaite faire (dans les limites de la loi); d’après les défenseurs de la liberté comme non-domination, je suis libre si personne n’est en position d’interférer dans mes décisions ou de me dicter ma conduite; d’après les défenseurs de la liberté comme non-oppression, je suis libre si je peux agir sans crainte d’être marginalisé, brutalisé, etc. et sans crainte de ne pas être écouté si je me plains.

Oui, tout cela est compliqué et demande un peu de réflexion. Non, il n’y a pas de «réponse» simple et facile à toutes les questions et difficultés que cela soulève. La relation des différentes formes de liberté entre elles, et entre égalité et liberté, n’est pas toujours claire: dans quelle mesure devrait-on ou ne devrait-on pas limiter les inégalités matérielles pour assurer l’égalité dans les relations entre personnes? Quelles inégalités devrait-on accepter au nom d’autres valeurs importantes, mais qui ne peuvent être pleinement réalisées toutes ensemble?

Il n’y a pas de réponses simples et faciles à des questions de cette sorte. Elles doivent être constamment renégociées; et les gens qui essaient de vous vendre des réponses simples et faciles sont, selon les cas, des naïfs, des incompétents, ou des manipulateurs.

Pour finir, si je n’ai fait explicitement référence à personne au-dessus, il y a bien sûr beaucoup de lectures en arrière-plan. Plutôt qu’une bibliographie complète, qui serait bien trop longue, voici quelques suggestions (dans le désordre alphabétique):

Krause S., «Plural Freedom», Politics & Gender 8(2), 2012: 238–245.

Sen A., «Égalité de quoi?», dans Éthique et économie.

Rawls J., Théorie de la justice (Seuil/Points), ainsi que Libéralisme politique (Puf).

Anderson E., «What Is the Point of Equality?», Ethics 109(2), 1999: 287–337.

Scheffler S., «What Is Egalitarianism?», Philosophy & Public Affairs 31(1), 2003: 5–39.

Pettit P., Républicanisme (Gallimard), ainsi que On the People’s Terms (Cambridge UP).

Il y en aurait bien d’autres, en particulier les défenseurs de l’égalité d’opportunités (thèse désignée en anglais sous le nom de luck egalitarianism et qui est une conception de l’équité comprise comme égalité ), comme R. Arneson, GA Cohen, J. Roemer et bien d’autres encore, mais ce sera pour une autre fois.

 

Pierre Ratcliffe
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