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Camille Etienne: « Qu’est-ce qu’on attend [...] ? »

Camille Etienne: « Qu’est-ce qu’on attend pour s’attaquer à l’ultrarichesse, à l’accaparement ? »

 

La jeune activiste du climat appelle à un soulèvement écologique réunissant les générations et les classes sociales. Un bouleversement qui n’adviendra pas, selon elle, «si on ne demande pas plus à ceux qui peuvent le plus».
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Camille Etienne à Paris, le 11 mai 2023. (Emma Birski/Libération)

par Anaïs Moran et Thibaut Sardier

publié le 14 mai 2023 à 20h10

 

Elle va célébrer ses 25 ans dans quelques jours. Fêter la vie dans ce monde qui «s’effrite et se délite», mais dans lequel elle veut «tenir debout». En témoigne son engagement militant, depuis l’adolescence dans des associations comme Amnesty International, qu’elle poursuit aujourd’hui sur les questions écologiques, avec l’atout d’une notoriété acquise sur les réseaux sociaux : au printemps 2020, une vidéo au titre éloquent, «Réveillons-nous», a été vue plusieurs millions de fois.

Hier encore, enfant, Camille Etienne contemplait depuis Pracompuet, hameau savoyard au cœur de la Haute Tarentaise, les glaciers trôner en majesté. Aujourd’hui, ils ont «perdu de leur splendeur», il faut «marcher toujours plus longtemps pour les toucher du doigt», et c’est pour cela que la jeune activiste française publie le 19 mai son premier livre, Pour un soulèvement écologique (éd. le Seuil). «Notre impuissance est une illusion, pose-t-elle. C’est l’impression collective que la chose publique nous échappe. Je l’entends, partout, dans les discussions, les confessions, et toutes me ramènent à ce sentiment lancinant qui écrase, d’une invisible et lourde main, le soulèvement.»

 

Camille Etienne vient tout juste de terminer ses études. Dans ses bagages : un double cursus entre Sciences-Po à Paris et la Sorbonne pour la philosophie, une année d’expérience en agroforesterie sur les terres de Finlande, suivie d’un master d’économie. Ado, elle se rêvait juge pour enfants, avant que le «climat ne la rappelle par le col».Médiatique, éloquente, admirée ou méprisée, elle vadrouille sur les différents terrains de lutte. Dans son viseur, il y a notamment Total, et son projet de pipeline Eacop, en Ouganda et en Tanzanie. Mais aussi, l’entreprise canadienne The Metals Company, qui entend extraire des métaux dans les fonds marins : à force de lobbying collectif, jusqu’au siège de l’Autorité internationale des fonds marins à la Jamaïque, elle a obtenu le retrait de différents investisseurs et suscité l’action diplomatique de plusieurs pays en faveur d’un moratoire sur l’extraction dans ces zones.

 

Portrait

Camille Etienne sillonne aussi les plateaux télé et les conférences, foule les planches de théâtre pour lire du George Sandécologiste avant l’heure»), produit des documentaires et courts métrages pour éveiller les esprits. «Je gagne ma vie de plein de manières différentes. Je vais bientôt avoir mes cachets d’intermittence du spectacle !» dit-elle, refusant d’entendre parler de «carrière militante». Parce que ce n’est pas «un choix professionnel, mais un besoin viscéral», glisse-t-elle, un mardi pluvieux, début mai à Paris. Et puis, «cela risquerait d’ériger des personnalités comme Greta Thunberg ou moi en modèles, à qui on dirait “je ne pourrai jamais faire aussi bien, je suis tellement contente que vous existiez”. On n’a pas besoin d’être applaudies, mais d’être rejointes !» C’est justement la raison d’être de ce premier livre : son propos fourmillant mais décousu n’est pas une réflexion théorique sur les enjeux écologiques, c’est un appel enthousiaste à ce soulèvement qu’elle espère tant.

 

Il faut cesser d’attendre un «déclic écologique» pour agir car ce «mythe» rend passif, dites-vous au début du livre. Est-ce parce que vous êtes tombée dans l’écologie dès l’enfance que vous n’en avez pas eu besoin ?

 

Pas vraiment, au sens où mon rapport à la nature n’était pas du tout intellectualisé, ni verbalisé. Quand on est très ancré dans un territoire, il y a une forme de fierté et de pudeur. On refuse d’accepter qu’il se délite ; on n’imagine pas que la montagne puisse être fragile. J’ai eu du mal à comprendre que nous, humains, si vulnérables face à une avalanche, puissions être en mesure de menacer cette chose immense.

 

Quand les choses ont-elles changé pour vous ?

 

Pendant mes études à Paris. Je me suis dit que si je n’étais pas d’accord avec des décisions concernant l’écologie et l’avenir de la planète, je devais tenter d’accéder à des lieux de pouvoir pour agir, y avoir de l’influence. A mon arrivée à Sciences-Po, en tant que boursière venue de province, j’ai ressenti toute la violence symbolique d’un milieu social que je ne connaissais pas. Mais mes résultats étaient bons. Je me suis autorisée à parler et à assumer cette identité forte pour défendre mon territoire. C’est aussi pour ça que j’ai fait de l’économie : en tant que femme, jeune, qui parle d’écologie, je voulais être légitime à dire non. Ça ne marche plus de prétendre que le seul choix est une croissance basée sur le PIB, qu’il n’y a pas d’autre histoire économique possible que celle du capitalisme néolibéral.

 

Une grande partie des Pyrénées-Orientales, à sec, se trouve déjà au niveau maximal des restrictions d’eau. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

 

Je ne pensais pas que ça arriverait aussi tôt. Le réel dépasse presque toute fiction. Dès le mois d’avril, quatre villages en France n’avaient déjà plus d’eau au robinet. Des milliers de bouteilles sont commandées parce qu’il n’y a plus à boire, chez nous, au printemps ! Ce qui va être très violent à vivre cet été, si on n’anticipe rien, c’est de voir des golfs ouverts quand il y aura, par exemple, du bétail assoiffé envoyé à l’abattoir. La question de la gestion de la ressource est primordiale. Ce n’est pas parce qu’elle est trop désagréable à regarder en face qu’il faut la mettre de côté.

 

Les autorités ne seraient donc pas à la hauteur de cet enjeu ?

 

Plus on envisagera tous les scénarios avant que la pénurie arrive, plus on gagnera un précieux temps et surtout, plus on apportera des solutions démocratiques. Le gouvernement devrait organiser des conventions citoyennes sur l’eau et assumer : «On ne sait pas comment on va y arriver, mais on veut vous entendre sur la manière dont vous voyez les choses pour vos territoires.» L’eau va manquer, on le sait. Qu’est-ce qu’ils foutent au pouvoir ?

 

Voulez-vous dire qu’est-ce que fout «Emmanuel» !? Ce prénom apparaît régulièrement dans votre livre et vous n’épargnez guère le Président…

 

Ce n’est même pas qu’Emmanuel Macron ne «fait pas» : on n’est plus du tout à l’heure de l’inaction climatique. On est à l’heure de l’action délibérée d’un écocide. Les puissants se cachent derrière une impuissance choisie. On a marché dans les rues pour se faire entendre, utilisé les outils démocratiques, joué avec leurs règles, mais ils ne nous ont même pas prêté attention. Emmanuel Macron s’est enfermé dans son mépris. Sauf qu’il ignore la brèche qu’il a ouverte en croyant nous avoir à l’usure. Le désespoir peut faire naître de très jolies choses.

 

Comme le «soulèvement» ? Pourquoi préférer ce mot à «désobéissance» ou «rébellion» ?

 

C’est l’élan qui m’intéresse. Ma seule mission, c’est tenter de créer cette envie de désobéir chez des gens empêtrés dans une apathie orchestrée par des individus qui veulent nous y maintenir. Leur donner un peu d’énergie pour qu’ils disent «ça suffit, on est puissants». C’est un clin d’œil à la Boétie : «Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.» Je suis attachée à la puissance. Elle permet de prendre conscience que la trajectoire du monde ne nous échappe pas. Il faut seulement qu’on se la réapproprie.

 

Comment provoquer un «soulèvement», seule «question qui vous obsède» ?

 

Là, on est avant l’orage. Il y a une électricité particulière. Est-ce que ça va péter ? Quand ? Tout est imprévisible.

 

C’est la particularité de notre époque ?

 

On habite un monde dont on nous dit qu’on doit se battre pour qu’il existe. Pas juste nous, notre pays ou notre famille mais toute notre espèce humaine et potentiellement les autres, qu’on embarquera dans notre chute. Ça donne un sens vertigineux à la tâche, et merveilleux, car de l’optimisme subsiste dans cette incertitude. Rien n’est sûr car tout dépend de ce qu’on fait aujourd’hui.

 

Comment choisissez-vous vos terrains et modes de lutte ?

 

Au début, on me sollicitait sur tous les sujets… jusqu’à me demander, comme à une éditorialiste, s’il fallait envoyer l’armée dans les banlieues, ou célébrer Napoléon ! J’ai fait des choix, j’ai privilégié les sujets qui ne sont pas déjà sur le devant de la scène. Et après, c’est l’intuition qui guide ! Il y a le hasard des rencontres, et celui des sujets qu’on découvre. La lutte contre le projet Eacop, c’est parce que l’activiste allemande Luisa Neubauer dont je suis proche m’a sollicitée un jour où elle venait en France avec d’autres militants d’Ouganda et de Tanzanie. A l’époque, ce projet de plus grand pipeline chauffé au monde, construit par une entreprise française et soutenu par le gouvernement, était peu connu. Pareil pour l’exploitation minière des fonds marins. Il y a un an et demi, Anne-Sophie Roux, de l’ONG Sustainable Ocean Alliance, m’a écrit car elle bossait avec des biologistes marins. Et j’ai été bouleversée par le dossier. Jusqu’à m’investir dans les négociations internationales avec Greenpeace… Si on m’avait dit qu’on allait réussir à obtenir des avancées en faisant ce genre de lobbying, je n’y aurais pas cru.

 

Incarner ces combats, en tant que jeune femme, est-ce parfois lourd ?

 

Le sexisme ordinaire, la condescendance des plus âgés, les lettres de menaces, les fois où j’arrive dans une conférence et où on pense que je suis l’assistante de la personne à côté de moi… font partie de ma vie. Mais d’autres activistes sont beaucoup moins privilégiées que moi, comme Vanessa Nakate ou Hilda Flavia Nakabuye, en Ouganda. Pour les pancartes qu’elles font sur Eacop, elles peuvent se retrouver dans la prison de haute surveillance de Kampala. Je ne vis pas toujours des trucs fun, mais ce serait indécent d’en faire un truc un peu larmoyant. J’ai signé pour déranger un ordre établi… évidemment qu’il va se défendre !

 

Avez-vous le sentiment d’être la porte-parole de votre génération ?

 

Ce n’est pas mon intention. Je vois tout de même qu’il y a un processus d’identification qui se joue et ça m’oblige. Donc j’essaie d’être la plus sérieuse possible dans tout ce que je fais. Ce que je veux surtout, c’est par ma médiatisation, faire monter plein d’autres activistes. En tant que femme, on essaie tout le temps de nous mettre en compétition et de nous faire croire qu’on «prend la place d’une autre». Au contraire, on fait l’inverse entre nous. Pour occuper l’espace et imposer plus d’espace sur nos sujets.

 

D’après vous, il n’y a pas de «génération climat» mais une «fausse division générationnelle». Comment réunir jeunes et vieux autour des enjeux écologiques ?

 

Quand je dis qu’il n’y a pas de conflit de générations, c’est parce que je veux qu’on puisse être capable de recréer du dialogue. Evidemment, on n’a pas les mêmes références. On n’habite pas le monde de la même manière. Mais ça ne me semble pas si intéressant stratégiquement de rejeter les autres à coup de «OK boomers». Si c’est moi contre mon grand-père chasseur dans les repas de famille, ce n’est plus moi contre Patrick Pouyanné [le PDG de Total, ndlr]. On installe un mal-être dans l’intimité des familles. On dépolitise le sujet.

 

Des enquêtes montrent que beaucoup de jeunes ne partagent pas les constats scientifiques sur la crise écologique…

 

Il y a une nécessité à sortir de nos mondes et à aller à la rencontre de ceux qui ne pensent pas comme nous. C’est fastidieux, mais c’est comme pour les droits, une vérité n’est jamais établie, il faut toujours se battre pour qu’elle existe. Quand je suis partie l’été dernier en Islande avec des glaciologues, l’un d’eux m’a dit : «Une fois que j’ai fait mes mesures, j’imagine que le monde entier le sait.» C’est pour ça que la vulgarisation scientifique est au cœur de mon militantisme. On ne convainc pas uniquement avec des faits, il faut partir de bases solides.

 

Comment appréhendez-vous la fracture sociale ?

 

On ne connaîtra pas de révolution écologique si on ne demande pas plus à ceux qui peuvent le plus. En agissant lentement, on condamne les plus précaires et les moins responsables. Selon Oxfam et Greenpeace France, 63 milliardaires français sont responsables, par leur patrimoine, de la moitié des émissions de la France. S’ils avaient été responsables d’une pandémie, on les aurait mis sous quarantaine ! Qu’est-ce qu’on attend pour s’attaquer à l’ultrarichesse, à l’accaparement ? Je n’ai pas envie d’aller pointer du doigt la personne qui prend sa voiture. J’ai fait du stop toute mon enfance, sans ce moyen de transport, on ne peut rien. Mais pourquoi le gouvernement ne taxe-t-il pas le kérosène ? Ça coûte plus cher de mettre un litre d’essence dans son réservoir que dans un jet privé. C’est une niche fiscale pour, grosso modo, une centaine de personnes. Vous vous rendez compte de la violence sociale ?

 

Avez-vous la tentation de tout laisser tomber en «bifurquant» ?

 

Il est important que les «bifurqueurs» existent. Ils prouvent qu’un monde différent est possible. Mais il faut aussi des gens capables d’aller dans le cœur du réacteur de notre système. Je pourrais, par pureté, dire : je ne vais pas dans ces médias-là, je ne veux pas parler à ces gens-là. Mais si on ne rencontre pas le monde, si on ne s’y confronte pas, à quoi servent nos idées ?

 

Façon de parler des débats sur la présence d’Hugo Clément à un débat de Valeurs actuelles ?

 

Je crois au débat démocratique, au pouvoir de convaincre, à l’intérêt d’un rapport de force. Il faut s’adresser aux électeurs d’extrême droite. Mais attention : parler aux électeurs, ce n’est pas parler à l’extrême droite. Je ne serais pas allée chez Valeurs actuelles. Je ne veux pas donner à une extrême droite aux portes du pouvoir la moindre idée pour devenir plus écolo. Son projet politique, raciste, sexiste, homophobe, reste par nature différent du reste du champ politique, et inacceptable.

 

L’extrême droite parle beaucoup d’une écologie «enracinée». Vous défendez avec d’autres la territorialisation des luttes écologiques. Comment éviter toute confusion ?

 

Il serait très dangereux de laisser l’extrême droite s’occuper de la terre. Ce serait tomber dans une écologie liberticide, faisant l’apologie de la violence en créant des tensions. Dans son dernier livre, Pour une écologie pirate (La Découverte), Fatima Ouassak revient sur l’idée qu’il n’y aurait pas d’écologistes dans les banlieues populaires. Elle explique que c’est parce qu’on a fait sentir aux habitants de ces quartiers qu’ils ne sont pas chez eux. Comment voulez-vous défendre une terre dont on vous répète sans cesse qu’elle ne vous appartient pas ? Se réapproprier les territoires, c’est être capable de dire à tout le monde, y compris aux agriculteurs : c’est parce que vous aimez cette terre-là qu’il ne faut pas voter pour un projet qui va la condamner.

 

La peur d’un futur nébuleux ne vous paralyse pas ?

 

Si notre réalité c’était Don’t look up [film dans lequel une comète s’apprête à ravager la Terre, ndlr], moi je ne serai pas là, hein. Ma peur me pousse à agir. Aujourd’hui, sur certains plateaux télé, on me demande parfois de ne pas «faire trop peur». Comme si on ne pouvait pas tout dire. On infantilise une population qui ne serait pas prête à entendre des vérités dures. C’est humiliant. Si je suis malade, je ne veux pas que mon médecin essaie de me cacher des choses pour ne pas me faire peur. Ce sentiment ne doit pas être refoulé, bien au contraire, il doit être politisé.

 

C’est-à-dire ?

 

Ce qui m’inquiète beaucoup avec l’éco-anxiété, par exemple, c’est qu’on individualise les affects. C’est nous et notre santé mentale. On va chez nos psys et on soigne tout ça comme une maladie. On ne va pas tarder à voir des multinationales fossiles financer des groupes de parole d’éco-anxiété ! OK, on est tous flippés. Sauf que cantonner la peur à la sphère privée compromet l’action collective ! Il faut la réhabiliter dans l’espace public. Nous pouvons en faire quelque chose d’immense.

 

L’angoisse de l’avenir ne vous empêche pas de vouloir (un jour) un enfant. Une position qui vous a fait longtemps «culpabiliser»…

 

Je n’ai mis les mots que récemment sur cela, parce que c’est dur d’assumer cette position dans le milieu militant, d’être parfois taxée de naïve. J’avais cet inconfort de la pensée, Quelque chose résonnait faux en moi, je me disais «fait chier, c’est quand même hypertriste comme vision de la vie». Attention, je ne suis pas en croisade chrétienne pro-enfant ! C’est merveilleux une génération qui comprend qu’on n’a pas besoin d’être mère pour être considérée dans la société. Mais le combat écologique ne se joue pas dans le contrôle des naissances. Ça peut même participer à une vision dangereuse de la décarbonation unique, envisagée à travers le prisme des lunettes d’ingénieurs, où tout est une question de neutralité carbone. Or on n’est pas neutre au monde, puisqu’on naît au monde. Si on pousse cette logique, philosophiquement, ça veut dire : mourons. Je ne veux pas condamner l’espèce humaine. Et quoi de plus puissant pour prendre les bonnes décisions pour 2050, 2100 que le lien intime avec les enfants, les siens ou ceux des autres ? Aujourd’hui, je n’ai pas de désir particulier, mais j’ai en tête les discussions avec ma grand-mère, qui m’a toujours rappelé que le principe de la vie, c’est travailler à notre espoir. Et pour moi, les enfants en font partie.