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Covid-19: quand un pays décide d’ostraciser les plus vulnérables

Libération, 9 juin 2022, Christian Lehmann

 

Vous vous souvenez de juin 2020, il y a à peine deux ans ? Nous émergions du confinement, abasourdis, pour tenter de reprendre le cours normal de nos vies. Tout le monde voulait en avoir fini avec le Covid, et ceux qui restaient prudents, qui à demi-mot évoquaient la possibilité d’une seconde vague, étaient moqués. Ceux qui proposaient le port du masque en lieu clos se retrouvaient confrontés au dogme de l’époque : ça passe par les mains, il n’y a pas de transmission aérosol, une distance de sécurité d’1 mètre suffit à éviter la contamination. C’était il y a deux ans à peine. Nous ne savions pas à quoi ressemblerait l’avenir. Nous nous demandions si en tant que société nous apprendrions quelque chose de fondamental du fait de cette pandémie. Nous nous demandions si le monde d’après garderait quelque chose de la solidarité des débuts…

 

2022 a un parfum dystopique : la pandémie a disparu de l’espace politique et médiatique. Pire, elle n’a jamais existé. Les morts, les éclopés, ont été éclipsés. La «déclaration du Great Barrington» (qui préconisait de ne protéger du Covid que les personnes vulnérables afin d’atteindre l’immunité collective par l’exposition au virus), que les dirigeants occidentaux et les experts avaient balayée pour son indigence scientifique, économique et morale, a finalement trouvé une adhésion tacite, paresseuse, coupable et délétère. L’autre jour, plaidant pour le maintien du masque dans les transports afin de continuer à protéger les vulnérables, je fus confronté à cette réponse : «Sinon on arrête de flipper et on accepte de perdre les plus fragiles.»

 

Jonathan, 44 ans, cadre supérieur dans la fonction publique territoriale, vit avec une compagne immunodéprimée. Il est coadministrateur du collectif Zero Covid Solidaire, qui met en avant information scientifique et approche éthique en militant pour une politique de sensibilisation du public, de réduction de la circulation virale, de protection (à commencer par les personnes vulnérables) et de prise en charge des Covid longs. Ce genre de message eugéniste le révulse, mais ne l’étonne même plus, car l’exemple est venu d’en haut :
«Début 2022, tandis que le gouvernement abandonnait les mesures de protection, Olivier Véran a renversé la table sur les vulnérables du pays en leur disant “protégez-vous”, tout en précisant que peu échapperaient à omicron. Dans le vide, les associations ont hurlé les valeurs de la République, le droit, la morale, la solidarité. Pour ignorer une pandémie, il faut invisibiliser ses victimes. Tant pis pour ceux qui ne peuvent simplement pas “vivre avec le virus” ; si tant est que ce nouveau commandement d’un catéchisme sanitaire qui ne dit rien du comment soit, à terme, viable pour les autres. Le gouvernement a détourné le regard des morts, des enfants, des vulnérables.

 

«Les “enfermistes” n’existent pas. Les enfermés, si. Les vulnérables demandent du temps, une politique de protection sanitaire et sociale. Les prophylaxies sont encore très imparfaites. Elles sont surtout très peu déployées. Quand les plus en souffrance face à la crise, dans leur confinement de deux ans déjà, ont réalisé qu’ils seraient les derniers à être protégés, qu’ils étaient abandonnés par toute une société, amis compris, alors il a fallu mettre des mots sur la réalité qu’ils affrontent : ségrégation, darwinisme social, eugénisme. Depuis deux ans, les vulnérables regardent le monde par leur fenêtre ou à la télévision. Ce monde ne les intègre pas plus que le cinéma hollywoodien des années 50 n’intégrait la vie quotidienne des Afro-Américains. Absents de l’espace public et sans voix. Parfois séparés des enfants pour qu’ils restent scolarisés. C’est la réalité de centaines de milliers de familles. Etre Français en 2022, c’est vivre dans un pays qui a collectivement décidé d’ostraciser vos amis d’alors, dans le silence d’un tabou transgressé. Souvenons-nous qu’il n’existe que deux catégories de personnes : celles qui sont ou ont un immunodéprimé parmi leurs proches et celles à qui cela arrivera.

 

«Une amie me demandait récemment ce que nous avions appris de la crise sanitaire. Je lui ai répondu ceci : “On a appris à se reconnaître. Je n’ai jamais cessé de voir la différence entre gauche et droite, contrairement à ce que la droite voudrait effacer de ce clivage paradigmatique. Mais au-delà des affinités politiques, on a appris à se reconnaître sur une démarcation transversale et fondamentale. De gauche ou de droite, on s’est trouvés selon ses affects : les humanistes d’un côté, les darwinistes sociaux de l’autre. On en a démasqué plein à gauche : individualistes aliénés au libéralisme au point de vivre en petits rentiers de leur ‘capital’ santé, tout en se croyant sincèrement d’une gauche universaliste. Oublieux qu’être de gauche ne se limite pas au pouvoir d’achat ou à une lutte sélective et valorisante contre certaines discriminations, sans jamais questionner le validisme systémique auquel ils contribuent. La gauche embarque l’humanisme et la solidarité, sans en avoir le monopole. Simplement, la gauche est censée penser le collectif, tout le collectif, y compris les plus vulnérables, avant de penser l’individu. Car elle sait qu’il n’y a pas de liberté de tous sans égalité entre chacun. Certains, rares, à droite m’ont agréablement surpris. Beaucoup à gauche m’ont navré.”»

 

J’ai envie de citer Marcel Pagnol au sujet de Sparte, «exemplaire» civilisation eugéniste :

 

«Finalement cette race si soigneusement épurée, que nous a-t-elle laissé ? […] Ces hommes furent des Grecs de la grande époque, à deux pas d’Athènes, mère de l’intelligence et des arts. Pourquoi leur héritage est-il si misérable ? […] C’est parce qu’ils ont peut-être précipité sur les rocs aigus […] un petit bossu qui était Esope, ou le bébé aveugle qui eût chanté à travers les siècles les Dieux et la gloire de leur patrie… Et parmi les trop pâles petites filles qui tournoyèrent un instant, […] à travers la nuit verticale du gouffre, il y avait peut-être les mères ou les aïeules de leur Phidias, de leur Sophocle, de leur Aristote ou de leur Platon ; car toute vie est un mystère, et nul ne sait qui porte le message ; ni les passants, ni le messager.»