Faute politique à la Pitié Salpétrière ? Comment le gouvernement s’enferme dans le piège des Black blocs
Atlantico : N'assiste-t-on pas à une double stratégie de provocation entre des forces de police qui peuvent laisser venir le clash et des Black bloc attendant le dérapage en face?
François-Bernard Huyghe : Je ne sais pas si c'est une stratégie délibérée qui est pensée quelque part dans un cabinet en secret, mais cela s'appelle un rapport de complicité objective, je veux dire par là que côté Black blocs ils sont complètement dans une logique de violence symbolique, c'est-à-dire qu'ils se postent sur la base d'une idéologie plutôt floue, mélange anarcho marxo anticapitaliste, « l'Action Directe », tradition anarchiste de la fin du 19ème siècle.
L'Action Directe, c'est quoi? C'est une action spectaculaire, comme un attentat, ou un sabotage de manifestation, qui en quelque sorte durcira la situation et amènera chacun à choisir son camp, dominant ou dominé, capitalistes ou prolétaire.
Les Blacks blocs sont dans cette logique-là, c'est-à-dire qu'ils recherchent une violence spectaculaire en s'en prenant aux symboles du capitalisme. C'est une chose que le mouvement black bloc fait depuis ses origines, depuis le début des années 90, faire le casse le plus spectaculaire sur les symboles les plus visibles du capitalisme : Le Fouquets ou les CRS, par exemple.
Ils sont à la recherche de cette théâtralité, ils font des effets d'annonce, en affirmant que demain Paris sera la capitale de l'émeute par exemple. Ils sont à la recherche de l'exploit le plus spectaculaire sans se faire trop prendre, et je constate au passage qu'ils se font peu prendre. Je n'ai pas vu de Black blocs condamnés, par rapport aux centaines d'entre eux qui ont fait des dizaines d'actions, cela semble étrange qu'ils ne soient jamais attrapés. Mais peut-être courent-ils très vite. C'est peut-être ça, l'explication. On fait leur publicité, et ils ont aussi un ego, une réputation à défendre.
Du côté du gouvernement, il s'agissait de montrer les gilets jaunes comme des factieux de la république, qui n'avaient pas vraiment de revendication cohérente, mais qui voulaient simplement détruire la démocratie.
Rappelons-nous au début du mouvement, le discours était : "ce sont des gens d'extrême droite dont les drapeaux portent des fleurs de lys, ou des insignes bizarres...". Dans la réalité ça se révélait parfaitement faux, mais c'était le danger fasciste, la peste brune qui remontait les champs Élysées... Mais comme la peste brune personne ne latrouvait (pour avoir fréquenté pas mal de manifestations, je peux vous assurer qu'il n'y avait pas beaucoup de fachos), finalement le Black bloc est venu occuper le rôle de l'ennemi, ce qui permet au gouvernement et aux médias alliés d'avoir un discours d'amalgame.
D'une part d'amalgame entre les gilets jaunes, gilets jaunes radicalisés, blacks blocs, sont factieux. On unit les 4 éléments pour faire bien peur. Et d'autre part, c'est une stratégie électorale, en ce sens que la République en marche apparaît comme le parti de l'ordre, le parti qui protégera les classes moyennes et la bourgeoisie contre les classes « dangereuses », et c'est une stratégie qui marche pas mal, c'est la stratégie de la trouille, qui n'est pas quelque chose de très nouveau, d'où ces déclarations en particulier de monsieur Castaner, qui fait d'un symbole très lourd, des gilets jaunes s'attaquant aux malades, s'attaquant à l'hôpital, comme s'ils avaient voulu tuer des gens qui sont dans l'urgence. Ce qui est d'ailleurs notable et paradoxal dans cette affaire, est qu'il a parlé très vite sur des choses qui ne sont pas prouvées, il y a en effet eu des versions très différentes de cette intervention à l'hôpital.
Sylvain Boulouque : Pour ce qui est de la Pitié-Salpetrière, après toute les informations qu’on a pu rassemblé, il me semble que ce sont des manifestants qui face à la violence qu’utilisait la police pour dissoudre la manifestation ou séparer les manifestants se soient réfugiés dans l’hôpital. Il faut savoir que l’entrée n’indiquait pas qu’il s’agissait d’un hôpital, car sur l’entrée il y avait marqué « centre universitaire ». Ils n’ont pas fait attention à l’endroit où ils allaient alors qu’ils fuyaient les gaz lacrymogènes et les coups de matraque.
Le pouvoir prétend juste après l’incident qu’il y a eu une intrusion dans l’hôpital. Là, on est de nouveau dans la dénonciation d’ « éléments incontrôlés » de la part du pouvoir qui veut iènstrumentaliser un événement et qui, semble-t-il, est allé très vite, voire trop vite en communication avant de vérifier les informations. Il semble que la communication du ministre se soit emballée. On est dans une logique gouvernementale qui est la même depuis plusieurs semaines et qui s’est développée ces derniers jours - mais qui a été utilisée par tous les ministres de l’Intérieur depuis le XIXe siècle - qui consiste à dire qu’il va y avoir des incidents grave avant la manifestation et de montrer qu’on contrôle les incidents graves une fois ceux-ci advenus. On montre qu’on est capable de faire usage de la force, qu’on impose son point de vue.
De l’autre côté, il y a plusieurs éléments : chez les Black Blocs et aussi chez les Gilets jaunes, on est dans une logique insurrectionnelle. Vous avez un certain nombre de groupes avec plus ou moins de porosité qui fait que considère que vu l’état de la société, une logique révolutionnaire, de renversement de l’ordre établi, pourrait fonctionner. On passe à une nouvelle étape de mouvement social. Après il faut relativiser. Il ne s’agissait que de 50.000 personnes dans Paris, c’est bien moins que nombre d’épisodes dans l’Histoire de France. Mai 68, c’est 9 millions de grévistes avec un parti communiste extrêmement fort et une centrale syndicale comptant plusieurs centaines de milliers d’adhérents. On est pas dans le même d’organisation et de politisation. Mais toujours est-il qu’un certain nombre de personnes sont aujourd’hui dans cette logique-là.
Ensuite, il faut voir que la police a tendance à utiliser la violence de manière totalement démesurée. Une telle forme de violence policière soude voire renforce les rangs des manifestants. Encore le 1er mai, on a pu voir une grand-mère de 70 ans se faire rouer de coups par la police : rien ne justifie cela, surtout que manifestement, elle manifestait paisiblement. Il y a un usage de la violence qui est anormal et démesuré par rapport à ce qui se passe.
Tout cela rappelle qu’un ministre de l’Intérieur peut utiliser tel préfet plutôt qu’un autre. Le nouveau préfet a adopté une doctrine de répression extrêmement forte. A partir de ce moment-là, les policiers savent qu’ils ont la possibilité d’user de la force et qu’ils seront couverts par leur hiérarchie.
Si on regarde l'épisode de l’hôpital de la manifestation du 1er mai, n'a-t-on pas un exemple de sur-interprétation d'un dérapage au court d'une manifestation ?
François-Bernard Huyghe : Je n'y étais pas. Donc je suis réduit, comme tout le monde, et comme les journalistes d'ailleurs, à comparer les témoignages. On voit très bien comment Monsieur Castaner est parti sur un discours extrêmement alarmiste comme si les gilets jaunes avaient eux-mêmes attaqué les pauvres malades. Je ne peux avoir d'opinion sur le fond car je n'y étais pas, mais on voit bien qu'il y a des témoignages en sens contraire, qui disent que les gilets jaunes présents dans l’hôpital cherchaient simplement à se soustraire aux violences de la police, et qu'ils n'étaient ni là à violer des infirmières, ou à tuer des malades. On voit très bien comment il y a eu une exploitation de cette opportunité pour présenter une image presque satanique des gilets jaunes.
Le traitement des débordements dans certains médias et réseaux sociaux des deux points de vue n'est-il pas critiquable en ce qu'il repose sur une volonté de choquer pour emporter l'adhésion en partant de situation où tous les protagonistes semblent participer activement à un moment ou un autre ?
François-Bernard Huyghe : Évidemment, il y a, on l'a vu, lors du premier mai la réalité du mouvement social, je ne sais pas qu'elle était la part de vrais syndicalistes rouges, ou qu'elle était la part qu'il fallait attribuer aux gilets jaunes, là n'est pas la question, mais le mouvement social est totalement pollué par la focalisation sur la violence, qui était par ailleurs attendue, on savait depuis des jours que les Black blocs seraient présents et violents comme à leur habitude, et évidemment la caméra, en particulier des chaînes d'information continues, va rechercher l'incident avec des propos alarmistes, qui montrent combien ça dégénère, à la moindre grenade lacrymogène.
Evidemment, je n'aurais pas aimé prendre les coups de matraque, ni que ma voiture soit cassée par une bande de Blacks blocs, je suis quelqu'un de vertueux comme la plupart des gens et je suis contre la violence, mais il y a eu un effet de zoom incroyable sur les accidents, et c'est un effet de zoom qui sert autant le Black bloc en quête de gloire guerrière que le gouvernement en recherche d'admiration. Mais c'est un peu la logique de spectacle, il est bien connu que des bons pépères de la CGT qui défilent avec leurs ballons en disant leurs revendications, c'est quand même beaucoup moins spectaculaire qu'un peu de fumée dans un moment de suspens où l'on se demande si les CRS chargeront ou seront débordés.
Sylvain Boulouque : On peut dire que le gouvernement s’est tendu un piège tout seul. Si on prend la conférence de presse de Castaner jeudi, c’est lui qui fait monter les enchères en disant que Paris risquait d’être la capitale de l’émeute. Il relayait certes des appels importants, mais en même temps il a vraiment tout mis en oeuvre pour que cela se passe mal chez des gens qui de l’autre côté n’en demandaient pas tant pour eux aussi montrer quelle est la vraie nature du pouvoir. C’est une logique de militant révolutionnaire qui souhaitent montrer que le système dysfonctionnement gravement quand on l’éprouve.
En jouant ce jeu-là, le pouvoir qui visiblement ne connait pas son adversaire se prend à son propre piège en faisant monter tout seul les enchères. Car cette manifestation, au fond, était de faible intensité par rapport à ce qu’on a pu voir à la fin de l’année 2018 dans les affrontements avec les forces de l’ordre.