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© PHILIPPE LOPEZ / AFP
LUBRIZOL

Rouen : les pouvoirs publics, pompiers pyromanes de la dissolution du lien de confiance avec les citoyens

Publié le 03 octobre 2019
Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS. Ses propos n'engagent pas son employeur. 
Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation...

 

 

 

L’incendie de Lubrizol a mis en lumière la profondeur de la crise de défiance des Français vis-à-vis des acteurs en charge de leur sécurité sanitaire. L’aboutissement d’une évolution engagée depuis de longues années et aggravée par la lâcheté et les multiples erreurs des responsables politiques.

 

 

Atlantico.fr : Dans le contexte de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, qu’il y ait risque sanitaire réel ou non, une crise de défiance publique a été révélée. Cette crise touche à la fois le discours politique et le discours scientifique, qui est invoqué par les autorités pour justifier leurs propos. OGM, produits phytosanitaires, indicateurs de la pollution... : les politiques ne sont pas responsables de la crise de défiance qui les touche aujourd'hui ? N'ont-ils pas cédé depuis des années à la pression de l'opinion publique ou de groupes minoritaires sur des questions pourtant tranchées par la communauté scientifique ? Les politiques n’ont-ils pas là scié la branche de la confiance sur laquelle ils étaient assis?

Marcel Kuntz : On peut s’interroger si le verdissement annoncé de la posture électorale du gouvernement ne renforce pas encore davantage le discours de peur de l’écologie politique. N’est-ce pas le cas, notamment, lorsqu’un de ses leaders, Yannick Jadot, tient un discours alarmiste sur l’incendie de Rouen. Les exemples sont nombreux où les politiques, par calcul court-termiste, scient la branche de confiance, déjà mince, sur laquelle ils sont assis. Dans le dossier des OGM, les politiques avaient anticipé un cadre réglementaire européen dès 1990 (soit 6 ans avant les premières commercialisations !), ce qui ne les a pas empêché de reculer petit à petit, jusqu’à l’interdiction de leur culture en France. Autrement dit, ils ont donné raison à ceux qui insinuaient que le cadre réglementaire ne protégeait pas la santé et l’environnement (ce qui est faux), donc que les responsables politiques avaient failli (ce qui est tout aussi faux).

Luc Rouban : Il y a eu beaucoup de tergiversations, et on a eu le sentiment qu’il y avait deux discours. Le discours scientifique est d'un côté de plus en plus diffusé. De l'autre, le discours du politique est hésitant. En cette matière, il y a toute sorte d’enjeu derrière le discours gouvernemental: économiques, industriels, sociaux, d’aménagement du territoire. L’usine Lubrizol à Rouen est installée juste à côté de zones résidentielles. On peut se demander pourquoi des sites classés Seveso se retrouvent à coté de zones résidentielles: tout simplement parce que c’est plus simple et plus économique pour réunir les salariés, pour les faire travailler dans l’usine. 

Toute sorte d’enjeux font que les gouvernements ont donné l’impression de vouloir faire des compromis avec des questions qui étaient sans risque, en voulant ménager les uns et les autres, des communautés ou des intérêts locaux ou nationaux. D’un côté, on faisait passer le principe de précaution, et de l’autre côté on jouait sur la nature probabiliste de la science en disant que le risque d’accident est relativement minime, donc on pouvait le prendre.  Il y a eu l’impression que les gouvernements prenaient des risques sur le dos des populations, avec tout ce que cela implique de méconnaissance du raisonnement scientifique, qui est de nature probabiliste évidemment, le problème étant que pour un individu, 2 ou 3% de risque de faire des victimes potentielles est catastrophique. 

 

En quoi est-ce révélateur selon vous d’une crise de défiance plus générale ?

Luc Rouban : Deux angles de réflexions sont à distinguer. D’une part, il y a un mouvement général de scepticisme et de défiance à l’égard des institutions, qu’elles soient politiques ou scientifiques. En ce sens, la défiance à l’égard de la science mais aussi de la technologie et aussi des indicateurs statistiques officiels s’inscrit dans une défiance générale. Ce  n’est pas un phénomène séparé mais c’est un phénomène global. Quand on regarde par exemple les données du baromètre de confiance politique du CEVIPOF, dans le dernier intervalle de 2019, on s’aperçoit par exemple que parmi les gens qui ont fortement confiance dans le personnel politique, il y a 72% qui ont confiance dans la science et la technologie. Quand ils ont passablement confiance dans le personnel politique, est c’est la majorité, il n’y a plus que 28% des personnes qui ont confiance dans la science et la technologie. Donc il y a un phénomène global de défiance visant l’ensemble des institutions à la fois politiques et scientifiques. 

C’est le premier aspect de la réflexion. Le deuxième aspect, et il faut être très précis, c’est qu’il faut différencier d’une part la science et les activités scientifiques en tant que telles, qui gardent un certain capital de confiance, et d’autre part les déclarations officielles faites par les administrations, par le préfet ou par le gouvernement. Ce n’est pas la même chose. La plupart des citoyens n’ont pas de contact direct avec les scientifiques, ils ont simplement reçu des communications venant du préfet ou de différents ministres, qui soit disaient qu’ils allaient lancer des enquêtes scientifiques, des analyses scientifiques, soit que dans le fond ce n’était pas grave, mais qu’il ne fallait tout de même ne rien toucher et ne rien consommer. Il y a donc d’un côté la défiance à l’égard de la science transformée en indicateur, en discours officiel, et donc dans une certaine mesure il y a une pollution de la science par le politique, par les institutions politiques. De l’autre côté, il y a les erreurs de communications, des contradictions inhérentes au discours politique, qui font que dans le fond l’ensemble parait très suspect. 

Ce mouvement de défiance a commencé surtout autour des années 1970. Il y a tous les mouvements de contestations du nucléaire et de remise en cause des technologies modernes. Deux phénomène globalement explique ce mouvement. Le premier est celui des catastrophes dont on accuse les gouvernements de ne pas avoir su les éviter et surtout de ne pas avoir su gérer l’impact sur les populations. Il y a également l’autre phénomène: le débat sur l’environnement, qui à partir de René Dumont va prendre de l’ampleur sur les transformations globales de la planète. Ce débat va tirer avec lui un intérêt pour les sciences de la nature, pour les sciences environnementales mais aussi générer une anxiété face à des mécanismes qui échappent complètement au volontarisme politique. 

 

L'inscription du principe de précaution dans la loi n'a-t-il pas été, de ce point de vue là, une erreur ? 

Marcel Kuntz : Que ce principe réponde à une volonté de réduction des risques est plutôt une bonne chose. Qu’il soit omniprésent dans la législation européenne (au-delà du cadre environnemental prévu à l’origine) est plus contestable. L’avoir constitutionnalisé en France (merci Monsieur Chirac…) a été un encouragement à l’évoquer à tort et à travers. Il est généralement confondu avec des mesures de prévention ou de protection en cas de risque évident, alors qu’il concerne des risques non encore bien cernés.

Ses autres effets pervers sont aujourd’hui bien connus. Il donne en outre l’illusion de la possibilité d’un monde sans risque, et lorsqu’une catastrophe se produit, ce qui malheureusement arrive, il participe, me semble-t-il, à une certaine sidération, suivie d’une mise en cause de la parole publique.

Certains sujets très médiatiques sont traités avec une extrême prudence, quand d'autres, pourtant important, restent en dessous des radars, par exemple les intoxications au cuivre, et sont peu traités par l'Etat : est-ce aussi à l'origine de cette crise de défiance ? 

Marcel Kuntz : La précipitation avec laquelle la France veut interdire le glyphosate, sans justification fournie par les agences officielles d’évaluation scientifique des risques française et européenne, est un exemple d’une sur-réaction dans un dossier qui s’est politisé. Dans ce cas aussi, les pouvoirs publics donnent l’impression d’avoir failli en laissant le produit sur le marché aussi longtemps. C’est faux !
Dans d’autres dossiers, notamment les pesticides homologués en Agriculture Biologique, sels de cuivre, spinosad, huile de neem…, l’indulgence semble la règle, malgré le caractère préoccupant de ces produits. 

Les marques aussi peuvent s'engager dans la brèche : une pub Naturalia vante par exemple des produits d'hygiène intime biologiques en évoquant l'absence de glyphosate dans leurs abricots... Est-ce qu'elles aussi scient la branche de confiance sur laquelle elles sont assises ?

Marcel Kuntz : La « nature », le « bio », sont devenus des business juteux. On ne peut qu’être consterné par certains arguments de vente basés sur la crédulité. Notamment la « quête du sans ». Sans tel ou tel produit, dont vous ignoriez jusqu’à présent l’existence, mais qu’il devient impératif d’éviter !

Malheureusement, à court terme ces entreprises en bénéficient. A plus long terme, je crois que les réseaux sociaux, devenus plus mûrs, dénonceront les marchands du temple de la nouvelle religion de la Nature.

En quoi le principe de pollueur-payeur peut-il aussi être à l'origine de cette crise ? Faire payer ce qui relève d'un risque "moyen" inévitable, est-ce que cela ne pousse pas les acteurs politiques à fuir leurs responsabilités ? 

Marcel Kuntz : Ce principe a sa logique. Cependant, dans un pays où la détestation des entreprises privées est encore très présente, le risque est qu’il devienne une arme de combat politique contre ces entreprises. Bien sûr, prenons le cas d’un déversement d’hydrocarbures (marée noire par exemple), il s’agit d’une vraie pollution. En revanche, si l’on parle de la présence de produits chimiques dans l’environnement, à partir de quel seuil y-a-t-il « pollution » au sens d’une responsabilité pénale ?  A partir de la seule détection du produit (sachant que l’on dispose de méthodes très sensibles pour détecter des quantités infimes) ? Ou à partir d’un niveau toxique ? Certains seront bien sûr tentés de réclamer la première interprétation, ce qui sera une manière efficace de tuer bon nombre d’activités industrielles. 

Les politiques ne pourront pas longtemps fuirent leur responsabilité en la matière, car les dégâts économiques qu’entrainerait de « faire payer » une simple présence dans l’environnement, avec un risque non-avéré, seront rapidement visibles.

Comment reconstruire la confiance sur ce champ de ruine ? En particulier, comment faire entendre la voix des scientifiques experts sur les sujets concernés ?

Luc Rouban : Il y a plusieurs solutions. La science a plusieurs champs d’application. On ne peut pas discuter des questions industrielles, environnementales comme on discutera de la politique spatiale ou de la médecine, ou des recherches sur le génome humain, etc. Dans chaque cas, il y a un contexte institutionnel particulier, des acteurs différents, des rapports de force différents. On voit bien par exemple en ce qui concerne le cas des affaires liées aux médicaments la méfiance pour les laboratoires pharmaceutiques, qui est bien propre à ce champ d’application. 

Il faut d'abord bien séparer la science et le politique. Il faut faire en sorte que les instances scientifiques puissent intervenir assez rapidement dans le débat sans passer par des autorités administratives qui ne font qu’interpréter des données scientifiques, ou les politiser d’une manière ou d’une autre. 

A partir d’un moment où c’est un préfet, dont la double casquette est d’être chef des administrations de l’Etat et représentant du gouvernement, qui prend la parole, d’entrée de jeu vous avez une forme de contamination de la science par le politique, car on se dit : « si ça vient du préfet, attention,  ça doit être la doctrine officielle de Matignon, il faut donc s’en méfier ». Il y a là une question d’accès à la science, un accès qui doit être réglementé car il y a également toute la fausse science sur internet et sur les réseaux sociaux. Il faut faire attention, il y a tout de même des vrais scientifiques en France et dans le monde, pas que des illuminés qui disent n’importe quoi. La première solution, c’est donc que l’Etat dans sa majesté et sa souveraineté ne vienne pas toujours écraser par sa haute administration le rôle social des scientifiques qui est quand même très mineur en France. 

La deuxième solution, et l’affaire de Rouen illustre bien la question, c’est qu’il faut mettre de l’ordre dans l’organisation administrative et notamment décentraliser beaucoup plus, en précisant quelles sont les responsabilités et en simplifiant les responsabilités des uns et des autres. On a vu plusieurs ministres intervenir en désordre, on ne sait pas qui est responsable de quoi. Est-ce que ce sont les autorités administratives de l’Etat, est-ce que c’est la commune de Rouen, est-ce que c’est l’agglomération de Rouen, la métropole, l’entreprise elle-même? On a été donc noyé dans un entrelacs de normes qui sont un véritable cafouillage. Parfois on entend des interlocuteurs vous expliquer des choses en partant dans des descriptions absolument stériles de l’ensemble de ces décrets, de ces circulaires. Il faudrait vraiment simplifier l’action administrative, clarifier les responsabilités pour qu’il y ait des personnes qui soient en charge d’un dossier.

Marcel Kuntz : Je crois avoir suffisamment critiqué le gouvernement pour ne pas être suspecté de rouler pour lui. Je veux donc dire que je ne crois pas qu’il cache quoi que ce soit dans le dossier de l’incendie de Lubrizol. Bien sûr tout incendie génère des pollutions. Bien sûr il y a eu des maladresses. Il faut évidemment du temps pour produire une évaluation fiable de la situation. Mais rien ne sera caché !

Que certains croient, sincèrement, le contraire révèle un problème démocratique majeur. Malheureusement, il nous manque des leaders d’opinion qui puissent nous faire sortir de ce champ de ruine. Non, les choses ne vont pas plus mal en matière de risques, elles s’améliorent petit à petit. Non, les politiciens ne sont pas tous pourris. 

En tant que scientifique, je rêve bien sûr que des collectifs de chercheurs, des institutions scientifiques (comme le CNRS et d’autres), des autorités scientifiques (comme les Académies) s’expriment fortement. Malheureusement, c’est mon expérience des dossiers évoqués ci-dessus, la parole scientifique sur des dossiers en situation de querelle politique repose aujourd’hui principalement sur des individus isolés, abandonnés en rase campagne par leur institution de rattachement. 

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Commentaires (4)
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lasenorita
- 03/10/2019 - 15:03
La coupe est pleine!
Les Français n'ont plus confiance dans leurs dirigeants! Les zones de non-droit progressent, en France, avec la COMPLICITE de nos politicards!Jusqu'à quand allons- nous vivre avec des ''déséquilibrés'' dans notre pays? Un Afghan, demandeur d'asile, vient encore de tuer et de blesser des ''innocents'' à Villeurbanne! Va-t-on tolérer longtemps cette insécurité dans nos rues? Des associations, à qui nous donnons des sous de nos impôts, vont chercher ces assassins en Libye! Nos gouvernants sont les COMPLICES de ces tueries à cause de leur laxisme...voir le livre du directeur de Charlie Hebdo, Riss (alias Sourisseau) https://fr.yahoo.com/news/riss-raconte-tuerie-charlie-hebdo-040007385.html..Riss écrit, très justement, que nos dirigeants sont COLLABOS, ils sont RESPONSABLES de l'insécurité dans laquelle vivent les Français depuis quelques années...Riss ajoute:'' remettre en cause les fondements des croyances religieuses est une liberté fondamentale''...c'est toujours les adeptes de la même religion qui tuent des ''innocents''...ces musulmans qui ont CHASSE TOUS les non-musulmans de leur pays natal et qui viennent maintenant, chez les ''Infidèles'',pour y répandre le chaos!...

 

Loupdessteppes
- 03/10/2019 - 12:08
Fonctionnaires pétochards !
Serait peut-être la meilleure définition de la gestion de cette crise. Du moment que leurs privilèges continuent et que la retraite s'annonce radieuse le reste compte peu, dans le pays d'Europe le plus fonctionnarisé. Nous ne sommes pa s loin de la Nomenklatura d'un autre temps. La république en marche arrière...

 

J'accuse
- 03/10/2019 - 10:00
On demande Greta à Rouen !
Ce qu'on appelle "politique" est en fait "politicien": les élus, les ministres et les hauts fonctionnaires veulent protéger leurs culs avant de protéger la population. Leurs manœuvres sont désormais connues et ne trompent plus grand monde.
Ce qui est appelé "scientifique" ne l'est généralement pas; de nombreuses études sont présentées comme objectives et probantes alors qu'elles ne visent qu'à masquer les ignorances ou à favoriser les idéologies et les intérêts de certains. Les scientifiques ne sont pas forcément honnêtes, responsables, courageux, indépendants, compétents: ils sont très souvent comme tous ceux qui peuvent exercer un pouvoir, plus intéressés par ce pouvoir que par la vérité.
Un politicien est avant tout un menteur professionnel et les revenus d'un scientifique dépendent souvent des intérêts des politiciens (exemple: les experts du GIEC sont payés par ceux qui veulent qu'on justifient des taxes pour lutter contre le réchauffement; étonnons-nous que leurs conclusions "unanimes" soient justement celles-là...).
Si Greta était là, notre gouvernement s'en prendrait plein la gueule. Pour une fois, elle me manque !

 

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