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Les « vols de la mort » n’ont pas épargné le Mexique

Plus de cinquante ans après, une enquête judiciaire montre que l’armée a éliminé des opposants avant de jeter leurs corps à la mer, comme dans les dictatures militaires latino-américaines de l’époque.

Par Anne Vigna (Mexico, correspondante)

 

La tour de contrôle de la base aérienne de Pie de la Cuesta, à Acapulco (Mexique), le 27 octobre 2023.

 La tour de contrôle de la base aérienne de Pie de la Cuesta, à Acapulco (Mexique), le 27 octobre 2023. FRANCISCO ROBLES / AFP

 

Les avions n’allaient pas très loin, à 50 miles de la côte Pacifique, où la profondeur atteint déjà 3 000 mètres. Les corps des opposants assassinés étaient au préalable mis dans des sacs et lestés de pierres, pour s’assurer qu’ils ne remonteraient pas à la surface. Les appareils décollaient depuis la base aérienne n° 7 à Pie de la Cuesta, à 10 kilomètres de la célèbre station touristique d’Acapulco, très prisée alors des stars d’Hollywood.

 

Une enquête, menée par les instances judiciaires militaires et enfin dévoilée dans sa quasi-intégralité, en novembre dernier, a montré que les « vols de la mort » ont donc également existé au Mexique, pour jeter à la mer les cadavres de personnes éliminées car considérées comme subversives.

Dans les manuels d’histoire, à la différence d’autres pays d’Amérique latine, le Mexique n’était pourtant pas considéré comme une dictature militaire entre 1960 et 1980. Les officiers mexicains n’ont jamais renversé aucun président, à l’image de leurs homologues chiliens ou brésiliens, et n’ont jamais eu un rôle de premier plan. A l’époque, les chefs d’Etat étaient tous issus du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a conduit le destin du pays entre 1930 et 2001 grâce à des fraudes électorales à répétition…

Mais l’image plus positive dont jouit le Mexique par rapport au reste du continent s’évanouit à mesure que la vérité sur cette période est connue. Les méthodes employées par les militaires mexicains n’ont guère différé de celles de leurs collègues plus au sud : tortures, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, etc.

La tristement célèbre « brigade blanche »

Les investigations sur les « vols de la mort », menées par le parquet militaire, ont commencé à la fin des années 1990. Elles ont d’abord été diligentées pour en savoir plus sur la carrière de deux généraux, Francisco Quirós Hermosillo et Arturo Acosta Chaparro, soupçonnés de protéger le leader du cartel de Juárez – le plus grand de l’époque – Amado Carrillo Fuentes. Ils seront condamnés en 2002 pour narcotrafic, mais n’ont jamais répondu de leurs actes pour leurs autres crimes. Les deux hommes dirigeaient en effet dans les années 1970 la tristement célèbre « brigade blanche », chargée d’éliminer les opposants. Au préalable, ils avaient été formés à la lutte antisubversive sur les bases militaires américaines de Fort Benning et Fort Bragg.

 

En interrogeant des témoins de l’époque, les procureurs militaires ont appris l’existence des « vols de la mort », dont les deux généraux furent bien les instigateurs et les responsables entre 1974 et 1980. « Deux décennies plus tard, nous avons enfin accès à l’ensemble de l’instruction, et pouvons présenter ces témoignages et documents-clés. Il manque toujours pourtant le document le plus important : les noms de ceux qui ont été jetés à la mer », explique José Reveles, écrivain et journaliste d’investigation qui a révélé cette enquête, dans le média digital Fabrica de periodismo.

Le témoignage sur 14 pages d’un mécanicien présent à bord des vols, Margarito Monroy, a été capital pour connaître les détails de l’opération. Monroy était du tout premier décollage, et le décrit ainsi : « Les généraux Acosta Chaparro et Quirós Hermosillo parlaient entre eux à voix basse, et à un moment donné, ils ont dit au pilote “là, c’est bon”, et le capitaine David a réduit la vitesse de l’avion. »

Selon le mécanicien, les « vols de la mort » vont se perfectionner avec le temps : des bâches sont ajoutées sous les morts pour nettoyer plus facilement le sang, l’ouverture d’une porte latérale arrière de l’avion est simplifiée pour lancer plus facilement les corps… Pour vérifier les dires de Monroy, les procureurs vont chercher et retrouver en 2001 l’avion Arava de fabrication israélienne, matricule 3005, utilisé pour ces vols. Ils feront même pratiquer une analyse pour tenter de retrouver des traces de sang, et donc d’ADN. « L’avion avait été repeint plusieurs fois, c’était impossible », glisse le journaliste José Reveles.

Un minimum de 270 victimes

Gardées dans une cabane devant la plage de Pie de la Cuesta, sur la zone militaire, les victimes recevaient une balle dans la nuque avant que leurs corps ne soient jetés aux requins. Dans les carnets de vol, ces trajets étaient inscrits comme « vol local » et « vol nocturne ». Au total, 54 vols sont ainsi annotés entre septembre 1974 et janvier 1980. « L’avion décollait à partir de 3 heures du matin et volait moins de 90 minutes. A son bord, comme les expertises l’ont démontré, il y avait entre cinq et huit corps, ce qui fait au total un minimum de 270 morts », explique encore José Reveles

En parallèle à ces révélations, le combat judiciaire pour l’indemnisation des victimes continue d’avancer. L’enquête sur la disparition en 1978 d’Alicia de los Ríos, membre de la Ligue communiste 23 Septembre, mène à l’océan Pacifique. « Ma mère a été vue vivante pour la dernière fois sur la base aérienne de Pie de la Cuesta à Acapulco », explique sa fille, prénommée aussi Alicia, qui n’avait que 1 mois lorsque sa mère fut détenue par la « brigade blanche ». « Nous voulons connaître son sort, mais nous voulons aussi que l’armée reconnaisse avoir utilisé ces méthodes et s’engage à les abandonner, car cinquante ans après cette époque sombre, les disparitions forcées continuent dans notre pays », ajoute-t-elle.

L’armée mexicaine n’a pas commenté ces révélations et a assuré ne pas détenir de documents à propos des noms des victimes des « vols de la mort » lorsqu’elle a été sollicitée par le Mécanisme d’accès à la vérité et à la clarification historique (MEH), une entité de spécialistes chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises entre 1965 et 1990. « A l’époque des faits, l’armée disposait d’une grande autonomie pour mener cette lutte antisubversive et décidait elle-même des méthodes », estime David Fernandez Davalos, l’un des quatre commissaires du MEH. Une vérité que les militaires ne peuvent plus cacher.