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Rapport Sauvé : anatomie d’une onde de choc

En une semaine, depuis la publication du rapport de la Ciase, le 5 octobre 2021, les langues se sont déliées, les réactions se sont multipliées. Voyage dans le catholicisme français, des évêques aux laïcs, des églises aux réseaux sociaux.
Publié le 13/10/2021 à 07h31 I Mis à jour le 13/10/2021 à 07h31

 

« Peut-on bien recevoir un désastre ? » Par ces mots, Véronique Margron, dominicaine, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), entamait son discours de réception du rapport de la Commission sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) mardi 5 octobre 2021. Invitée à monter sur la scène de l’auditorium Marceau-Long avec son homologue, le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Éric de Moulins-Beaufort, elle venait de recevoir entre ses mains l’épais document de plusieurs milliers de pages, si lourd, dans tous les sens du terme.

Prophétiques, ces mots l’ont été. Car la semaine qui a suivi la révélation de ce « désastre » a été une lente descente aux enfers pour les catholiques, entre le choc des révélations du rapport (330 000 victimes depuis 1950), les fausses polémiques médiatiques et les déceptions vis-à-vis des prises de paroles épiscopales.

Langage euphémisant

Mardi 5 octobre 2021, pour beaucoup, la réception du rapport Sauvé commence par la lecture de témoignages de victimes, consignés dans le livret De victimes à témoins publié en annexe du rapport. La description crue des faits dont se sont rendus coupables des prêtres catholiques, et de leurs conséquences, terrifie. Et, par bien des façons, fait exploser le langage euphémisant (autour des « gestes déplacés ») qui a souvent court dans l’univers ecclésial.

Sur les réseaux sociaux, il y a alors ceux qui crient leur désarroi et leur colère… et ceux qui préfèrent garder un « silence atterré », comme le dit Cédric Burgun, prêtre du diocèse de Metz et vice-doyen de faculté de Droit canonique de l’Institut catholique de Paris, reprenant la phrase de Jean-Marc Sauvé à La Vie : « Ce rapport est l’histoire d’un naufrage. »

« Mon Dieu, dis-moi, comment vais-je continuer à aimer mon Église ? », écrit une catholique sur Twitter. 

Au même moment, à Lourdes s’ouvre le pèlerinage du Rosaire organisé par les Dominicains depuis 113 ans. Quelques frères et sœurs s’étaient rassemblés mardi pour écouter ensemble la remise du rapport, pour ne pas être seuls face à cette douloureuse annonce.

Dans les allées du sanctuaire, parmi les pèlerins, c’est la sidération. Pour Claudine, 65 ans, hospitalière depuis 15 ans, « c’est bien d’ouvrir enfin les yeux sur le mal qui a été fait et qui est encore fait ; mais je veux garder les yeux ouverts sur le bien qui est fait aussi ; et ici, à Lourdes, le bien, on le voit, il est présent ». Paul, 68 ans, commissaire, ne dit pas autre chose : « C’est un choc. La confiance envers l’Église est entamée à juste titre : elle doit nous protéger, protéger nos enfants en particulier, or elle a failli dans sa mission. Mais j’espère que l’engagement dans l’Église ne va pas faiblir pour autant, pour les malades notamment, qui en ont besoin… »

À la fin de la messe d’ouverture, qui réunissait 12000 pèlerins, le frère Lionel Gentric, directeur général délégué du pèlerinage, a fait une annonce particulière sur la remise, intervenue le jour même, de ce rapport « dont les conclusions accablantes feront date ». Concernant ces « heures d’une singulière importance et d’une grande gravité » que traverse l’Église, il a appelé les pèlerins à « prendre le temps » : « Ce rapport ouvre un temps, qui sera le temps de sa réception ; oui, il nous faudra du temps pour lire, pour comprendre, pour prendre la mesure de ce qui se cache au cœur de ces chiffres. N’allons pas trop vite, ce serait manquer de respect pour les victimes comme pour le travail de la commission que de livrer aujourd’hui des convictions ou des analyses. » Il a ensuite invité les pèlerins à assister aux conférences à venir de ses sœur et frère dominicains : Véronique Margron, pour « un chemin de vérité », et Philippe Lefebvre sur « ce que vous avez fait aux plus petits d’entre mes frères ». Deux religieux en pointe dans la lutte contre les violences sexuelles.

L’ampleur du travail à accomplir

Très vite après ce choc vient le temps des prises de parole publiques des évêques dans les médias. Car ils sont attendus de pied ferme sur les plateaux télévisés ou dans les colonnes de la presse locale pour réagir et commenter les conclusions du rapport tout juste reçu.

« Les chiffres dépassent ce qu’on pouvait imaginer, déclare ainsi Olivier de Germay, archevêque de Lyon, devant le micro de plusieurs radios et télévisions. Des personnes victimes ont eu le courage de parler, parfois grâce à des associations. On a pu parfois se sentir agressé par de telles associations, mais il faut bien reconnaître qu’elles ont permis de faire avancer les choses. C’est en partie grâce à la Parole libérée, à Lyon, que l’Église qui est en France a mandaté une commission indépendante pour faire la vérité et aboutir à la publication de ce rapport. (…) Je voudrais redire aux personnes victimes notre honte et notre compassion. Au nom de l’Église, je leur demande pardon. »

Dans le flot des réactions épiscopales, celle de l’archevêque de Strasbourg Luc Ravel est sans doute la plus marquante : « Si nous minimisons ce rapport de la Ciase en le rangeant sur une étagère, l’Église du Christ n’a plus d’avenir chez nous sinon sous la forme d’une petite secte moralisatrice », écrit-il en dénonçant des « théologies dérisoires ».

Néanmoins, peu d’évêques parviennent à dépasser le stade de la commisération pour les victimes ou les pieuses méditations sur le mystère du mal, sur le mode de ce qu’a déclaré un évêque à La Vie : « Aujourd’hui, éradiquer un mal est toujours illusoire mais nous devons lutter contre. » Une attitude maladroite qui paraît minimiser les révélations du rapport et l’ampleur du travail à accomplir.

« La honte, l’humiliation et la colère »

C’est contre ce type de réflexe, qui n’est pas l’apanage des évêques, que commencent, le mercredi 6 octobre et les jours suivants, à se cristalliser un large mouvement de laïcs et de religieux dépités.

« Oui, nous devrions nous taire face à cela, car toute parole est indécente une fois que l’on a vu cette réalité, déclare Benoist de Sinety, ancien vicaire général du diocèse de Paris, aujourd’hui curé à Lille, sur RCF. Alors que certains soupiraient il n’y a pas si longtemps en expliquant que nous n’étions pas les pires… Eh bien si ! Nous avons été les pires. Les seuls mots possibles après celui de pardon sont destinés à nous empêcher collectivement d’en rester à l’hébétude de l’émotion et aux bonnes paroles de contrition, surtout quand elles sont prononcées par les lèvres des professionnels que nous sommes. »

Sur Facebook, l’essayiste catholique Erwan Le Morhedec revient sur une expérience passée, quand il avait tenté de proposer des pistes de réformes pour l’Église. « Certains m’ont répondu : “L’Église n’a pas besoin de réformes, mais de conversion ! “ou sa variante : “L’Église n’a pas besoin de consultants mais de saints !”, raconte-t-il. Phrases toutes faites, habituelle spiritualisation stérile du débat, mais phrases qui claquent et qui font joli. Phrases habiles à reporter toute décision et à camoufler le déni. Maintenant que la honte, l’humiliation et la colère sont plus fortes encore, maintenant que la Ciase nous accompagne, on s’y remet ? »

Questions anecdotiques

Colère. Le mot est lâché. Mais c’est surtout le sentiment que les évêques ne peuvent pas porter à eux seuls la responsabilité des réformes à venir qui va s’accentuant dans l’esprit des catholiques de France. Surtout après le passage du président de la Conférence épiscopale de France, Éric de Moulins-Beaufort, dans la matinale de FranceInfo du 6 octobre. Sous l’effet combiné des questions ciblées des journalistes et de l’effet de miroir grossissant des petites phrases que procurent les réseaux sociaux, la discussion se focalise sur deux thématiques abordées par la Ciase, mais anecdotiques par rapport au cœur du problème de la pédocriminalité dans l’Église et, surtout, à contretemps par rapport à l’émotion collective.

D’abord la question de l’indemnisation des victimes. Une voie qu’avait commencé à emprunter la CEF en mars 2021 avec la mise en place d’un fonds de dotation spécifique, mais dont les modalités pratiques ont été clairement critiquées par la Ciase. En particulier le fait que ce fonds soit abondé par un appel au don spécifique, donnant l’impression que l’Église institutionnelle ne contribuait pas. « Il nous faut revoir notre copie, reconnaît Éric de Moulins-Beaufort sur FranceInfo. Mais toutes les ressources que nous avons viennent des dons des fidèles. J’espère qu’un certain nombre de fidèles voudront bien venir nous aider. L’enjeu de cet appel aux fidèles est que l’ensemble des fidèles se sentent concernés. Pas coupables, bien sûr. Mais nous portons ensemble comme Église la responsabilité des personnes victimes. »

Cette phrase, combinée à l’impression que l’on est en train de négocier des bouts de chandelle sur le dos des victimes, choque de nombreux catholiques, qui goûtent peu le fait que les évêques se souviennent de leur responsabilité dans l’Église uniquement quand il s’agit de mettre la main au portefeuille.

Le débat public se focalise ensuite sur le secret de la confession… Alors que le président de la CEF essaye de temporiser en avançant la nécessité d’étudier le rapport plus en profondeur, il finit par lâcher, poussé par les journalistes de FranceInfo : « Le secret de la confession s’impose à nous et en cela, il est plus fort que les lois de la République… parce qu’il ouvre un espace de parole libre qui se fait devant Dieu. » Cette phrase, comprise par beaucoup comme un acte de « séparatisme », vaut à Éric de Moulins-Beaufort une invitation à s’expliquer devant le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, soucieux de paraître aussi sévère vis-à-vis des catholiques que des musulmans.

Désintérêt de la société civile

Cette polémique frustre un certain nombre de catholiques qui se voient entraînés dans un débat stérile sur l’opposition entre la loi de Dieu et les lois de la République. « Si nous partons du principe intangible que nous savons tout, que notre théologie est sans faille et que nos pratiques sont irréformables, alors tout cela n’aura servi à rien et le naufrage sera total », se questionne sur son blog Sylvain Brison, un prêtre du diocèse de Nice, en mission de recherche à l’Institut catholique de Paris.

Elle trouvera sa résolution à l'issue de la rencontre entre le président de la CEF et le ministre le 12 octobre 2021. D'un côté Gérald Darmanin rappelle l’obligation pour les prêtres ayant connaissance de « crimes » contre des « enfants de moins de 15 ans », de « porter » ces faits « à la justice ». De l'autre, la CEF souligne qu'« un travail est nécessaire pour concilier la nature de la confession et la nécessité de protéger les enfants ». « Je demande pardon aux personnes victimes et à tous ceux qui ont pu être peinés ou choqués par le fait que le débat suscité par mes propos, sur France Info, au sujet de la confession, ait pris le pas sur l’accueil du contenu du rapport de la Ciase et sur la prise en considération des personnes victimes », ajoute l’archevêque de Reims.

Cette controverse traduit probablement aussi une forme de désintérêt de la société civile non chrétienne et du monde politique face aux déboires internes de l’Église – à part peut-être sur la question subsidiaire du célibat des prêtres, promptement remis en question par le monde extérieur, quand bien même la Ciase n’en fait pas un cheval de bataille. En témoigne le peu de réactions des responsables politiques sur le travail de la Ciase, pourtant inédit en France.

L’idée que la pression à réformer l’Église ne vient pas du monde extérieur, mais de l’intérieur, à savoir les laïcs et clercs de la base, fait son chemin. « Amis cathos, quels sont les moyens de pression les plus pertinents sur l’Église de France pour la forcer à prendre des décisions sérieuses à la suite du rapport de la Ciase ?, lance Alexis BD sur Twitter, le 7 octobre.