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Certains parquets créent des fichiers sauvages de manifestants gardés à vue

Certains parquets créent des fichiers sauvages de manifestants gardés à vue

En marge des manifestations contre la réforme des retraites, au moins deux procureurs en poste dans de grandes villes ont constitué des fichiers de manifestants gardés à vue, cela sans aucune base légale. Les défenseurs des libertés s’inquiètent de l’usage qui pourrait en être fait.

Michel Deléan

5 mai 2023 à 17h58

 

La répression du mouvement social est décidément protéiforme. Déclarations martiales du gouvernement, violences policières lors des manifestations, interpellations au jugé lors des incidents violents, gardes à vue dans des conditions critiquables… Côté judiciaire, c’est à peine mieux. Une grande partie des manifestants placés en garde à vue en ressort sans aucune poursuite, et une non moins grande partie de ceux qui sont jugés en comparution immédiate bénéficie finalement d’une relaxe. Or, selon des informations obtenues par Mediapart, il s’avère également que certains parquets pratiquent un fichage sauvage des manifestants gardés à vue.

 

Dans au moins deux grands tribunaux judiciaires, dont celui de Lille (Nord), les substituts de permanence se sont en effet vu demander, ces dernières semaines, de remplir des tableaux Excel avec les nom, prénom et date de naissance de chaque manifestant gardé à vue, ainsi que les suites pénales données. Ces tableaux devant ensuite être transmis au parquet général de la cour d’appel. Une pratique pour le moins surprenante, et qui a heurté certains magistrats, mais aussi des avocats qui en ont eu vent.

 

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Lors d’un rassemblement de soutien aux victimes des violences policières à Paris, le 30 mars 2023. © Photo Claire Serie / Hans Lucas via AFP

Le cadre normal pour les remontées d’informations des parquets est le suivant. Le logiciel Sphinx du ministère de la justice sert à compiler le nombre de gardes à vue, les infractions pénales retenues et les suites pénales décidées. Mais il s’agit là uniquement de statistiques, qui sont adressées par chaque parquet de tribunal judiciaire au parquet général de la cour d’appel dont il dépend, puis transmises au ministère de la justice via la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Elles ne comportent aucune information sur l’identité des personnes placées en garde à vue, à la différence notable du Traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), le fichier géant utilisé par les services de police et de gendarmerie, objet de nombreuses critiques.

 

En théorie, seules les affaires dites « signalées », c’est-à-dire sensibles politiquement, économiquement ou médiatiquement, font l’objet de rapports nominatifs qui remontent à la haute hiérarchie judiciaire et à la Chancellerie.

 

En pleine contestation contre la réforme des retraites, dans une dépêche envoyée le 18 mars aux procureurs généraux, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti a joué la fermeté, en demandant « une réponse pénale systématique et rapide » contre des personnes interpellées en marge des manifestations. La Chancellerie étant par ailleurs gourmande en statistiques, les parquets généraux commandent de plus en plus de rapports et de statistiques aux parquets qu’ils chapeautent. De là à imaginer que certains hauts magistrats du parquet fassent du zèle, il n’y a qu’un pas.

 

Selon nos informations, le recours aux tableaux Excel dans certains parquets a démarré mi-mars, quand Emmanuel Macron et Élisabeth Borne ont déclenché le 49-3 pour faire adopter la réforme des retraites sans vote de l’Assemblée, et que les manifestations sont devenues plus tendues.

 

« Sur le plan judiciaire, les identités des personnes placées en garde à vue n’ont aucun intérêt pour un mouvement de masse. Ça n’a aucun sens », juge une magistrate concernée par cette incongruité. « Pourquoi fait-on ces tableaux ? Quel est le motif ? Quel est le but ? Ça risque de créer une multiplication de fichiers d’antécédents judiciaires, avec des risques de fuites ou d’utilisation. Qui aura accès à ces tableaux ? On n’est pas dans les clous. »

 

Au Syndicat de la magistrature (SM), qui réclame de longue date la fin des rapports sur les dossiers individuels signalés, on se montre vigilant. « La remontée d’informations devrait se limiter à de simples rapports généraux permettant d’évaluer l’application de la politique pénale », déclare Thibaut Spriet, membre du bureau national du SM, sollicité par Mediapart.

 

« Nous constatons néanmoins que la pratique suit actuellement une tout autre tendance et multiplie les cas de remontées d’informations individuelles demandées par les procureurs et procureurs généraux, bien au-delà des dossiers individuels signalés, poursuit Thibaut Spriet. Cela conduit d’ailleurs à une surcharge de travail non négligeable pour les magistrats du parquet, sans aucun intérêt pour l’institution judiciaire. »

 

L’affaire des tableaux Excel est également prise au sérieux par La Quadrature du Net. « Pour créer un fichier de police, il faut un décret, expose la juriste Noémie Levain, sollicitée par Mediapart. Il existe une prolifération de fichiers depuis les années 2000 qui nous inquiète. Le TAJ, à lui seul, comporte 20 millions de noms et 6 millions de photos, et est utilisé quotidiennement par la police. C’est un peu n’importe quoi, on reste fiché si on a été victime, ou mis hors de cause. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) n’exerce pas de contrôle effectif de ce fichier géant. » La Quadrature du Net a d’ailleurs récemment déposé une plainte auprès de la Cnil pour l’obliger à effectuer un contrôle en bonne et due forme du TAJ.

 

« Avec des tableaux Excel de gardés à vue, on parle d’un fichier qui contient des données personnelles, sans aucune base légale. C’est une perte de repères totale. Pour quel usage ? On ne le sait pas. Pourquoi doublonner avec ce que la police fait déjà ?, demande Noémie Levain. D’autres pays européens font beaucoup plus attention que la France aux données personnelles. »

 

La Ligue des droits de l’homme (LDH) se montre tout aussi inquiète. « Cela me paraît très grave. Même si ça ne concernait que deux parquets, c’est deux parquets de trop, réagit Patrick Baudoin, président de la LDH, sollicité par Mediapart. On peut supposer que si deux parquets le font, il y en a d’autres. Or ce sont des fichiers sauvages, hors de tout contrôle. Ça me paraît parfaitement illégal, et inacceptable. Ça se situe peut-être dans une tendance forte à augmenter la surveillance et à s’affranchir des règles posées. On le voit avec les Jeux olympiques, par exemple : à chaque fois, on durcit les modalités de surveillance. »

 

Le Syndicat des avocats de France (SAF) est lui aussi préoccupé par l’affaire des tableaux Excel. « Le recueil de données personnelles par le parquet, même si l’objectif premier n’est pas de ficher les personnes, crée, de fait, un fichier, constate Claire Dujardin, présidente du SAF, sollicitée par Mediapart. Ce fichier, non déclaré, apparaît contraire aux principes qui régissent la protection des données, à savoir notamment la durée de conservation, le droit des personnes, le principe de proportionnalité et de pertinence. »

 

Par ailleurs, pointe Claire Dujardin, « la question se pose de la finalité d’un tel fichier. Sous couvert de faire remonter des données à la hiérarchie, il semble avoir une finalité de politique pénale, voire de renseignement, puisqu’il répertorie les personnes placées en garde à vue dans le cadre des manifestations pour des infractions spécifiques et donnant lieu à des classements sans suite, et alors même qu’il existe déjà des fichiers de police tels que le TAJ ».

 

« Au-delà de la finalité d’un tel fichier, cela pose également la question centrale du rôle de la justice face à ces gardes à vue massives qui ont lieu durant les manifestations, et du traitement de ces gardes à vue par les parquetiers, souligne la présidente du SAF. Au lieu de créer des fichiers, il nous semble que le rôle du parquet est plutôt de se déplacer immédiatement dans les commissariats pour vérifier les procédures, contrôler les conditions d’enfermement dans les cellules de garde à vue et exiger la remise en liberté des personnes pour lesquelles l’infraction n’est pas constituée, et in fine, s’assurer que les personnes ne sont plus inscrites dans les fichiers de police si la procédure est classée sans suite. »

 

Questionnée à plusieurs reprises par Mediapart, la procureure de la République de Lille, Carole Étienne, n’a pas donné suite. Également contacté, son supérieur hiérarchique, le procureur général près la cour d’appel de Douai, Frédéric Fèvre, n’a pas souhaité s’exprimer.

 

Quant au ministère de la justice, questionné par Mediapart, il évoque seulement des initiatives locales (voir sa réponse complète en Boîte noire) : « Au regard de l’impact des manifestations sur l’organisation des juridictions, sur leur charge de travail et sur l’activité juridictionnelle de manière générale, des initiatives locales ont pu conduire à mettre en place des outils dédiés permettant de suivre et traiter les procédures portées à la connaissance de l’autorité judiciaire. Aucune fonctionnalité des applicatifs existants ne permet de couvrir ce besoin », déclare la Chancellerie.

 

Michel Deléan