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Les accidents du travail tuent en silence

 

« Les accidents du travail tuent en silence »

 

auteur

Philippe Bernard, Editorialiste au « Monde »

 

Selon les derniers chiffres officiels connus, qui remontent à 2019, deux salariés meurent chaque jour dans le cadre de leur activité professionnelle. Dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », revient sur le silence qui accompagne ces drames révélateurs des défaillances de l’organisation du travail.

Publié le 29 janvier 2022

Un ouvrier sur un chantier de Bordeaux, le 14 septembre 2021.

Un ouvrier sur un chantier de Bordeaux, le 14 septembre 2021. PHILIPPE LOPEZ / AFP

 

Chronique. C’est une hécatombe invisible, une somme de drames de l’« insécurité » pour lesquels aucun ministre ne se déplace jamais. A l’heure où « le social » revient en force, dit-on, dans la campagne présidentielle, les 733 salariés morts en un an dans des accidents du travail (chiffres de 2019, derniers connus), soit deux par jour, forment un cortège de fantômes auxquels la société, le débat politique en général, et en particulier la gauche, pourtant en quête de retrouvailles avec le peuple, tournent résolument le dos.

Ces morts oubliés ont des noms. Ils s’appellent Romain Torres, apprenti bûcheron de 17 ans, percuté par un tronc d’arbre sur un chantier forestier du Bas-Rhin le 28 juin 2018. Ou Teddy Lenglos, 20 ans, manœuvre dans le BTP, enseveli le 10 janvier 2020 sous les décombres après l’effondrement d’un mur à Béthune (Pas-de-Calais). Ou Chahi, 41 ans, livreur à vélo pour Uber Eats, mort percuté par une voiture à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), le 6 mai 2021. Ou Abdoulaye Soumahoro, 41 ans, tombé dans un malaxeur à béton le 22 décembre 2020 sur le chantier du Grand Paris Express.


Depuis 2016, Matthieu Lépine, professeur d’histoire et géographie à Montreuil (Seine-Saint-Denis), a entrepris de donner une visibilité à ces tragédies, de sortir de l’anonymat leurs victimes, de reconstituer leur vie afin de les faire passer « du fait divers au fait social ». Son compte Twitter, ouvert en 2019 et intitulé « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », est suivi par plus de 40 000 personnes. Il y publie les articles de la presse qu’il dépouille systématiquement, interpelle la ministre du travail, suit les – rares – procédures judiciaires, rend hommage à ceux qui se sont « tués à la tâche », met leurs familles en contact. Vendredi 28 janvier, il comptabilisait déjà 24 morts depuis le début de la nouvelle année.

Seule une telle initiative militante permet de rendre compte de ce phénomène enfoui. Car aucune statistique officielle ne rend compte de la totalité des accidents du travail survenant en France. Selon l’Assurance-maladie, 655 715 accidents du travail ont entraîné un arrêt de travail d’au moins un jour en 2019. Mais ce nombre n’inclut ni ceux dont sont victimes les fonctionnaires, ni ceux qui touchent les « travailleurs indépendants », non systématiquement pris en charge. Or, tout porte à croire que c’est parmi les livreurs, les chauffeurs à leur compte et autres personnels ubérisés que prolifère désormais le fléau des accidents du travail.

Une inflexion inquiétante

Les statistiques disponibles le montrent clairement déjà : « Les travailleurs les plus vulnérables sont, de manière injuste, les plus exposés », observe Véronique Daubas-Letourneux, dans Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles(Bayard 2021). La sociologue souligne une inflexion inquiétante : après une chute historique spectaculaire des accidents du travail (leur fréquence a été divisée par quatre entre 1950 et 2000) liée à la désindustrialisation et aux progrès de la prévention, leur fréquence ne baisse plus et leur taux de gravité est reparti à la hausse.

La place de la France à cet égard n’est pas glorieuse : dans une enquête de 2007, elle se classait à l’avant-dernier rang des Etats de l’Union européenne (UE) avec un taux de 3 000 accidents graves pour 100 000 travailleurs, contre 1 700 en moyenne dans l’UE.


Qui sont les victimes des accidents ? De façon significative, les travailleurs intérimaires, ceux du secteur de la santé et de celui du nettoyage (bizarrement agglomérés dans les statistiques), sont les plus surreprésentés (28 % des accidents pour 18 % des salariés), suivis des salariés de l’agroalimentaire, des transports et du BTP.

S’agissant d’accidents mortels, 90 % touchent des hommes, principalement parmi les ouvriers du BTP et les chauffeurs-routiers. Les marins-pêcheurs et les bûcherons paient aussi un lourd tribut. Mais le taux global d’accidents progresse chez les femmes, en particulier dans le secteur de l’aide à la personne, qui inclut les Ehpad et l’aide à domicile. Cela va du dos cassé en portant des personnes impotentes au meurtre par un patient, comme celui d’Audrey Adam, 36 ans, conseillère en économie sociale et familiale tuée dans l’Aube en mai 2021 par un ancien agriculteur dont elle s’occupait.


A l’heure où le thème de la sécurité colonise le discours politique et où domine le principe de précaution, le black-out sur les accidents du travail renvoie à la gestion individuelle des dossiers, à l’explication par la « fatalité » ou la maladresse personnelle, mais aussi au fait que les victimes sont très souvent jeunes, peu formées, isolées et vulnérables car dans un statut précaire.

Ce silence est troublant, s’agissant d’un phénomène hautement symptomatique des inégalités sociales – les ouvriers y sont 40 fois plus exposés que les cadres –, aussi bien en matière de pénibilité du travail, d’espérance de vie – parmi les hommes, un ouvrier sur deux n’atteint pas 80 ans, contre un cadre sur trois – et de précarité. Celle-ci réduit la capacité à maîtriser ses conditions de travail et à assurer sa sécurité.


Dans son dernier livre (Les Epreuves de la vie, Seuil, 2021), le sociologue et historien Pierre Rosanvallon développe l’analyse selon laquelle les réalités sensibles vécues par les individus constituent les nouveaux fondements de l’action collective et, partant, de politiques nouvelles axées sur le respect et la dignité. Les accidents du travail, bénins ou dramatiques, relèvent à l’évidence de ce registre des épreuves qui façonnent les manières de voir et de voter, les indignations et les révoltes. La démocratie gagnerait à les sortir de l’angle mort où ils sont relégués, à les considérer comme des signaux d’alarme sur les défaillances de l’organisation du travail et sur les inégalités, plutôt que comme le prix à payer pour les « risques du métier ».



Les accidents de la route, première cause d’accident mortel au travail

A l’occasion de la 3e édition des Journées de la sécurité routière au travail du 13 au 17 mai, des entreprises se mobilisent pour sensibiliser leurs salariés aux dangers du volant. Les employeurs se montrent encore peu conscients des risques qui pèsent sur leurs salariés et sur eux-mêmes en cas d’accident de la route.

Par Catherine Quignon

 

« L’une des premières causes d’accident en voiture, selon moi, c’est le téléphone portable », dit Guillaume Milert, directeur du centre d’appels Ceacom implanté au Havre.
 « L’une des premières causes d’accident en voiture, selon moi, c’est le téléphone portable », dit Guillaume Milert, directeur du centre d’appels Ceacom implanté au Havre. ALAIN LE BOT / PHOTONONSTOP

 

Avec près de 500 morts en 2018, les accidents de la route sont la première cause d’accident mortel au travail. C’est ce constat dramatique qui a conduit la Sécurité routière à organiser les « Journées de la sécurité routière au travail », dont la troisième édition se tient cette année du 13 au 17 mai. A cette occasion, les entreprises sont incitées à mener des actions de sensibilisation au risque routier auprès de leurs salariés.


« Nos collaborateurs techniciens sont en permanence sur la route pour se rendre chez nos clients ; il nous paraissait indispensable de mettre en place une sensibilisation aux dangers de la conduite », explique Christophe Gratadeix, directeur de Sioule Sancy Incendie. Spécialisée dans la sécurité incendie, cette petite entreprise sise dans le Puy-de-Dôme a naturellement répondu à l’appel.

 

Epaulée par des interlocuteurs de la sécurité routière, l’entreprise a organisé une journée d’échanges et d’ateliers éducatifs autour des dangers de la route pour l’ensemble de ses salariés. Le sujet dépasse largement le cadre des accidents du travail : au total, 40 % des accidents de la route corporels impliquent un usager effectuant un déplacement professionnel. La vitesse excessive reste la principale cause d’accidents mortels, suivie par l’alcool et le non-respect des règles de priorité.

L’implication des entreprises reste marginale

« L’une des premières causes d’accident en voiture, selon moi, c’est le téléphone portable », estime de son côté Guillaume Milert, directeur du centre d’appels Ceacom, implanté au Havre. Plusieurs collaborateurs de cette entreprise ont été victimes ou ont vu un membre de leur famille touché par un accident de la route, ce qui a incité Ceacom à se mobiliser à l’occasion des Journées de la sécurité routière.

Afin de sensibiliser ses salariés aux dangers du volant, l’entreprise a employé les grands moyens. Ceacom a fait venir cette année une voiture tonneau simulateur de retournement, pour rappeler l’importance du port de la ceinture. Elle a aussi mis à disposition des salariés des lunettes de simulation d’alcoolémie. « Beaucoup me disent qu’ils ne se rendaient pas compte du danger », constate Guillaume Milert.


L’implication des entreprises en matière de sécurité routière semble encore marginale. Selon un sondage réalisé par l’IFOP pour MMA à l’occasion des Journées de la sécurité routière, seulement 16 % des patrons de TPE-PME ont mis en place des actions de prévention auprès de leurs salariés. La plupart paraissent peu conscients du risque routier et de leur propre responsabilité face à celui-ci.

Un accident survenu sur le trajet domicile-travail peut être considéré comme un accident du travail, ce que 58 % des chefs d’entreprise sondés par l’IFOP ignorent. La responsabilité de l’employeur risque aussi d’être engagée du fait de son obligation de sécurité envers ses salariés, par exemple si celui-ci a un accident après avoir quitté son travail à une heure tardive.

Des actions ludiques de sensibilisation aux dangers de la route

Afin de responsabiliser davantage les salariés et leurs employeurs, les chefs d’entreprise sont tenus depuis le 1er janvier 2017 de dénoncer le salarié conducteur d’un véhicule professionnel s’il commet une infraction au code de la route (excès de vitesse…) Une mesure désormais bien assimilée : le sondage réalisé par l’IFOP indique que les dirigeants d’entreprise sont 94 % à la connaître.


Concernant les coursiers à vélo, la législation reste encore embryonnaire : depuis janvier 2018, les plates-formes numériques sont obligées de prendre en charge l’assurance volontaire pour le risque accident du travail acquittée par leurs livreurs, mais seulement si le chiffre d’affaires des intéressés est égal ou supérieur à 5 100 euros. Ces plates-formes ne risquent donc pas d’être inquiétées dans l’état actuel de la législation, bien que leurs algorithmes, en favorisant les coursiers les plus rapides, peuvent les inciter à enfreindre le code de la route afin de livrer plus rapidement.

A l’instar de Ceacom, d’autres entreprises ont misé sur des actions ludiques de sensibilisation aux dangers de la route. A l’occasion des Journées de la sécurité routière, Danone propose aux collaborateurs de son siège de participer à un Escape Game autour de la sécurité routière. De son côté, Elior Group met à disposition de ses salariés un casque de réalité virtuelle au service de la sécurité routière et organise un atelier « je repasse mon code ». Une manière aussi de resserrer les liens entre les collaborateurs, dans un esprit de team building. « Les salariés apprécient cette initiative, ils en parlent entre eux… », constate Guillaume Milert.


Au-delà des Journées de la sécurité routière, Ceacom a décidé de s’impliquer sur le long terme pour la sécurité de ses salariés. « On privilégie désormais le train pour les déplacements professionnels de nos cadres, explique Guillaume Milert. Et lorsqu’on organise des soirées, à l’occasion des fêtes de fin d’année par exemple, on veille à ce que soit des collaborateurs qui ne boivent pas qui reconduisent les autres. » Des initiatives simples, mais qui peuvent sauver des vies.

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La sous-déclaration des accidents du travail est une pratique courante des entreprises

« Accidents du travail » (2/3). Passage en arrêt maladie, aménagements de poste, « primes zéro accident »… Une commission dédiée estime que la moitié des accidents du travail ne sont pas déclarés comme tels, souvent du fait de l’employeur, qui peut espérer réduire sa cotisation à la Sécurité sociale.

Par Jules Thomas

 

Le déblocage d’un embacle sur la Loire  en crue, à Roanne (Loire), par un agent de l’entreprise publique Voies navigables de France, en mai 2021.

 Le déblocage d’un embacle sur la Loire en crue, à Roanne (Loire), par un agent de l’entreprise publique Voies navigables de France, en mai 2021. PIERRE GLEIZES/REA

 

Zéro : c’est le nombre d’accidents du travail déclarés à la suite de l’incendie de l’usine Lubrizol, survenu à Rouen le 26 septembre 2019, selon les chiffres de la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) de Seine-Maritime, qui, sur la même période, en a reconnu 105 dans les entreprises voisines. « C’est un vrai miracle. Pour être en bonne santé, il fallait travailler chez Lubrizol », ironise Philippe Saunier, membre du collectif santé-travail de la Fédération CGT des industries chimiques. « Aucun accident n’a été signalé par un salarié ou constaté, il n’y a donc pas eu de déclaration, réplique l’entreprise. Nous sommes particulièrement vigilants à respecter la réglementation. »

Les accidents du travail ne sont pas toujours déclarés comme il le faudrait. A tel point que depuis 1997, une commission (présidée par un magistrat de la Cour des comptes) évalue le coût réel, pour la branche maladie, de leur sous-déclaration ainsi que de celle des maladies professionnelles (AT-MP). Elle estime le nombre d’accidents ou de maladies qui, s’ils avaient été déclarés, auraient dû être reconnus d’origine professionnelle, pour fixer ce que doit reverser la branche AT-MP à la branche « maladie » de la Sécurité sociale.

Entre 1,2 milliard et 2,1 milliards d’euros

La dernière commission, réunie en 2021, chiffre ce coût annuel entre 1,2 milliard et 2,1 milliards d’euros, dont 110 millions concernent les accidents du travail. La moitié des accidents du travail en France ne serait pas reconnue, estime la commission, sur la base d’une enquête du ministère du travail menée en 2017 ; 72 % ne seraient pas déclarés, et 26 % des accidents du travail avec arrêt (soit 224 000).

 

« La sous-déclaration s’est institutionnalisée et devient une pratique managériale dans de grandes entreprises, mais aussi chez les sous-traitants qui doivent apparaître irréprochables pour décrocher des contrats, estime Jérôme Vivenza, membre de la commission exécutive confédérale de la CGT. Une entreprise qui ne déclare pas un accident du travail encourt une amende de seulement 750 euros ! »

En revanche, les déclarations en bonne et due forme augmentent les cotisations patronales, qui tiennent compte du nombre et de la gravité des accidents. Pour en réduire le taux, le moyen le plus fréquent est de passer ces accidents en simple arrêt maladie, ou de déclarer des accidents du travail sans arrêt.


Plusieurs grandes entreprises pratiquant des politiques « zéro accident » pour baisser leur niveau de cotisation ont fait date : en 2007, à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime), l’inspection du travail avait observé la déclaration de cinquante-huit accidents du travail sans arrêt, du fait d’un « système organisé de pressions visant à ce que les salariés, victimes d’un accident du travail, auxquels un arrêt de travail avait été prescrit renoncent à le prendre tout ou partie », notamment via des postes aménagés pour « occuper » les salariés, alors qu’ils n’étaient pas en état de travailler.

A la Société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN), dans le groupe Sanef, la direction a décidé, il y a quelques années, d’accélérer la prévention pour réduire la sinistralité. « On vise le zéro accident, c’est ambitieux mais on pense que c’est possible, via des rappels de procédures, des actions de formation… », déclare Aurélie Debauge, directrice des ressources humaines de Sanef. Force ouvrière constate qu’en réalité, « depuis quelques années, tout accident du travail avec arrêt est discuté pour passer sans arrêt. On a mis en télétravail des gens avec des bras cassés. En 2017, il y avait dix-sept accidents du travail avec arrêt et quatorze sans, et une cotisation de 900 000 euros. En 2020, on a quatre accidents du travail avec et quarante-huit sans, et une cotisation à 470 000 euros. On ne peut pas passer de tout à rien si rapidement », note Laurent Le Floch, secrétaire fédéral à la Fédération de l’équipement des transports et des services (Feets-FO).

Sanef nie des instructions ou un mode de management qui trafiquerait les chiffres. « On insiste justement pour que tout événement soit déclaré, il y en a d’ailleurs plus qu’avant ! explique Aurélie Debauge. Sur les adaptations de poste, on demande au salarié ce qu’il veut faire, en lien avec la médecine du travail. »

Au fil des exemples remontés dans des entreprises de différents secteurs, l’aménagement de poste revient souvent. « Si le collègue a la jambe dans le plâtre, il lui reste les bras et la tête. On peut lui affecter un taxi pour qu’il vienne faire de la saisie informatique », se souvient de son côté Pierre-Jean Berthelot, électricien chez Enedis et militant CGT, qui estime à dix par an le nombre d’AT non déclarés sur le site du Calvados (550 agents).

Dans le nucléaire, chez Orano, sous-traitant d’EDF, des sources syndicales indiquent que « la direction propose aux salariés qui se font des fractures ou contusions d’aller à l’hôpital, mais de se mettre en accident sans arrêt, sur un poste en télétravail, avec une prime exceptionnelle. Souvent le salarié accepte ».

Jeu de l’oie

Quand le salarié rechigne à accepter, les manageurs peuvent devenir insistants. Ainsi, à la SAPN, un salarié blessé à la cheville, ne pouvant plus bouger, a pris un poste aménagé pour trois jours puis est parti en vacances. « A son retour, son médecin lui a dit “hors de question que vous travailliez”, souligne Laurent Le Floch. Aussitôt, les manageurs sont allés le voir à son domicile avec son “N + 3”, pour remettre en question le médecin et lui dire de revenir. Finalement, car nous l’avons soutenu, le salarié a pu déclarer un accident du travail, car il ne s’est pas laissé faire. »

Des primes « zéro accident » permettent aussi de récompenser les équipes, au risque de les inciter à ne pas déclarer. Le groupe Sanef a mis en place un « challenge sécurité », sorte de jeu de l’oie, qui permet tous les six mois aux équipes d’exploitation qui n’auraient pas connu d’accident du travail avec arrêt d’obtenir une carte-cadeau. Une partie de l’intéressement des salariés dépend aussi de la sinistralité.

Lors de son audition par la commission de sous-déclaration, le Medef a tenu « à rappeler qu’un grand nombre de facteurs de sous-déclaration ne dépend pas des employeurs, mais plutôt du manque de formation des médecins et du manque d’information des assurés. Il n’y a pas, pour le Medef, de comportement de tricherie ou de dissimulation de la part des entreprises ». Dans ses recommandations, la commission pointe un problème global, qui induit de former et de sensibiliser aussi bien les entreprises, les professionnels de santé que les salariés aux enjeux de santé au travail.

Jules Thomas

 

Accidents du travail : des morts invisibilisés

Chronique

auteur

Anne Rodier

En 2019, en France, 733 salariés sont morts dans un accident du travail. Pourtant, ce problème structurel reste au second plan, comme si ces morts devaient rester invisibles, explique dans sa chronique la journaliste du « Monde » Anne Rodier, en s’appuyant sur deux ouvrages récents qui décryptent ce phénomène.

Publié le 29 septembre 2021

 

Carnet de bureau. « J’ai écouté les récits glaçants des accidents d’Adrien, de Xavier, d’Anthony, de Raphaël, d’Yves, de Nicolas… Que serais-je si je restais de marbre devant le combat de ces hommes aux corps abîmés à jamais ? », interroge Eric Louis, dans un récit rageur mais revigorant de plus de trente ans de parcours professionnel dans la précarité (Mes trente (peu) glorieuses, Les Imposteurs).

Les rambardes branlantes, les interventions aventureuses sur des toits d’usine ou dans des silos de céréales de la Marne, les opérations de maintenance évitées par petite économie ou pour gagner du temps ont provoqué autant de morts ou de blessures graves. « Pour beaucoup, ce bilan se résume à quelques chiffres dans des cases. Qu’il me soit pardonné d’y voir bien autre chose. » L’intérimaire Eric Louis parle de dignité dans le monde du travail.

En 2019, en France, 733 salariés sont morts dans un accident du travail, soit en moyenne quatorze par semaine (hors accidents de trajet), avec une surreprésentation chez les jeunes (plus nombreux dans les secteurs à risques), les hommes (le partage des risques est genré), les intérimaires (mal formés, mal équipés), dans les secteurs de la santé et du nettoyage.


Même si le témoignage d’Eric Louis est un portrait à charge du secteur de l’intérim, peu flatteur pour les employeurs, il n’entreprend pas de fustiger un secteur ou une entreprise en particulier, mais de comprendre comment la mort d’un individu peut être réduite aux pertes et profits de l’activité économique et invisibilisée par sa relégation à la rubrique « faits divers ».

Dès les premiers incidents

Pourquoi ce problème structurel reste au second plan ? La sociologue Véronique Daubas-Letourneux, qui postule qu’« au-delà des drames individuels et des indicateurs chiffrés les accidents du travail sont un fait social », tente d’y répondre dans son ouvrage Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard), à paraître ce mercredi 29 septembre. Car c’est bien d’invisibilité qu’il s’agit : qui associe la prochaine Coupe du monde de football au Qatar aux accidents du travail ? Et, pourtant, 6 500 travailleurs y seraient morts sur les chantiers, selon une enquête du Guardian (« Revealed : 6 500 migrant workers have died in Qatar as it gears up for World Cup »). Un bilan contesté par le Qatar.


En France comme au Qatar, « l’accident questionne les rapports sociaux (…), inscrits dans une organisation du travail et de l’emploi qui dépasse le seul cadre de l’entreprise », explique la sociologue.

L’invisibilité commence dès les premiers incidents. Pour plusieurs raisons : les cotisations employeurs dépendent du taux de sinistralité, et, parfois, le salarié est à l’origine d’une non-déclaration par crainte pour son emploi, en particulier s’il est intérimaire. La sous-déclaration des accidents du travail est courante et officiellement reconnue par l’administration, note la sociologue. Or, comme l’a établi la pyramide des risques de Bird, c’est bien la multiplication des incidents qui augmente le risque d’accidents graves.


Des initiatives individuelles tentent bien de corriger cette invisibilité organisée : le professeur d’histoire Matthieu Lépine, par exemple, rend hommage aux victimes de cette violence quotidienne en recensant sur son blog les plaques commémoratives des morts au travail. Mais quand aucun manageur n’assiste à l’enterrement des victimes, l’invisibilité est institutionnalisée.

 



« Le Covid-19 est en train de produire un gigantesque accident du travail »

 

Les deux avocats Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff dénoncent, dans une tribune au « Monde », l’archaïsme de la loi sur les accidents du travail de 1898 qui ne permet pas aujourd’hui de régler la dette à l’égard des victimes contaminées au travail.

Publié le 01 avril 2020

Tribune. Il y a plus d’un siècle à propos du débat sur la loi portant réparation des accidents du travail, le professeur Louis Josserand (1868-1941) rappelait l’impossible neutralité du droit.

Si un système juridique est incapable après un accident d’attribuer le risque, alors la place vide du responsable sera occupée par la victime. C’est elle qui dans sa chair et jusqu’au prix de sa vie en supportera les conséquences sans pouvoir s’en décharger ne serait-ce que symboliquement sur ceux qui sont à l’origine de son malheur. Or dans les catastrophes sanitaires les acteurs sont nombreux, les causes souvent multiples, la complexité qui tient à la nature des faits permet difficilement de remonter la chaîne causale.

Il appartient au système juridique d’attribuer le risque. Or les systèmes d’indemnisation des victimes sont exagérément diversifiés, inégaux et incohérents.

Démontrer la date de la contamination

Le 21 mars, la mort du docteur Razafindranazy suscitait une vive émotion dans tout le pays. Pour la première fois un médecin urgentiste était tué par le virus dans l’exercice de ses fonctions. Alors qu’il était à la retraite, il était spontanément revenu à l’hôpital et il avait pris une garde de nuit à l’hôpital de Compiègne pour soulager ses collègues. Quelques jours plus tard il était testé positif au Covid-19. Il n’a même pas pu être inhumé comme il le souhaitait dans son île natale à Madagascar. Nous avons une dette à l’égard de sa famille.

« Il faut d’urgence construire un système moderne de reconnaissance et d’indemnisation intégrale spécifique sous forme d’un fonds cofinancé par les entreprises et par l’Etat »

De la même façon, la mort, le 26 mars, d’Aïcha Issadounène, 52 ans, caissière au supermarché Carrefour de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) depuis trente ans, laisse ses proches dans une immense détresse. Un des effets de cette pandémie aura été que nous nous mettions à regarder avec reconnaissance et considération ces travailleurs autrefois invisibles. Au travers d’une juste indemnisation de ses enfants nous dirons que nous ne les abandonnons pas sur le bord du chemin une fois la crise surmontée.

Le Covid-19 est en train de produire un gigantesque accident du travail dont les conséquences en l’état actuel du droit échapperont à toute forme de régulation efficace.

Accident du travail ? Mais comment démontrer la date de la contamination qui est une des clefs de la reconnaissance ?

Maladie professionnelle ? Mais la plupart n’atteindront pas le taux d’incapacité minimal de 25 % sans lequel la reconnaissance est impossible !

Injustice

A quoi bon applaudir nos soignants tous les soirs, clamer dans tous les médias notre reconnaissance pour les héros du quotidien que sont les caissières de supermarché, les postiers, les éboueurs, et tous les autres, si nous leur appliquons l’archaïque système d’indemnisation issu de la loi sur les accidents du travail de 1898 fondé sur le partage de responsabilité toujours partiellement en vigueur aujourd’hui.


Pour aller à l’essentiel : de nombreuses victimes seront exclues du champ de l’indemnisation et celles qui seront indemnisées ne le seront que partiellement.

Cette injustice-là, par nature évitable, apparaîtra rapidement insupportable parce qu’elle ajoute inutilement au malheur des victimes…

Il faut d’urgence construire un système moderne de reconnaissance et d’indemnisation intégrale spécifique sous forme d’un fonds cofinancé par les entreprises (branche AT-MP) et par l’Etat, afin d’affirmer par des actes notre reconnaissance et notre solidarité et éviter ainsi d’ajouter un scandale judiciaire à la crise sanitaire…