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Des  hameaux des Alpes Maritimes privés de route d'accès, suite à un glissement de terrain; chronique d'un retour au Moyen-Âge

"Tu arrives au village et tu pues le fennec" : sans route depuis un an, deux hameaux des Alpes-Maritimes à marche forcée

 

Un glissement de terrain le 14 avril 2018 a coupé la route menant aux hameaux de Béroulf et Sainte-Sabine. Depuis, les 40 habitants doivent rejoindre – à pied – leur domicile sur les hauteurs de la vallée de la Bévéra.

Michel Daigneau sort de sa voiture garée sur un parking de Sospel, une petite ville des Alpes-Maritimes située à 20 kilomètres au nord de Menton qui compte 3 700 habitants. Il habite quelques centaines de mètres plus haut, sur un versant de la vallée de la Bévéra. Mais le reste de son trajet se fera à pied. Le sexagénaire transvase ses courses dans son sac à dos, attrape ses bâtons de marche et entame sa montée le long d'un sentier étroit et raide par endroits. Le voisin que croise Michel porte, en plus de son sac à dos, ses poubelles. Cela fait un an que le service de ramassage des ordures ne peut plus accéder à son domicile.

La route de Sospel (Alpes-Maritimes) menant aux hameaux de Béroulf et Sainte-Sabine est coupée par un éboulement qui a eu lieu le 14 avril 2018.  (DR / FRANCEINFO)

 

C'est que, le 14 avril 2018, un pan entier de montagne s'est effondré, emportant 200 000 m3 de terre et coupant la route reliant les hameaux de Béroulf et Sainte-Sabine à la commune de Sospel. Depuis, les quarante habitants doivent randonner  pour rejoindre leur domicile, avec leurs courses, leurs enfants et leurs douleurs articulaires. Un quotidien chamboulé qui devrait se poursuivre encore pendant plusieurs mois.

"On ne va pas me livrer un nouveau frigo"

Depuis que la route s'est effondrée, les seules âmes qu'on y croise sont là parce qu'elles ont rejoint les hameaux à pied, parce qu'elles y vivent et n'ont pas le choix. Du côté de Béroulf, à un kilomètre du début du sentier, les gens vivent près les uns des autres, concentrés dans quelques appartements qui forment le cœur du hameau. Il faut marcher encore un kilomètre pour atteindre le haut de Sainte-Sabine, où les maisons sont séparées par de grands terrains et des grillages. Des habitations qui ne sont pas faites en dur, car "peu de propriétés se sont montées avec des permis de construire", confie Ludovic Tallarida, qui a grandi à Sainte-Sabine et vit aujourd'hui dans sa maison d'enfance. Ici, il n'y a ni eau potable ni système d'assainissement.

Des voitures sont encore garées devant quelques propriétés, mais elles ne vont pas loin, elles permettent seulement de faire le tour du voisinage et de rejoindre le départ du sentier de randonnée. Au détour d'un virage, gît une Porsche désossée au bord de la route depuis qu'elle a foncé dans un portail. Pas de service de dépannage et impossible de la redescendre au village.

 

Une voiture accidentée sur le bord de la route de Sospel (Alpes-Maritimes) dans le hameau de Sainte-Sabine, le 2 avril 2019.

 

Une voiture accidentée sur le bord de la route de Sospel (Alpes-Maritimes) dans le hameau de Sainte-Sabine, le 2 avril 2019. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)

 

Mais c'est surtout le quotidien des habitants de Béroulf et Sainte-Sabine qui a été modifié : une multitude de petites choses auxquelles ils ne pensaient pas, qui posent désormais de vrais problèmes. "Je prie pour que mes appareils électroménagers ne me lâchent pas, confie Dorothée Demeuse, une habitante de Sainte-Sabine. On ne va pas me livrer un nouveau frigo sur le pas de ma porte."

Les facteurs et les éboueurs ne passent plus dans le hameau : il faut aller chercher son courrier et descendre ses poubelles à pied à Sospel. Comptez quarante minutes aller-retour pour les plus habitués, près d'une heure s'il faut souffler en chemin. "C'est là que je me suis rendue compte du problème de suremballage, c'est hallucinant", explique Laeticia Savelli. Elle se débarrasse de tout le conditionnement superflu avant de débuter son ascension. Autant de déchets qu'elle s'évite de redescendre.

Un homme redescend ses poubelles sur le sentier de randonnée menant aux hameaux de Béroulf et Sainte-Sabine, le 4 avril 2019.  (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)

 

Les courses exigent aussi des adaptations. Au lieu de les faire une fois par semaine, Dorothée et Didier Demeuse achètent des produits frais quasiment tous les jours et les remontent en petites quantités. Tout ce qui n'est pas frais peut être stocké dans un conteneur installé au pied du chemin de randonnée et remonté au fil de la semaine. "C'est une nouvelle organisation", explique Ludovic Tallarida, développeur web indépendant.

Ça a chamboulé notre quotidien. Ce sont plein de petits détails auxquels on ne pense pas, mais mis bout à bout, ils nous pourrissent la vie.Dorothée Demeuse, habitante de Sainte-Sabineà franceinfo

Les habitudes vestimentaires ont aussi changé. "Les chaussures, ce sont tous les jours les mêmes, des chaussures de marche. Il y a plein de vêtements que je ne peux plus mettre parce qu'ils ne sont pas appropriés, ils restent au placard", confesse Dorothée Demeuse. "L'hiver, on peut toujours se couvrir correctement, mais le pire, c'est l'été", souligne de son côté Laetitia Savelli. "L'été, tu renonces à toute hygiène personnelle, abonde son compagnon Ludovic Tallarida. Tu arrives au village et tu pues le fennec. Et quand il pleut, tu arrives avec de la boue jusqu'aux genoux." Le conteneur fait office de cabine pour se changer. 

"On n'a pas le choix, on se bousille"

Au-delà des petites adaptations du quotidien, l'absence de route pose des questions autrement plus angoissantes pour les habitants. Comment continuer à grimper chaque jour en cas de pépin de santé ? Comment être secouru en cas de malaise ? Un soir d'octobre, Michel Daigneau a été envahi par une souffrance insoutenable aux jambes alors qu'il allait se coucher. "Je me suis tordu de douleur, jusqu'à 1 heure du matin. Le lendemain, j'ai appelé mon médecin traitant, mais personne ne pouvait monter, ni les pompiers ni les ambulanciers. Finalement, il ne restait que l'hélicoptère pour venir me chercher et me transporter à l'hôpital de Monaco." L'agent de sécurité en retraite y est resté cloué pendant un mois à cause d'une hernie discale.

"Le problème, c'est que l'hélicoptère peut venir en journée, mais pas la nuit. Qu'est-ce que je suis censée faire si mon mari fait un arrêt cardiaque ?", s'inquiète Dorothée Demeuse, dont le mari Didier a déjà fait un infarctus il y a quelques années "Ils ne vont pas le redescendre sur un brancard dans le chemin." Lui s'inquiète pour sa femme. Dorothée a chuté dans le chemin l'été dernier en glissant sur un morceau de bois. Elle a dû être arrêtée plus d'un mois et demi. "Il y a des endroits dans le chemin où le portable ne capte même pas,insiste Dorothée. S'il m'arrive quelque chose en hiver, je peux mourir de froid", craint cette femme qui doit souvent prendre son poste d'aide-soignante à 6 heures à l'hôpital de Sospel. "Si tu te foules une cheville, c'est fini. A la moindre blessure, on ne peut plus rien faire, on est cloués chez nous", se désole aussi Ludovic Tallarida, qui emporte toujours une trousse à pharmacie dans son sac à dos.

Même lui, âgé de 30 ans, sait que le chemin tortueux peut être impitoyable. "L'été dernier, j'ai fait un malaise. J'ai cru que j'allais mourir, j'étais totalement sec. Ton corps te rappelle à l'ordre. Depuis, je ne pars jamais le ventre vide, jamais sans eau", explique le jeune papa, qui souligne que dans le hameau, la quasi-totalité des habitants ont plus de 50 ans.

"Les genoux morflent dans les descentes, atteste quant à elle Dorothée Demeuse, qui dit avoir de gros problèmes de dos et d'articulations. Mais on n'a pas le choix, on se bousille". Lorsque la route est tombée, elle pesait 44 kg. Fin décembre, elle n'en pesait plus que 38, et elle a arrêté de se peser depuis. "Mon mari a aussi perdu une dizaine de kg, assure-t-elle. Ça ne lui fait pas de mal, mais moi, il faudrait que j'arrête de maigrir maintenant."

Je me suis complètement esquinté le genou, je marche avec des anti-inflammatoires tous les jours.Michel Daigneau, habitant de Sainte-Sabineà franceinfo

Dorothée Demeuse boîte en traversant son séjour pour aller chercher une pochette dans laquelle elle conserve toutes les coupures de la presse locale concernant la route de Sospel. Dans le dernier article paru, elle lit que les habitants "devront encore prendre leur mal en patience" pendant plusieurs mois. Une formulation qui la fait craquer. Elle est particulièrement remontée contre la maire qui a annoncé aux habitants qu'ils n'auraient pas de solution alternative avant décembre 2019. "Ce n'est pas elle qui pleure de douleur dans le chemin, s'étrangle-t-elle, visiblement à bout. Ça va être très dur de tenir, je suis épuisée et démoralisée."

"En un an, on a avancé de 25 mètres"

Le chantier de la piste menant à Béroulf et Sainte-Sabine qu'ils pourront emprunter en voiture doit débuter mi-avril, un an après l'effondrement de la route. Pour l'instant, seul un petit pont a été construit. "En un an, on a avancé de 25 mètres", commente Ludovic. "Si tout va bien dans le meilleur des mondes, la piste sera livrée en décembre 2019", comme s'y est engagée l'entreprise qui conduit les travaux, explique à franceinfo la maire de la commune, Marie-Christine Thouret.

 

Marie-Christine Thouret, maire de Sospel, le 17 octobre 2018. 

 

Marie-Christine Thouret, maire de Sospel, le 17 octobre 2018.  (VALERY HACHE / AFP)

 

 

Le tracé retenu, le seul techniquement faisable et viable, selon la maire, traverse le terrain de plusieurs propriétaires privés. "Il a fallu identifier tous les propriétaires et signer avec eux un protocole d'accord pour que nous puissions débuter les travaux", explique la maire. Tout cela a pris un temps fou. Il y a toujours un propriétaire qui ne veut pas me laisser passer, qui ne veut pas me donner les autorisations avant que les études géologiques ne soient réalisées", explique la maire. Elle a malgré tout décidé de lancer les travaux, sans même avoir reçu de réponse de la part de la région quant aux 400 000 euros de subventions pour l'aider à financer cette piste, qui, d'après ses prévisions, devrait coûter 2,6 millions d'euros.

Les travaux publics tardant, deux foyers de Sainte-Sabine ont décidé de se construire leur propre piste. Une partie existait déjà et ils l'ont prolongée pour qu'elle descende jusqu'au village, en se mettant eux-mêmes d'accord avec les propriétaires des terrains sur lesquels passe ce tracé. Si, au début, seules ces deux familles, équipées de quads ou 4x4, avaient le droit de l'utiliser, de plus en plus d'habitants essayent de l'emprunter, alors qu'elle n'est pas sûre. "Cette piste est hyper dangereuse, surtout quand il pleut fortement. Il y a déjà une Peugeot 106 qui s'est foutue en travers du chemin", indique Marie-Christine Thouret. "Réglementairement, je n'ai pas le droit d'intervenir, c'est une affaire strictement privée. Mais, à mon avis, ça va être source d'accidents", prévient l'édile.

"Nos biens immobiliers sont invendables"

Pour éviter que les habitants des deux hameaux ne se mettent en danger, la commune a un temps mis à disposition des mules pour les aider à remonter leurs courses. Elle a également trouvé un appartement pour l'association Les Déroutés de Sospel. Et elle a participé financièrement aux héliportages qui ont permis de descendre les voitures des habitants et de remonter de l'eau, des bonbonnes de gaz, ou encore du bois de chauffage. 

 

 

L'héliportage d'un véhicule à Sospel (Alpes-Maritimes), le 17 octobre 2018.  (VALERY HACHE / AFP)

 

La solidarité a également permis de sortir quelques "déroutés" de situation compliquée. "Le maire a trouvé une dame pour m'héberger pendant quinze jours après mon opération du genou. Elle m'a logé gratuitement et, en échange, je lui faisais à manger, la vaisselle, le ménage...", raconte Dominique Vogel, un Alsacien de 67 ans qui vit à Béroulf. Mais cette entraide s'essouffle. "Au début, tout le monde était enjoué car on apprenait à se connaître, mais ça n'a pas duré longtemps", explique Laetitia Savelli. De vieilles tensions de voisinage sont réapparues, exacerbées par les difficultés du quotidien. "On vit un peu plus les uns sur les autres, c'est comme si le monde s'était rétréci", précise Ludovic Tallarida, son compagnon.

Rester ou rester, les habitants de Béroulf et de Sainte-Sabine n'ont pas un choix pléthorique. "Nos biens immobiliers ne valent plus rien, ils sont invendables", souligne Ludovic Tallarida"Même si on voulait déménager, on ferait quoi de nos meubles ? Si on veut partir, on ne peut partir qu'avec des vêtements et nos papiers", renchérit Dorothée Demeuse.

Pour Laetitia Savelli et Ludovic Tallarida, pas question de partir. "On fatigue tous, mais on est toujours prêts à braver le sentier", explique cette maman, qui a continué de monter chez elle jusqu'à huit mois de grossesse et qui porte maintenant son bébé en écharpe dans le chemin. Certes, cette professeure de musique s'inquiète de pouvoir continuer à porter son fils, qui a seulement un mois, quand il prendra plus de poids, mais elle n'imagine pas l'élever autre part. "On est quand même très bien ici, c'est un petit coin de paradis." Plus tranquille et isolé que jamais.

 

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