L’Afrique face au Covid-19 : les pics de grossesses précoces mettent en péril l’avenir des jeunes filles
Les confinements et les fermetures d’écoles ont coïncidé avec une explosion des violences, souvent sexuelles, et une augmentation de la natalité chez les 12-18 ans.
Par Sandrine Berthaud-Clair, 31 janvier 2022
En période de pandémie, une courbe peut en cacher une autre. Alors que tous les yeux sont braqués depuis mars 2020 sur les pics des vagues de variants du SARS-CoV-2, ceux des grossesses adolescentes, eux, sont passés sous les radars. Mais au fil des mois, les chiffres tombent. En Ouganda, dernier pays à avoir rouvert ses écoles, le 11 janvier, après 83 semaines de fermeture, plus de 650 000 grossesses précoces ont été enregistrées entre début 2020 et septembre 2021 par le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap).
Pour les jeunes Africaines, les confinements et le bouclage des classes qui ont émaillé deux ans de crise sanitaire ont été fatals. Comme une mécanique implacable, le retour des enfants à la maison a coïncidé avec une explosion des violences, souvent sexuelles, souvent basées sur le genre. Une « pandémie de l’ombre », selon la Sud-Africaine Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice de l’agence ONU Femmes, qui s’est traduite par des grossesses et des mariages précoces.
Lire aussi Pour les femmes en Afrique, le pouvoir de dire « non » reste à conquérir
L’augmentation de la natalité chez les 12-18 ans est un indicateur clair : + 60 % en Afrique du Sud, qui a connu 60 semaines sans école ; + 66 % au Zimbabwe (44 semaines) ; + 40 % au Kenya (37 semaines). En Afrique de l’Ouest, où les écoles n’ont fermé en moyenne que 14 semaines, les dégâts sont moindres, à l’exception du Ghana (39 semaines).
Dans cette partie du continent, « les cinq premiers mois, tout a été désorganisé »,explique la Sénégalaise Marie Ba, responsable de la coordination au Partenariat de Ouagadougou, une association de planification familiale présente dans neuf pays ouest-africains : « Mais rapidement, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Mali et d’autres ont assoupli leurs règles et la vie a repris son cours. » La prudence est toutefois de mise, prévient-elle, car « un certain nombre de grossesses ont été invisibilisées puisque les centres de santé aussi ont été fermés ».
Parcours de la combattante
L’arrêt brutal de l’activité économique, qui a précipité beaucoup de foyers dans l’extrême pauvreté, a aussi eu un impact sur la situation des jeunes filles. Selon les Nations unies, le nombre de personnes vivant avec moins de 1,67 euro par jour en Afrique subsaharienne a augmenté de 37 millions en 2021. L’écrasante majorité sont des filles et des femmes.
Les familles qui ont pu rescolariser leurs enfants ont privilégié les garçons. De fait, 11 millions de filles manquent toujours à l’appel en primaire et dans le secondaire, selon l’Unesco, dont un million d’adolescentes qui sont susceptibles de subir une grossesse précoce. Au niveau mondial, les complications liées à la grossesse et à l’accouchement sont la première cause de décès des filles de 12 à 19 ans, et 3,7 millions d’avortements non sécurisés tuent ou mutilent chaque année.
Lire aussi « Je voulais créer un lieu où les jeunes filles se sentent protégées pour étudier en Côte d’Ivoire »
Si les jeunes mères ne reviennent presque jamais en classe, les difficultés commencent bien avant l’arrivée de l’enfant. « Les sociétés africaines ont encore beaucoup de mal à accepter les jeunes filles enceintes, poursuit Marie Ba. Elles subissent beaucoup de moqueries et, parfois, c’est le système scolaire lui-même qui les rejette. » Or même quand les Etats travaillent à faire bouger les mentalités – comme la Côte d’Ivoire, qui s’est fixé depuis 2013 l’objectif du « zéro grossesse à l’école » –, beaucoup de filles abandonnent par peur d’être stigmatisées. Et trois trimestres de grossesse, c’est une année scolaire de perdue.
Enfin, après la naissance, la rescolarisation relève souvent du parcours de la combattante. Si la Tanzanie et le Togo l’ont tout bonnement interdite, de nombreux autres pays, sans l’empêcher légalement, y sont réfractaires, réduisant la problématique à une question de moralité. Quant aux Etats qui y sont favorables, ils n’ont pas forcément les moyens d’accompagner le retour en classe des jeunes mères.
Face à l’ampleur du problème, les associations et les ONG locales comme internationales se sont mobilisées. La Coalition mondiale pour l’éducation de l’Unesco a lancé le programme « Egalité des genres » pour convaincre les Etats de renforcer la scolarisation des filles, y compris enceintes. La question a été au cœur du troisième Sommet des filles africaines, qui s’est tenu à Niamey mi-novembre 2021 à l’initiative de l’Union africaine et du Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant.
« Eternelles laissées-pour-compte »
Le Partenariat mondial pour l’éducation (GPE), soutien majeur des pays en développement, a lancé en décembre 2020 l’Accélérateur de l’éducation des filles, un mécanisme de financement doté de 250 millions de dollars (224 millions d’euros), pour aider les gouvernements à rescolariser ces jeunes filles. Cette somme s’ajoute aux 500 millions de dollars déjà mobilisés pour permettre aux Etats de relever des systèmes scolaires malmenés par le Covid-19. Des fonds spéciaux qui seront débloqués sur « résultats », précise la Britannique Jo Bourne, directrice de programmes pour le GPE : « Il faut protéger les budgets des pays et les convaincre d’investir plus, mais le problème est plus profond. Les normes sociales doivent changer pour que les filles ne soient plus les éternelles laissées-pour-compte. »
« Si nous voulons un changement à long terme, les questions de genre doivent être prises en compte dans les politiques publiques », analyse le Malgache Haingo Rabearimonjy, directeur des programmes Afrique de la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF). La pandémie en a apporté la démonstration.« Ces deux années nous ont amenés à penser une réponse intersectorielle, poursuit-il. Et on voit l’évolution : les ministères de l’éducation, de la santé, des droits des femmes, de la planification se mettent à travailler ensemble. »
Sur le terrain, la crise sanitaire a aussi obligé les acteurs de l’éducation à la santé sexuelle à se réinventer. « Dès qu’on a pu retrouver une certaine flexibilité, on a utilisé les réseaux sociaux, des applications, des plateformes en ligne ou hors ligne, des cliniques mobiles, le porte-à-porte pour atteindre les jeunes », témoigne encore M. Rabearimonjy. Une adaptabilité qui a permis de véritables progrès en matière de contraception. « Tous les pays ouest-africains ont rempli leurs objectifs, tient à rappeler Marie Ba. Même si délivrer une information aux jeunes filles à l’école reste tabou, ces dix dernières années l’environnement a beaucoup évolué. Parler de planification familiale est aujourd’hui aisé pour les leaders politiques, qui regardent de plus près les conséquences économiques de l’autonomisation des femmes. »
Et le développement qui va avec. En 2018, la Banque mondiale évaluait à 55,4 milliards d’euros la perte de richesses pour les douze pays du continent les plus touchés par le mariage précoce. « Une éducation perdue pour chaque adolescente est une catastrophe, résume M. Rabearimonjy. Pour elle, pour son enfant et pour son pays. »