JustPaste.it

 

AU SAHEL, L’ÉCHEC DE LA FRANCE

Barkhane, le crépuscule de la force

Plusieurs manifestants qui voulaient barrer la route à un convoi de l’opération Barkhane ont été tués, et d’autres blessés, au Burkina Faso et au Niger. L’armée française reconnaît avoir fait usage d’armes létales. Ces incidents interviennent dans un contexte tendu, alors que l’image de la force Barkhane est dégradée au Sahel, et que la politique de la France y est de plus en plus contestée.

Rémi Carayol

29 novembre 2021 à 19h50

 

Quatre blessés, dont un gravement à Kaya, au Burkina Faso. Trois morts et dix-sept blessés, parmi lesquels des mineurs, à Téra, au Niger. Le passage du convoi militaire français qui, parti d’Abidjan, en Côte d’Ivoire mi-novembre, avait pour destination finale la ville de Gao, où se trouve la principale base de la force Barkhane, au nord-est du Mali, a été sanglant.


Au Burkina comme au Niger, on ne sait pas précisément qui, des militaires français ou des forces de sécurité locales, a ouvert le feu sur les manifestants qui s’opposaient au passage de ce convoi logistique. L’état-major des armées, interrogé par Libération, assure que les soldats français n’ont effectué que des tirs de sommation et n’ont pas tiré vers le sol à Kaya, le 19 novembre. Mais le quotidien a recueilli sur place plusieurs témoignages évoquant « une militaire française rafalant vers le sol ».

Concernant Téra, un communiqué du ministère de l’intérieur nigérien, publié quelques heures après la répression, le 27 novembre, cultive l’ambiguïté : « Le convoi de la force française Barkane (sic), sous escorte de la Gendarmerie Nationale, en route pour le Mali, a été bloqué par des manifestants très violents à Tera […] Dans sa tentative de se dégager, elle a fait usage de la force », indique le texte, sans préciser qui se cache derrière ce « elle » – la force Barkhane ou la gendarmerie nigérienne ?

Plusieurs sources locales jointes sur place affirment que les tirs venaient de l’armée française, et non de la gendarmerie nigérienne. « Il y a d’abord eu des tirs de sommation au petit matin, durant plusieurs heures, indique Niandou Abdou, un habitant de Téra qui affirme avoir assisté à toute la scène. Les manifestants étaient des jeunes pour la plupart qui voulaient exprimer leur désarroi par rapport à l’insécurité dans le pays. La tension est montée d’un cran vers 10 h 30, et, autour de 11 heures, les Français ont tiré. Ça n’a pas duré plus de cinq minutes. »

Ce témoin assure que les gendarmes n’ont pas usé de leurs armes, qu’ils essayaient jusque-là de calmer les manifestants et qu’ils ont évacué les blessés vers l’hôpital. Son récit est corroboré par d’autres habitants de Téra ayant requis l’anonymat. Aucune image ne prouve leurs dires. Les vidéos transmises par plusieurs témoins montrent les blindés français avançant lentement sur le goudron, tandis que de violentes détonations sont régulièrement entendues. Mais impossible de voir qui tire.


Sollicité par Mediapart, l’état-major des armées, qui fait état de cinq militaires et deux conducteurs civils blessés, admet que les soldats français, après avoir eu recours à « de l’armement à létalité réduite » (avertissements par haut-parleurs, grenades lacrymogènes), ont « dû ouvrir le feu » et ont effectué des tirs au sol « face à une foule hostile et menaçante ».

Mais il affirme qu’« aucun tir direct n’a été effectué » (lire l’intégralité de la réponse de l’état-major dans la Boîte noire). L’état-major reconnaît en outre que l’aviation française a été appelée à la rescousse : « Parmi les moyens employés pour dissuader la foule de s’en prendre au convoi, un “show of force” (survol à basse altitude) a été effectué par deux fois. Durant ce survol, des leurres thermiques ont été largués. »

Quelles que soient les responsabilités, ces violences marquent une étape cruciale dans l’histoire de Barkhane. Jamais un convoi militaire français n’avait été pris à partie depuis le déclenchement de l’opération, en août 2014. Certes, les soldats français n’étaient plus accueillis en héros depuis longtemps par les populations sahéliennes, comme ce fut le cas en janvier 2013 lors du déclenchement de l’opération Serval (à laquelle a succédé l’opération Barkhane un an et demi plus tard). Mais jusqu’à présent, les convois, fréquents sur les routes du Niger, du Burkina et de Côte d’Ivoire, ne suscitaient guère plus que de la curiosité à chacun de leurs passages.

Aujourd’hui, Barkhane, dont la réputation a déjà été entachée par plusieurs bavures et par des alliances coupables, apparaît comme une force contestée, voire haïe par une part de plus en plus importante des populations sahéliennes. Les vidéos tournées avec leur téléphone par des manifestants ou des témoins à Kaya et à Téra sont accablantes : elles rappellent celles tournées il y a près de vingt ans en Côte d’Ivoire, lorsque les soldats français avaient pris le contrôle d’une partie des axes routiers de la ville d’Abidjan, après le bombardement du camp de Bouaké en 2004. Des Ivoiriens excédés leur lançaient alors qu’ils n’étaient pas « chez [eux] ici ». Ce sont les mêmes mots que l’on entend désormais au Sahel.

S’il est difficile de mesurer l’ampleur du rejet de la force Barkhane – et si les militaires assurent que, sur le théâtre des opérations, les soldats français sont encore bien accueillis par les populations civiles –, il est évident qu’il gagne du terrain, et pas seulement du fait d’une « guerre informationnelle » qui, à en croire les dirigeants français, serait menée depuis Moscou ou Ankara.


Cet argument, répété à l’envi après la bavure de Bounti en janvier 2021, a une nouvelle fois été convoqué par le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Interrogé le 21 novembre,  il a établi un lien (sans en fournir les preuves) entre les manifestants contre le convoi et la Russie : « Il y a des manipulateurs, par des réseaux sociaux, par des fausses nouvelles, par l’instrumentalisation d’une partie de la presse, qui jouent contre la France. Certains, parfois même inspirés par des réseaux européens. Je pense à la Russie. »

Il est vrai que les fausses informations concernant Barkhane se sont multipliées ces dernières années sur les réseaux sociaux, et qu’une partie d’entre elles ont pu être exploitées, voire suscitées par des réseaux à la solde de Moscou. Ces élucubrations complotistes, dont certaines sont grossières, et qui inondent quasi quotidiennement les smartphones des habitants du Mali, du Burkina et du Niger, jouent un rôle majeur dans l’image ternie de l’armée française.

Quelques jours après une attaque contre le camp de Boulikessi, au Mali en septembre 2019 (au moins 40 soldats maliens avaient été tués par les djihadistes), les thèses impliquant la France foisonnaient sur Facebook et sur WhatsApp. L’une d’elles expliquait que les soldats français avaient séjourné dans ce camp quelques jours auparavant, qu’ils en avaient profité pour enregistrer ses coordonnées GPS et qu’ils l’avaient par la suite bombardé afin d’ouvrir la voie aux djihadistes. « On a tout compris, chers frères et sœurs africains, pouvait-on lire dans un post vu par des milliers d’internautes. Ils allument le feu et ils activent puis ils viennent jouer aux pompiers, on a tout compris. »

L’image du pompier pyromane est particulièrement répandue. Elle sert la théorie suivante : les Français, sous couvert de lutter contre les djihadistes, les aideraient en réalité, en les armant et en les équipant, dans le but de déstabiliser les États sahéliens et d’accaparer les richesses du sous-sol...

La veille des incidents de Téra, le président du Niger, Mohamed Bazoum, fidèle allié de Paris, avait jugé nécessaire de démonter ces idées reçues dans une interview télévisée. Il y assurait notamment que la part de l’uranium nigérien dans la production d’électricité en France est désormais minime, que Paris n’a rien à voir dans l’exploitation du pétrole nigérien, et que la plupart des armes achetées par son pays ces dernières années proviennent d’Europe de l’Est, et non de France.

Mais sa démonstration, limpide, n’a rien changé – au contraire : « Cela a été très mal perçu au pays, affirme l’activiste Ali Idrissa, une des figures du collectif citoyen « Tournons la page ». Au lieu de calmer les gens, ça les a excités. » « Hélas, rien de tout cela n’est audible à l’heure actuelle », admet un conseiller de Bazoum ayant requis l’anonymat.

Ali Idrissa ne croit pas à toutes ces théories. Mais il comprend qu’elles puissent séduire ses compatriotes. « Les gens ne peuvent pas comprendre qu’après tant d’années de lutte antiterroriste menée par une des armées les plus puissantes du monde, les djihadistes continuent à gagner du terrain. Pour eux, c’est inconcevable. Ils en sont arrivés à la conclusion que la force Barkhane n’est pas ici pour les aider. » 

L’activiste constate que les poussées de fièvre anti-Barkhane interviennent souvent après une attaque sanglante contre une position de l’armée. Au Burkina, c’est le massacre de 53 gendarmes et de 4 civils à Inata, dans le nord du pays, le 14 novembre, alors qu’ils manquaient de tout, y compris de nourriture, qui a mis le feu aux poudres. La colère s’est d’abord dirigée contre le président Roch Marc Christian Kaboré, avant de cibler l’armée française.

Spécialiste du Sahel et des questions militaires, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), établit un verdict sans appel : « Force est de reconnaître aujourd’hui que là où l’armée française opère, l’insécurité s’accroît. Pour beaucoup de gens, non seulement elle est incapable de régler les problèmes d’insécurité, mais en plus, elle risque de les aggraver. » 

Ce constat d’échec, illustré par l’augmentation continue des violences contre les civils, est le principal carburant qui alimente les thèses complotistes. 

Pour Niagalé Bagayoko, au-delà des difficultés de l’opération Barkhane, la France paye une série d’erreurs opérationnelles et diplomatiques. Elle cite notamment l’alliance avec les indépendantistes touaregs en 2013 : lors de la reconquête du Nord, le choix de ne pas laisser l’armée malienne reprendre le contrôle de Kidal, le fief des rebelles, alors qu’elle avait pu entrer dans les villes de Tombouctou et de Gao à la suite des soldats français, n’a jamais été digéré à Bamako.

Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le « double jeu » de la France au Mali.

La chercheuse souligne en outre des choix politiques très contestables de Paris, comme le soutien apporté au coup d’État de Mahamat Idriss Déby au Tchad en avril dernier. « La France n’a jamais réussi à concilier la défense de ses intérêts d’un côté, et de ses valeurs de l’autre. Cela aboutit à une ambivalence qui rend sa position intenable au Sahel. Au nom de la stabilité, elle a soutenu le coup d’État au Tchad, mais elle s’oppose aux coups d’État au Mali et en Guinée. »


Pour elle, on assiste à « un véritable tournant » dans la perception de la France en Afrique de l’Ouest : ce n’est pas que la force Barkhane qui soit contestée, mais bien l’ensemble de la politique française en Afrique.

De fait, la contestation de la politique de la France dans cette région du monde prend de l’ampleur, et pas seulement dans les milieux intellectuels. On ne compte plus les drapeaux bleu-blanc-rouge brûlés lors de meetings. Au Mali, les manifestations appelant au départ de la France se sont multipliées ces dernières années. En mars dernier au Sénégal – un pays qui n’est pas concerné par l’opération Barkhane –, des manifestations liées à l’arrestation d’un opposant ont dégénéré : des émeutiers s’en sont pris aux « intérêts » français, et notamment à certaines enseignes emblématiques telles que Total ou Auchan.

Plus récemment, le 27 novembre, une marche a été organisée à Ouagadougou pour réclamer le départ du président burkinabé, jugé incapable de résoudre la crise sécuritaire : des manifestants s’en sont pris au siège du parti au pouvoir, mais ils ont également saccagé une station Total.


Au Mali, les dirigeants de la junte, qui ont besoin d’un soutien populaire fort pour s’éterniser au pouvoir et résister aux pressions internationales, ont très vite compris l’intérêt de surfer sur cette colère : depuis sa nomination en juin dernier, le premier ministre, Choguel Kokalla Maïga, a régulièrement critiqué la France, l’accusant notamment d’avoir « formé et entraîné une organisation terroriste » (le MNLA) et donnant ainsi du grain à moudre aux adeptes des théories du complot.

Plusieurs chercheurs évoquent le lourd passif de la France en Afrique pour expliquer le rejet actuel, fruit d’un sentiment d’humiliation autant que de méfiance. Dans un long texte consacré au « sentiment antifrançais » – une notion contestée par plusieurs intellectuels – qui tournerait « à l’obsession haineuse » au Sahel, Rahmane Idrissa, docteur en sciences politiques originaire du Niger, estime qu’il s’agit là du résultat d’une longue histoire.

Selon lui, l’opération Barkhane n’est pas une force néocoloniale, mais il note que « jusqu’en 2013, la France n’est jamais intervenue militairement en Afrique que dans une optique néocoloniale ». Il est donc « logique », bien que infondé, « de considérer que cette énième intervention s’inscrive dans la même lignée ».

Toutefois, pour lui, les causes de cette crise sont plus profondes. Elles sont liées tout autant à l’« éloignement culturel constant et grandissant entre la France et l’Afrique francophone » (un éloignement « positif » à son sens), qu’à un « effondrement intellectuel » qui guetterait le Sahel.

Rémi Carayol