Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Sans leader ni revendications précises, les émeutes de juin dernier en France rappellent d’autres protestations d’en bas, dont les révoltes paysannes de l’Ancien Régime. L’arrogance d’un président-monarque encourage les analogies : une rage mêlée de jubilation, des incendies et des saccages — et pour finir la répression.
Il est instructif, pour comprendre la vague d’émeutes qui a secoué la France pendant six nuits à la suite du meurtre du jeune Nahel Merzouk par un policier à Nanterre, de faire un détour historique par l’Ancien Régime et par deux phénomènes populaires qui l’ont marqué, la jacquerie et le carnaval. Ces derniers donnent des clés de lecture qui suggèrent que ces émeutes sont bien françaises : au-delà du vandalisme, elles s’inscrivent dans une longue lignée de protestations des populations subalternes contre les exactions des autorités.
La jacquerie est une révolte paysanne comme en a connu périodiquement l’Occident du XVIe au XVIIe siècle. Elle prend la forme de violences collectives déclenchées par la disette mais aussi et surtout par l’incurie et les abus des tutelles, seigneur, Église, pouvoir royal, qui se manifestent alors par la cherté du blé, la pression fiscale et l’enrôlement de force dans les armées. La jacquerie se compose ainsi d’attaques contre les représentants des institutions féodales mais aussi d’incendies, de pillages et de meurtres. On a en tête celle conduite par Jacquou le Croquant, la figure éponyme du roman de 1899 adapté à la télévision, mais la plupart des jacqueries du Grand Siècle étaient spontanées, sans leader et sans cahier de revendications clair. Elles étaient l’expression du refus explosif d’un malheur collectif et d’un pouvoir injuste, provoqué par un événement soudain qui les rendait plus intolérables encore qu’à l’accoutumée.
Transgresser les divisions sociales
Comment ne pas voir le parallèle avec la révolte des jeunes dits « des quartiers » — il faudrait toujours préciser : quartiers populaires paupérisés, ségrégués et stigmatisés. Révolte contre les institutions officielles qui leur mentent au quotidien en faisant miroiter une promesse républicaine hors d’atteinte pour tant d’entre eux et dont la perte de légitimité est patente.
Qu’en est-il de cette promesse ? Au lieu de la liberté, l’enfermement dans des zones à l’abandon et constamment désignées à l’opprobre public (« les quartiers »). Au lieu de l’égalité, le fracassement contre le mur des inégalités de classe et, comme si ça ne suffisait pas, ethniques, inégalités qui se sont creusées au fil de trois décennies de politiques néolibérales et de recul corrélatif de l’État social. Au lieu de la fraternité, le harcèlement et l’humiliation au quotidien par des forces de police à qui le pouvoir, dans sa lâcheté, demande de maintenir un couvercle pénal sur un chaudron social.
Et, au sommet de l’État, le mépris ouvert du président Emmanuel Macron pour la sous-France, lui qui est tout entier consumé par son attention admirative aux « premiers de cordée ». Choose France, susurre-t-il aux patrons des grandes multinationales, mais il en oublie ceux qui, en bas, ont déjà fait ce choix envers et contre tout, et qui se retrouvent pourtant interdits d’accès à la pleine citoyenneté par la combinaison de services publics défaillants, de la précarité salariale et des discriminations au faciès et au patronyme.
L’émotion qui propulse la jacquerie, c’est la rage. Mais une autre émotion a clairement joué un rôle moteur dans le déroulement des nuits de violence comme des pillages de jour, au début de juillet : la jubilation. C’est le sentiment qui accompagne le carnaval dans toutes les sociétés qui l’organisent. Sous l’Ancien Régime, celui-ci durait de quelques jours à trois semaines pendant lesquels les participants déambulaient en procession dans les bourgs, masqués et travestis, pour exprimer leur joie collective, mais aussi « renversaient » symboliquement les hiérarchies établies, de genre, d’état et de sujétion. Le carnaval, c’est ce moment rituel, donc séparé du temps ordinaire, lors duquel la transgression questionne les divisions sociales, le dominé moque le dominant, le petit se « paie la tête » du grand, le faible du fort, l’exclu de l’établi. C’est une institution momentanément subversive en ceci qu’elle révèle l’arbitraire au fondement de l’ordre.
Trois spécificités des dernières émeutes vont dans ce sens. D’abord, l’usage de mortiers d’artifice a créé la chorégraphie visuelle d’une fête populaire, à la manière d’un 14-Juillet démocratisé qui viendrait avant l’heure. Ensuite, le plaisir irrésistible de filmer les affrontements, de se filmer en action et de diffuser en temps réel les images des heurts, incendies et autres saccages a donné des ailes à nombre de participants. Outre le frisson de les tourner, ces vidéos leur permettaient de prolonger un moment d’effervescence collective et de construire un soi glorieux, autoportrait de rebelle d’un soir dans la guerre de tranchées sans cesse recommencée avec les « keufs ». Troisième point, à la manière du carnaval, les émeutes ont effectué un renversement momentané des conventions pour, finalement, reconduire et renforcer les hiérarchies existantes. On le voit avec le retour de bâton sécuritaire qu’elles ont d’ores et déjà suscité.
Soulèvements populaires, matériel pour l’un et symbolique pour l’autre, jacquerie et carnaval marquent la défiance des dominés pour l’ordre établi, leur refus confus des excès d’un pouvoir devenu illégitime à force de faillir à ses promesses. Il en va de même avec les émeutes de 2023, qui s’inscrivent dans la tradition multiséculaire bien française des protestations d’en bas. Refuser de saisir leur signification politique, c’est s’interdire de prévenir celles qui leur feront inéluctablement suite.
Loïc Wacquant