Enfant, déjà, le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin cherchait des fossiles dans son quartier. Depuis, ce scientifique, qui a exhumé le plus vieil Homos sapiens, n’est animé que par un désir : mieux comprendre d’où nous venons.
Depuis l’enfance, Jean-Jacques Hublin a la passion des origines. Né en Algérie française, dans la ville de Mostaganem, au bord de la Méditerranée, arrivé à l’âge de 9 ans dans une cité HLM dans le nord de l’Île-de-France, le petit garçon déraciné trouva vite dans la recherche de mondes enfouis une forme de consolation. Au point, dit-il, d’écrire adolescent à des préhistoriens illustres comme André Leroi-Gourhan (1911-1986), pour tenter d’intégrer leurs équipes de fouilles… Il y parviendra en 1969, à 16 ans seulement, sur un site près de Brive, en omettant de dire son âge. Cette expérience fondatrice précisera la vocation d’une vie : explorer les racines de l’espèce humaine. À 68 ans désormais, Jean-Jacques Hublin est titulaire de la chaire de paléoanthropologie du Collège de France, après sept années comme professeur invité. Il y fait connaître les avancées d’une discipline qui permet de saisir notre trajectoire, unique, dans l’histoire de la vie sur Terre. Et ce fondateur du département d’évolution humaine au prestigieux Institut Max-Planck, basé en Allemagne, est aussi mondialement connu pour avoir exhumé en 2017 le plus ancien Homo sapiens, reculant de cent mille ans l’âge de notre espèce. Qui existerait donc depuis, au moins, trois cent quinze mille ans.
Comment est née votre vocation pour la préhistoire ?
D’abord, mon départ d’Algérie suivi de mon installation sur le plateau de Creil, dans l’Oise, fut un choc : moi qui étais fasciné par les beautés de la nature, je me retrouvais subitement dans un environnement laid et déprimant… Et la révélation est arrivée deux ans plus tard, à 11 ans, lorsque ma cousine m’a offert de visiter Paris, et que j’ai voulu aller au Muséum national d’histoire naturelle : soudain je découvrais qu’il y avait eu un nombre infini de natures englouties. Dès le lendemain, je me suis mis à chercher des fossiles derrière mon HLM ! Ma chance extraordinaire a été, en parallèle, de me lier avec mon professeur de sciences naturelles, passionné de paléontologie — avec qui je suis toujours ami. Je me souviens avoir passé avec lui des dimanches sous la neige à chercher des fossiles sur des chantiers d’autoroute. En quatrième, j’ai même monté un club de géologie dans mon collège, et me rendais aux réunions de la société savante archéogéologique de Creil.
Pourquoi votre curiosité s’est-elle finalement posée sur l’Homme ?
Très tôt, j’ai été confronté à la mort violente avec la guerre d’Algérie, mais aussi à la question des origines, en raison d’une histoire familiale troublée. Mon questionnement professionnel sur l’origine humaine s’enracine dans ces traumatismes d’enfance, et s’alimente de mon désir de réparer la mort et l’oubli. Quand je retrouve des fossiles humains, la sensation de tirer des vies du néant est ce qui me procure la plus profonde émotion. L’itinéraire qui m’a conduit à revenir en Afrique du Nord (en l’occurrence au Maroc) pour y rechercher mes origines en tant qu’espèce, n’est pas innocent. C’est la chance de ma vie de pouvoir me poser des questions qui dépassent mon cas personnel, et de transformer ainsi mes tourments d’enfant en une forme de créativité.
En 2004, l’Institut Max-Planck vous a offert de créer un département d’Évolution humaine à Leipzig…
Avec la rencontre de mon professeur de cinquième, c’est le moment le plus important de ma trajectoire ; j’ai eu soudain tous les moyens que je voulais. Mais en confiant ses cartes blanches, l’Institut exige une contrepartie des chercheurs : qu’ils fassent évoluer leur discipline. C’est une pression certaine. J’ai pu en toute liberté recruter mon équipe autour d’un axe : comprendre pourquoi, après des millions d’années d’évolution, Homo sapiens a remplacé toutes les autres espèces d’hominines — catégorie qui regroupe l’espèce humaine et l’ensemble des ancêtres du genre Homo depuis la séparation d’avec les chimpanzés, il y a huit millions d’années. Nous avons rempli le contrat, notamment en trouvant les plus vieux restes d’Homo sapiens au Maroc, en éclairant des mécanismes d’évolution graduels et en soulignant que les mutations décisives sur les derniers trois cent mille ans ont essentiellement concerné notre grand cerveau.
Qu’est-ce que la paléoanthropologie, dont vous venez de créer la chaire au Collège de France ?
Autrefois, il y avait deux disciplines : la paléontologie, qui consistait à étudier les ossements humains ; et l’archéologie préhistorique, qui fouillait les sites. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces deux champs se sont progressivement rapprochés, tout en croisant biologie et étude des comportements avec des données venant des sciences de l’environnement, comme la paléoclimatologie. C’est cette approche intégrée que l’on nomme « paléoanthropologie ». Cette discipline a récemment connu des bouleversements majeurs, inimaginables au début de ma carrière, comme la paléogénétique et les techniques de bio- et géochimie, permettant notamment de reconstituer l’alimentation et les migrations humaines passées. Cette approche est à mon sens indispensable, car on ne peut saisir l’évolution de notre espèce qu’en rendant compte de l’interaction entre le biologique et le culturel. La chaire du Collège de France est un signe de reconnaissance qui compte beaucoup à mes yeux. J’ai longtemps pensé « Nul n’est prophète en son pays », et peut-être que j’en souffrais secrètement. L’enseignement m’offre l’occasion de présenter ma vision de l’évolution humaine et de restituer ma recherche, financée grâce à l’argent public.
Comment s’est progressivement singularisée l’espèce humaine par rapport à sa lignée ?
Les hominines se caractérisent par une complexification de leur comportement et une utilisation de plus en plus sophistiquée d’outils. À partir de l’apparition d’Homo erectus, il y a deux millions d’années, on observe un « paquet » d’évolutions concomitantes : le développement d’outils en pierre de plus en plus complexes, une prédation accrue (les hominines étant les seuls primates à chasser des proies plus grosses qu’eux) et une croissance de la taille du cerveau, qui s’est avérée décisive. Notre lignée est alors entrée dans une évolution irréversible. Le cerveau est le siège de nos aptitudes cognitives extraordinaires, sociales comme techniques. À titre de comparaison, chez notre cousin chimpanzé, il est proportionnellement deux fois et demie plus petit. Mais sa grande taille chez l’homme induit un coût énergétique : le cerveau représente 2 % de notre corps mais consomme 20 % de notre métabolisme « basal », c’est-à-dire de l’énergie consommée au repos. Cette consommation a nécessité des adaptations anatomiques et physiologiques majeures ; elles ont notamment consisté à rogner sur certaines dépenses énergétiques pour les réallouer au cerveau.
Par exemple ?
Une réduction de notre appareil digestif et masticateur, grâce notamment à des choix alimentaires plus axés vers les graisses, les sucres et la viande, et des préparations qui réduisent l’effort d’ingestion, comme le fait de cuire ou de hacher la nourriture. Cela concerne également la reproduction : les contraintes énergétiques et notre posture bipède rendent impossible l’accouchement d’enfants avec un cerveau trop volumineux. Si nous sommes les primates avec le plus gros cerveau adulte, nous sommes aussi ceux qui ont proportionnellement le plus petit à la naissance — il fait alors un quart de sa taille mature. Son développement se poursuit longtemps après la naissance, mais aussi plusieurs années après le sevrage du nouveau-né. La mère bénéficie de l’aide d’autres adultes pour prendre soin et alimenter le jeune enfant. La reproduction humaine est un acte coopératif, engageant tout le groupe.
Cela nous rend-il plus sociables ?
Le cerveau encore très immature de l’enfant présente une grande plasticité. Son développement, dans un contexte d’interactions sociales permanentes, rend possible des apprentissages complexes, notamment dans les relations entre individus. Contrairement aux chimpanzés, chez qui la femelle se consacre à l’éducation d’un seul petit à la fois, sans participation du groupe, nos enfants grandissent fréquemment au sein de fratries. Et comme ils sont très longtemps dépendants des adultes, ils doivent apprendre à conserver leur attention pour survivre. Notre sociabilité — ou « prosocialité », ainsi que je préfère la désigner —, est une véritable obligation pour parvenir à l’âge adulte. Cette aptitude nous a permis de fonder des sociétés complexes, jusqu’à nous rendre capables de coopérer avec des milliers d’individus dans des réseaux très étendus. Mais cette croissance longue reste un luxe, que l’humain ne peut s’offrir que grâce à sa faculté d’extraire de l’énergie de son environnement.
Votre cours « Traits de vie et contraintes énergétique sau cours de l’évolution humaine », en 2017-2018, semblait faire du genre Homo une sorte de génie pour optimiser l’énergie dont il a besoin…
La particularité de notre espèce tient à sa faculté d’externaliser dans le monde technique un certain nombre de fonctions essentielles : se vêtir pour réchauffer son corps, s’outiller pour chasser, construire un habitat pour s’abriter… Encore une fois encore, ces comportements de plus en plus sophistiqués ont été rendus possibles par l’évolution de notre cerveau. Désormais, la technologie joue un rôle dominant dans notre adaptation. Cela nous dit quelque chose de nos problèmes contemporains, car cette évolution s’est caractérisée par des besoins énergétiques croissants, qui nous ont conduits à modifier l’environnement à une échelle de plus en plus importante, devenue aujourd’hui planétaire. Cette faculté de transformer ce qui nous entoure a permis notre survie dans des milieux de plus en plus hostiles, y compris dans l’espace. Au lieu de s’adapter à l’environnement, l’espèce humaine adapte l’environnement à elle. La paléoanthropologie nous enseigne que la crise écologique s’enracine loin dans notre évolution.
Pourquoi les autres espèces du genre Homo (Neandertal, Denisova, Flores…) ont-elles disparu ?
À presque toutes les époques du passé, les hominines ont compté plusieurs espèces vivant simultanément. On en connaît au total une trentaine. Jusqu’à ce que notre espèce sorte de ses aires historiques, l’Afrique et le Proche-Orient, pour entrer dans celles des autres. Il y a quarante mille à cinquante mille ans, des Sapiens, espèce pourtant tropicale, pénètrent ainsi des endroits comme la Sibérie… C’est aussi à cette époque que s’accélère notre évolution sur le plan comportemental. Et finalement, au cours des derniers cinquante mille ans, notre espèce a remplacé toutes les autres, un fait inédit en huit millions d’années d’évolution des hominines ! Cela tient, je crois, à une complexité sociale moindre chez les autres espèces, et à une aptitude elle aussi moins poussée à extraire de l’énergie de l’environnement.
En quoi l’évolution humaine se caractérise-t-ellepar ce que vous qualifiez de « construction de niche » ?
Construire une « niche », c’est-à-dire façonner un environnement pour qu’il nous soit adapté, n’est pas une spécificité humaine. Les castors comme les termites construisent leur habitat. Chez ces derniers, il est gigantesque et même climatisé ! Mais notre espèce est celle qui est allée le plus loin dans la sophistication technique et sociale. Nous « anthropisons » des environnements depuis des milliers d’années, et pas seulement depuis la révolution industrielle : dans toutes les régions conquises par Homo sapiens, on observe une disparition de la mégafaune [les animaux de grande taille, comme les mammouths, qui disparaissent en raison de la pression humaine sur les environnements locaux, par la chasse, la déforestation, etc., ndlr]. La faculté d’adapter notre environnement, jusqu’à créer une agriculture et des villes, a fait notre succès. Cette logique est inhérente à notre fonctionnement ; je suis donc circonspect lorsque certains pensent que nous pourrions cesser de modeler ce qui nous entoure. Mais notre gros cerveau nous permet aussi de prendre conscience de la crise écologique que nous avons engendrée, et d’imaginer d’autres façons d’agir sur notre environnement.
Le thème de votre leçon inaugurale au Collège de France était « Homo sapiens, une espèce invasive » : serions-nous des parasites ?
Au sens strict, une espèce est qualifiée d’invasive lorsqu’elle quitte sa niche écogéographique habituelle pour s’installer ailleurs, prolifère et réduit localement la biodiversité. Les espèces invasives que nous connaissons ont généralement été amenées par l’homme [soit délibérément, soit parce qu’elles en ont suivi les déplacements, comme les rats, ndlr]. Dans notre cas, Homo sapiens s’est déplacé tout seul. Nous pourrions même être qualifiés de « super invasifs » au vu de la disparition d’hominines et d’animaux que notre expansion a provoquée. Alors que notre espèce ne représentait rien dans la biomasse (la masse totale formée par un ensemble d’organismes) il y a dix mille ans, les humains et les animaux domestiques destinés à notre nourriture pèsent désormais vingt fois la biomasse totale de tous les mammifères sauvages !
Cette expansion est-elle inéluctable ?
À long terme, une partie de la solution viendra peut-être d’une baisse naturelle de la démographie. Car si les espèces qui consomment très peu d’énergie ont une fécondité importante, l’inverse est également observé : plus une espèce coûte cher en énergie, moins elle fait de petits. Aujourd’hui, la consommation énergétique d’une Américaine moyenne équivaut au métabolisme d’un gorille de trois tonnes et demie, et sa fécondité correspond à ce que prévoit le modèle : avec l’élévation du niveau de vie, on observe une baisse tendancielle de la fécondité dans de nombreuses sociétés. Des mécanismes internes à l’espèce pourraient finalement freiner notre dynamique de croissance sans fin.