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Des livreurs Uber Eats sans-papiers réclament leur régularisation

Par Julia Pascual

 

RÉCITPlus de 2 500 travailleurs sans titre de séjour ont vu leurs comptes désactivés par la plate-forme et n’ont désormais plus de revenus.

 

Ils sont là, juchés sur leur vélo, appuyés sur leur scooter. Et ils attendent. Quelques minutes ou bien des heures, la notification sur leur téléphone qui leur signifiera qu’une commande a été passée dans un des fast-foods qui les entourent et attend d’être livrée. Nous sommes place de Clichy, dans le 17e arrondissement de Paris, un des lieux de la capitale où se regroupent des livreurs en deux-roues.

Ceux-là travaillent pour la plate-forme américaine Uber Eats. Amidou, un Ivoirien de 37 ans, en France depuis 2019, a d’abord « bossé un peu dans le bâtiment ». « Je montais des échafaudages mais le mec ne payait pas alors j’ai rejoint des potes qui faisaient de la livraison. » Toutes les courses qu’il a réalisées ont été enregistrées sur l’application Uber Eats. Il nous montre à quoi ressemble une « bonne semaine » : plus de soixante-dix heures travaillées, payées 500 euros. Une autre semaine, il a cumulé« seulement » cinquante heures pour 263 euros, soit un peu plus de 5 euros de l’heure. Son collègue Aboubakar, un Guinéen de 25 ans, affiche pas moins de 12 000 courses depuis qu’il a rejoint la plate-forme en juin 2020, pour un revenu moyen de 400 euros par semaine.

Ce jour-là, tous ceux croisés place de Clichy sont sans-papiers. « Si t’as les papiers français, tu ne vas pas faire livreur », assure Aboubakar. « Des livreurs français, je n’en connais pas », abonde Amidou.

 

« Dégradation des conditions de travail »

Difficile de jauger la part des sans-papiers qui font tourner les plates-formes comme Uber Eats. Pour intégrer les flottes, ils utilisent parfois le compte qu’un compatriote en règle leur loue pour une centaine d’euros par semaine, ou font valoir des documents d’identité falsifiés.

Des pratiques qui ont amené Uber Eats à désactiver récemment plus de 2 500 comptes de travailleurs identifiés comme frauduleux, sur un total de 60 000 comptes actifs. En protestation, le 12 septembre, plusieurs centaines de livreurs sans-papiers ont défilé dans Paris (350 selon la police, 750 selon les organisateurs), et se sont rendus devant le siège français d’Uber Eats. D’habitude cantonnés à la discrétion en raison de leur situation administrative irrégulière, ces livreurs ont décidé de sortir de l’ombre pour réclamer leur régularisation.

Doctorant en sociologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et auteur d’une thèse sur les travailleurs de plates-formes de livraison de repas, Arthur Jan rappelle qu’au lancement des plates-formes, « il y avait beaucoup d’étudiants ou de jeunes peu diplômés, attirés par une promesse de flexibilité, d’indépendance et la pratique du vélo ». « Mais les rémunérations ont chuté et, au fur et à mesure de la dégradation des conditions de travail, on a vu de plus en plus de travailleurs issus de l’immigration, relate-t-il. Depuis deux ans, on observe une population massivement composée d’étrangers arrivés il y a moins de cinq ans et, pour beaucoup, sans-papiers. »

Depuis qu’il a été déconnecté d’Uber Eats en août, Moussa, un Ivoirien de 28 ans, manque d’argent « pour acheter du lait à [son] enfant ». A ses côtés, Thomas, un Ivoirien de 30 ans, lui aussi jeune père et déconnecté le 21 août, dit dépendre pour vivre des billets de 20 euros que veulent bien lui donner ses compatriotes.

« Ça les arrangeait bien »

Tous sont amers. « Ce n’est un secret pour personne que les livreurs louent des comptes ou utilisent des cartes d’identité italiennes [souvent falsifiées] », assure Amidou, dont le compte est toujours actif. « Uber Eats, ça les arrangeait bien qu’on travaille pendant la pandémie ou pendant l’hiver. Ils ont fait semblant de ne pas savoir », s’indigne Aboubakar, qui a plongé dans la « galère » depuis la désactivation de son compte. « On pensait qu’on allait être récompensés pour avoir travaillé pendant le confinement mais au lieu de ça, ils nous mettent à la porte comme des merdes », peste Kevin, un livreur sénégalais de 30 ans.


Si Uber Eats a refusé de recevoir une délégation de manifestants le 12 septembre, la mobilisation des livreurs se poursuit. « Une prochaine action est en préparation pour le 1er octobre, qui verra les livreurs parcourir tout Paris avec leur scooter ou vélo afin de sensibiliser la population », assure Jérôme Pimot, président du Collectif des livreurs autonomes des plates-formes, qui soutient le mouvement aux côtés du syndicat CNT-SO et de la Fédération SUD Commerces et Services.

L’intersyndicale a également écrit aux ministères de l’intérieur et de l’économie le 19 septembre afin de réclamer des régularisations. Aujourd’hui, une personne sans-papiers peut être régularisée par le travail si elle remplit certaines conditions, comme une présence en France depuis trois ans, un contrat de travail et 24 fiches de paie. Un cadre détaillé dans une circulaire ministérielle de 2012 dite « circulaire Valls » mais qui ne prévoit rien pour ceux qui relèvent du statut d’autoentrepreneur, excluant de facto la plupart des livreurs.

Une situation qui pose d’autant plus question que le statut des livreurs est régulièrement requalifié en salariat par les conseils de prud’hommes ou les tribunaux judiciaires.

« Tout ce qu’on veut, c’est travailler »

« Nous vous demandons d’actualiser la circulaire en incluant les “factures” et les “preuves de paiement” émises par les différentes plates-formes dans la liste des pièces qui justifient le travail en France », demande l’intersyndicale. Une revendication que soutient Uber Eats : « Il faudrait que le travail indépendant (…) soit pris en compte dans la procédure de régularisation », écrit la plate-forme au Monde.

Sollicité, le ministère de l’intérieur n’a pas souhaité réagir. Auditionné mardi 20 septembre devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, Gérald Darmanin a soutenu la régularisation « des gens qui travaillent depuis des années sur le territoire » mais a, dans le même temps, indiqué son souhait de faire en sorte « qu’on ne puisse pas créer une entreprise lorsqu’on n’est pas régulier sur le territoire ».

« On veut dire à l’Etat français que tout ce qu’on veut, c’est travailler, répète Kevin. On a passé la Méditerranée pour mieux vivre. » Le jeune homme a été déconnecté d’Uber Eats cet été. Début septembre, il avait déjà retrouvé du travail pour une autre plate-forme.