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« Leur fonctionnement absurde rend fou » : comment Pôle emploi et la CAF malmènent la santé mentale

Le fonctionnement souvent brutal de Pôle emploi et des Caisses d’allocations familiales peut conduire à dégrader la santé déjà fragile des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires du RSA. Confrontés à des institutions qui agissent sans garde-fous, les allocataires peuvent basculer, jusqu’au pire. 

Selim Derkaoui

23 juin 2023

DansDans la nuit du 15 au 16 mars 2021, Yohann Silly, 41 ans, a tenté de mettre fin à ses jours chez lui. Les retenues répétées sur son allocation chômage déjà peu élevée – 900 euros par mois – et des courriers menaçants de Pôle emploi ont fini par le pousser à bout.

Il avait perdu son emploi et alternait un poste de cariste en intérim et de courtes périodes de chômage. Pendant des mois, Pôle emploi a modulé le paiement de son allocation en fonction du nombre d’heures travaillées déclarées, mais les « trop-perçus » et les « indus » – ces sommes que l’institution demande de rembourser en raison d’erreurs de déclaration ou de calcul – se sont multipliés, tout comme les mises en demeure et les retenues sur allocation, pourtant jugées illégales en 2022.

« Ils déduisaient ce qu’ils pensaient que je leur devais, alors que je contestais systématiquement les trop-perçus », précise Yohann Silly. En colère, il hausse le ton et manifeste son mécontentement au siège de son Pôle emploi de Crépy-en-Valois (Oise) le 11 mars 2021. La police municipale intervient et la directrice de l’agence dépose deux plaintes pour « outrage ». Il est également fiché et fait désormais partie des chômeurs dits « agressifs ».

Quatre jours plus tard, il appelle les pompiers, puis, au moment de leur arrivée, se plante un couteau dans le corps. « J’ai été à l’hôpital. Sans ça, je n’étais plus de ce monde. Leur fonctionnement est absurde, ça rend malade, ça rend fou, raconte-t-il, la voix fébrile. Pas besoin de harceler les gens pour si peu ! D’autant plus que je m’adapte au marché du travail. »

La directrice de l’agence lui a adressé ses excuses et a retiré les deux plaintes. L’allocataire, qui a depuis déménagé dans le sud de la France, n’avait aucun antécédent psychiatrique. Il est passé plusieurs jours par un centre médico-psychologique (CMP), mais, selon lui, « le problème de fond est politique et social, pas simplement psychologique ».

Le cas de Yohann Silly est loin d’être isolé. Épuisés par leurs conditions de vie, vivant mal les demandes répétées de Pôle emploi ou de la Caisse d’allocation familiales (CAF), des allocataires peuvent aisément basculer. Une salariée d’un CMP de Seine-Saint-Denis estime que ces cas sont légion. « Un vrai phénomène de fond, confie-t-elle. Pôle emploi et la CAF génèrent beaucoup d’anxiété. Certaines personnes, qui ont parfois des antécédents ou des problèmes qui s’accumulent, atterrissent même en hôpitaux psychiatriques. »

Benjamin Royer Fillion, psychologue ayant exercé une dizaine d’années dans un CMP, confirme : « Certains ont honte et font de lourdes dépressions. On les culpabilise alors qu’ils réclament leurs droits. Des personnes au revenu de solidarité active (RSA) ou au chômage font même des rêves administratifs horribles, où elles sont coupables et poursuivies. » Des cauchemars « CAF-kaïen »…

La santé des demandeurs et demandeuses d’emploi est souvent fragile, y compris sur le plan psychique, comme le rappelait fin 2021 une étude menée par quatre associations. D’après le ministère du travail, 24 % des hommes et 26 % des femmes ayant été au chômage signalent au moins un symptôme d’état dépressif ou d’anxiété. Et selon des travaux de l’Inserm de 2014, repris par le Conseil économique, social et environnemental en 2016, 10 000 à 14 000 morts par an sont imputables au chômage.

Disponibilité totale et formations inutiles

Pour Pierre Garnodier, de la CGT Chômeurs et précaires, les courriers menaçants de Pôle emploi mentionnant sans explication les indus affectent bien la santé des personnes. Valentine Maillochon, membre du Mouvement national des chômeurs et précaires, constate elle aussi aussi l’impact « dévastateur » des courriers de contrôle ou du ton agressif de certains conseillers et conseillères. Depuis 2022, elle observe une nette augmentation des contrôles de Pôle emploi, laquelle cause « une énorme dose de stress qui s’ajoute à un quotidien déjà précaire et incertain ».

Pour Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay, chercheurs à l’Institut de psychodynamique du travail (IPTD), c’est l’organisation même de Pôle emploi et de la CAF qui a des effets délétères sur la santé. Ils étudient actuellement l’expérience de la précarité et ses liens avec la santé mentale, et le constat leur paraît clair : « Le postulat initial, c’est que Pôle emploi organise le travail du demandeur. Quand on est inscrit, il vient contrôler ce que l’on fait : il faut être en recherche active d’emploi, être disponible à n’importe quel prix. Forcément, cela a des effets sur la santé. »

Des antidépresseurs ? Je refuse, ça ne résout rien, c’est un pansement pour dépolitiser nos problèmes.

Fatima, demandeuse d’emploi

Fatima*, 39 ans, est demandeuse d’emploi depuis plusieurs années. Elle enchaîne des contrats courts et se déclare être en situation de « détresse psychologique ».C’est justement cette injonction de recherche active d’emploi qui l’angoisse le plus. « On n’est pas forcément aidé, donc on stagne. Le médecin a dit que j’étais déprimée, il a diagnostiqué une fibromyalgie, des neurologies, des maux de dos, les épaules et les bras bloqués, énumère-t-elle. Des antidépresseurs ? Je refuse, ça ne résout rien, c’est un pansement pour dépolitiser nos problèmes », dit-elle, des sanglots dans la voix. « Et les réformes de l’assurance-chômage, c’est une angoisse supplémentaire catastrophique ! »

En France, plus de 5 millions de demandeurs et demandeuses d’emploi sont tenue·es de rechercher un travail (mais seulement la moitié sont indemnisé·es). Pour un total, selon le ministère du travail, de 350 800 emplois vacants au premier trimestre 2023. De quoi faire dire aux allocataires interviewé·es par Mediapart que Pôle emploi « vend du rêve » et perpétue « une vaste blague collective ». « Pourquoi nous faire espérer autant ?, interroge un chômeur. La chute est encore plus dure. » « On fait faire aux gens des choses qui ne correspondent pas au réel, des formations inutiles. Du coup, ça explose au niveau psychopathologique », remarquent Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay.

Pôle emploi et la CAF sont-ils en mesure de comprendre ces mécanismes ? « Considérer que la relation avec l’opérateur Pôle emploi contribue à la détérioration de l’état de santé serait se méprendre sur les causes réelles et bien plus profondes de la situation vécue par les personnes en recherche d’emploi, assure l’institution à Mediapart. L’usure psychologique est principalement liée au sentiment de découragement, à l’image sociale et à la perte de confiance en soi ».

La caisse nationale des allocations familiales, elle, insiste sur « l’écoute et le conseil des publics », « au cœur des missions des 35 000 salariés des CAF, qui ont reçu l’année dernière plus de 4 millions de visites dans leurs accueils et répondu à plus de 34 millions d’appels téléphoniques ». Elle indique aussi qu’en 2022, « 400 000 familles ayant connu un évènement de vie fragilisant ont été accompagnées par nos 2 000 travailleurs sociaux ». (lire l’intégralité des réponses en annexe de l’article)

« Maltraitance institutionnelle »

« Les conseillers ne sont pas du tout formés et manquent de temps, ils baladent les allocataires de formation en formation, estiment néanmoins les chercheurs Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay. Et il n’y a pas toujours de psychologue pour vous prendre en charge, ou bien ils ne sont pas forcément formés pour ces situations. »

Sylvie Dujardin est justement psychologue du travail à Pôle emploi depuis une dizaine d’années. Et elle est encore plus catégorique : « Pôle emploi ou la CAF nuisent gravement à la santé de leurs allocataires et génèrent des maladies. » Elle dit côtoyer « la détresse au quotidien, des décompensations psychiques et cardiaques ».

La psychologue rappelle que la menace de radiation, en cas de non-réponse aux convocations ou de manque d’assiduité dans les démarches, est violente. « C’est très grave d’avoir ce pouvoir de sanction. Il devrait être utilisé avec circonspection. C’est la banalisation du mal, lance-t-elle. Les gens subissent et les droits sont continuellement rabotés. »

Les allocataires qu’elle rencontre ont une peur bleue de se faire contrôler et angoissent de manière maladive à la lecture de courriers annonçant des indus à rembourser : « On te donne de l’argent et ensuite on te le reproche. Et le tout-numérique pénalise grandement de nombreux allocataires. Je suis surprise que personne ne balance des parpaings sur ces institutions ! »

Les gens sont terrorisés, ils pleurent en rendez-vous. C’est une maltraitance institutionnelle hyperviolente et les menaces de suicide sont récurrentes.

Bérénice, conseillère Pôle emploi

Ce constat vaut pour Pôle emploi comme pour la CAF. Rudy Derumier, gestionnaire conseil à la CAF du Nord et militant CGT, considère lui aussi que les courriers de contrôle sont rédigés en des « termes rabaissants, culpabilisateurs et blessants ». Il en énumère des extraits : « Vous avez des droits mais aussi des devoirs », « Si vous ne venez pas à ce rendez-vous, vous vous exposez à une réduction/suspension », « Vous nous devez XXX euros », « Nous allons signaler »

Des termes que Christine Delliaux, 64 ans, au RSA et mère isolée avec un enfant à charge, connaît bien. La CAF lui réclame régulièrement des documents attestant des rémunérations de stage de son fils. Et en attendant, son RSA de 526,72 euros peut être suspendu pendant plusieurs semaines. « Je fais des insomnies, je suis très fatiguée, avec des sensations de lassitude extrême, un manque de souffle lors d’efforts, des malaises comme si le sol s’ouvrait pour m’engouffrer, confie-t-elle. Je pense me forcer à aller consulter prochainement, mais je remets sans cesse. »

« Les gens sont terrorisés, ils pleurent en rendez-vous. C’est une maltraitance institutionnelle hyperviolente et les menaces de suicide sont récurrentes », constate aussi Bérénice*, conseillère Pôle emploi en placement depuis 2013 et ex-déléguée syndicale CGT.

Elle raconte avoir vu dépérir un ancien professionnel de santé qui avait subi un burn-out : « Il m’avait écrit pour me dire qu’il voulait se suicider, alors qu’il avait une énergie de dingue avant. La psychologue de Pôle emploi lui a hurlé dessus et a fait un signalement contre lui. Elle a déclaré qu’elle n’était pas payée pour subir ce genre de propos suicidaire. »

Cet aspect ne doit pas être négligé : les psychologues et les conseillères et conseillers, peu considérés, sont aussi abîmés par le spectacle d’allocataires en grande fragilité, qui menacent parfois de se jeter d’un pont. Impuissants, certains conseillers et conseillères adoptent des stratégies de défense et une forme d’ironie déshumanisante. « Ces états dépressifs ne font pas forcément l’objet d’un écrit et d’un suivi sur le dossier, commente Rudy Derumier. Les techniciens sont désemparés et personne n’a envie de faire de l’accueil face à ces situations très difficiles. »

« Le métier ne donne pas envie, il y a peu d’embauche : un technicien, comme moi, c’est un Smic quelques années et peu d’évolution salariale. Les démissions et les arrêts maladie ne cessent d’augmenter », déplore-t-il.

Pas de justice pour les pauvres ?

Louisa*, 60 ans, a une extinction de voix. Selon son médecin traitant, les courriers de menace de suspension de la CAF et les montagnes de justificatifs à lui fournir l’ont stressée au point qu’elle en a perdu sa voix. Il lui propose de lui prescrire des antidépresseurs, mais peut-il lui fournir un certificat médical qui établisse le lien entre son état de santé et la responsabilité de la CAF ? Quelles seraient les voies juridiques possibles pour mettre ces institutions face à leurs responsabilités ?

Pour les avocats Rachel Saada et David Van Der Vlist, figures du Syndicat des avocats de France (SAF), il est possible d’attaquer en justice Pôle emploi ou la CAF en cas de demandes erronées de remboursement d’indus, d’autant plus si elles ont des conséquences sur l’état de santé. « Quand c’est l’organisme qui a commis une erreur, il est possible de demander des dommages et intérêts allant jusqu’au montant de l’indu », indiquent-ils.

« Pour démontrer le préjudice subi et obtenir une indemnisation, il faut donc monter un dossier médical le plus étoffé possible, qui mette en évidence la situation d’anxiété importante ou la dépression, et éventuellement, le préjudice physique », expliquent-ils.

Mais dans les faits, les victoires judiciaires de ce type sont rares, du fait de la difficulté à produire des éléments médicaux suffisants, mais aussi des réticences de la justice à indemniser le préjudice moral. Pour complexifier encore la situation, Pôle emploi et la CAF sont quasiment injoignables, leurs services ne communiquent pas entre eux et les délais de contestation sont très courts.

« Le droit des pauvres est compliqué, très technique et pas vraiment enseigné à l’université. Les avocats doivent s’autoformer, constatent Rachel Saada et David Van Der Vlist. Et pour le justiciable, le montant de l’aide juridictionnelle est faible, et c’est encore un autre dossier à faire. Rien qu’appeler pour prendre un rendez-vous, c’est compliqué. » Une forme d’« intimidation sociale », dénoncent-ils.

Pôle emploi évolue, lentement. En 2022, il a lancé le « parcours emploi santé », permettant de « bénéficier d’un soutien psychologique » et d’« enclencher un parcours de soin adapté » Mais la psychologue du travail Sylvie Dujardin n’est pas convaincue : « Ce sont des CDD précaires qui accompagnent ces demandeurs d’emploi. Les choses se font à distance et les entretiens sont finalement collectifs. »

De son côté, la Caisse nationale des allocations familiales renvoie vers les départements, qui « ont pour rôle l’accompagnement global des personnes en situation de précarité » et sont censés pouvoir offrir « un accompagnement personnalisé avec un référent ». Au prix d’un labyrinthe administratif de plus.

Selim Derkaoui