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A Paris, le réseau de bus RATP au bord de la rupture

En sous-effectifs, les machinistes de la Régie subissent le stress des voyageurs agacés par le manque d’offre.

Par Sophie Fay

 

Deux chauffeurs à la fin de leur service, dans le centre RATP Montrouge, rue du Père-Corentin, dans le 14ᵉ arrondissement de Paris, le 16 novembre 2022.

 Deux chauffeurs à la fin de leur service, dans le centre RATP Montrouge, rue du Père-Corentin, dans le 14ᵉ arrondissement de Paris, le 16 novembre 2022. CYRIL BITTON / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

 

Sans ce 88 qui s’engouffre sous le porche et disparaît dans l’immeuble, on remarquerait à peine le 71-73, rue du Père-Corentin dans le 14e arrondissement de Paris. L’adresse, tout près de la porte d’Orléans, est bien connue des conducteurs de la RATP. C’est le centre bus de Montrouge : un parking démesuré où s’alignent les bornes de recharge pour alimenter les 156 véhicules électriques qui circulent sur les lignes 21, 28, 59, 67, 84, 88, 92, 94, 128, 188 et deux bus de nuit Noctilien.

Au premier étage, l’atelier de maintenance. Au deuxième, la salle où se retrouvent les machinistes avant ou après leur prise de ligne. Elle s’ouvre sur les bureaux où l’on coordonne aussi l’activité du dépôt de Massy, dans l’Essonne, dont dépendent onze lignes en petite couronne parisienne. Au-dessus, un immense complexe immobilier construit pour valoriser le trésor foncier de la RATP : il va jusqu’à l’Institut Montsouris, avec une crèche, 365 chambres étudiantes, 193 logements sociaux, dix logements privés et des jardins partagés.


La Régie est très fière de ce centre, pionnier de la mobilité propre : le dépôt de Corentin est déjà passé au tout-électrique, celui de Massy est converti au biogaz. Bientôt, pourtant, il ne lui appartiendra plus. Les discussions sont en cours avec Ile-de-France Mobilités (IDFM), l’autorité organisatrice des transports, présidée par Valérie Pécresse, qui va reprendre en direct les infrastructures.

Car toutes les lignes de bus de Paris et de la petite couronne vont être ouvertes à la concurrence, conformément à un règlement européen de 2007. Les sociétés qui remporteront les appels d’offres reprendront les salariés et se chargeront aussi de l’exploitation des dépôts. La bascule doit se faire dans la nuit du 31 décembre 2024 au 1er janvier 2025.

« Big bang »

Dès qu’on l’évoque à la RATP, ce sujet jette un froid. « C’est une opération inédite par sa nature et sa complexité », reconnaît Victor Ganivet, qui a dirigé le centre de Montrouge-Massy pendant quatre ans avant de devenir directeur des opérations bus de la RATP. Au total, il y a seize centres bus à la Régie. Le réseau a été réorganisé en 2019. Mais l’ouverture à la concurrence se fera dans une autre configuration : IDFM a préféré découper Paris et sa petite couronne en douze lots.

 

Les lignes vont donc être redistribuées. Le centre de Montrouge-Massy, par exemple, sera coupé en deux : le dépôt de la rue du Père-Corentin sera rapproché de trois autres dépôts parisiens, celui de Massy du dépôt Keolis de Morangis (Essonne). Et cela viendra vite. Les premières réponses à l’appel d’offres pour le lot 36 dont dépend Massy doivent être rendues fin janvier. Celles pour « Corentin » un peu plus tard. A côté de la RATP, trois sociétés sont dans les starting-blocks pour gagner des marchés : Keolis (SNCF), Transdev (détenue par la Caisse des dépôts et le groupe allemand Rethmann) et Lacroix & Savac (filiale du groupe régional de transport CFTR, associé, pour les lignes du centre de Paris, au londonien Go-Ahead).


Marie Geschwind, qui a pris la direction du centre début novembre, prépare ses équipes à ce « big bang », avec une pointe d’appréhension : « Ce qui m’a frappée en arrivant ici, c’est l’attachement des agents à leur ligne et à leur centre », explique-t-elle. Certains y font toute leur carrière.

Dans la salle des machinistes, où l’on passe prendre un café entre collègues avant ou après son service, il y a les bravaches, comme Eric F. (les salariés du centre ont demandé que leur nom de famille n’apparaisse pas), conducteur sur la ligne 92, à huit ans de la retraite : « Je suis entré à la RATP en 2003 et je me souviens de la Connex, la branche transport de Veolia qui devait déjà nous “bouffer” à l’époque. Depuis, elle a été revendue [pour former Transdev] et nous, nous sommes toujours là. »

 

Un de ses collègues veut croire que, « sur Paris, on sera moins touchés, ce ne sera pas comme en banlieue ». L’organisation est si complexe et les lots si énormes que les nouveaux entrants ont une vraie barrière à l’entrée. Mais Fred-Tony M., qui travaille sur la ligne 197, depuis le dépôt de Massy, voit les choses autrement : « La réalité, c’est que tout le monde manque de chauffeurs, donc on se dit “en 2025, si je ne le sens pas, je pourrai toujours aller voir ailleurs”. »

Nette hausse des démissions

Et de fait, certains ont commencé. Les démissions sont en nette augmentation : trente-neuf en 2022 contre vingt-deux l’année précédente. La direction s’efforce de relativiser ce chiffre, en rappelant qu’il y a 1 115 machinistes au centre de Montrouge. Mais elle ne nie pas le malaise. Il se lit dans les chiffres : actuellement, 20 % de l’offre de transport commandée par IDFM n’est pas assurée. En septembre, c’était même 25 %. Un quart s’explique par les travaux, les problèmes de voirie, les manifestations. Mais l’essentiel vient bien du manque d’effectifs.

La direction du centre essaie donc de chouchouter ses chauffeurs. Depuis trois ans, Cindy M., ancienne manageuse de ligne, s’occupe d’améliorer la qualité de vie au travail. La salle des machinistes est largement ouverte sur le service des ressources humaines pour faciliter le dialogue et l’accès au « feuilliste », Damien S.

Son poste est stratégique : c’est lui qui affecte les 1 115 conducteurs sur les vingt-deux lignes de bus rattachées au centre de Montrouge. Il doit jongler avec les emplois du temps pour arranger tout le monde et limiter une pratique qui a pris de l’ampleur ces dernières années, et s’ajoute à un absentéisme nouveau à la RATP : les « grèves de convenance ». Lorsque, faute de remplaçant, un chauffeur se voit refuser un jour de repos alors qu’il a, ce jour-là, un impératif personnel, il se déclare gréviste. Une vingtaine d’agents y a recours chaque jour. « Le phénomène est en régression », assure Victor Ganivet, mais le « feuilliste », lui, lisse la pénurie de chauffeurs entre les lignes.

En novembre, par exemple, Patrick, machiniste sur la 88 – qui va du parc Montsouris à la porte d’Auteuil dans le sud de Paris – a dû être transféré, au pied levé, sur la 28, de Montparnasse à la porte de Clichy. Il s’en souvient encore : « Il y avait une heure quinze d’intervalle entre deux bus. » Résultat : un véhicule surchargé, des passagers exaspérés, qui, lorsqu’ils sont âgés, fragiles ou inquiets, refusent de se replier sur les rames bondées du métro, surtout quand le Covid-19 rôde. Lorsqu’il conduit le 88, cela va en général un peu mieux. Ou moins mal… Il n’est pas rare que l’intervalle soit de plus de trente minutes, surtout aux heures de pointe. On est loin du temps d’attente de sept minutes entre deux bus autrefois promis aux Parisiens par IDFM, dont le sigle barre le flanc des bus.

Problèmes de formation

Et cette situation ne va pas s’arranger rapidement. Certes, les recrutements s’accélèrent – la dernière campagne a fait remonter 6 000 CV à la RATP –, mais cela ne signifie pas forcément que les nouveaux machinistes arrivent au volant. De source syndicale, il y a eu en 2022 moins de 900 embauches pour les 1 500 prévues. Entre les candidatures et la prise de poste, il y a beaucoup de pertes en ligne. Et, surtout, un temps de formation qui s’étire : il manque des places en auto-école et des inspecteurs pour le permis D comme pour l’examen de la formation initiale minimum obligatoire (FIMO), obligatoire pour transporter des personnes.

Depuis la loi Savary de 2016 sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme, chaque machiniste doit en outre passer au « criblage » du ministère de l’intérieur, avec, parfois, un délai de plusieurs semaines. Et ce n’est pas tout. Patrick se souvient de cette jeune conductrice embauchée avant l’été et lâchée trop vite seule sur sa ligne : « Au début, ce n’est pas si facile de s’imposer dans le flux de circulation quand on quitte un arrêt de bus ; elle a pris du retard, les passagers ont râlé. » Elle a fini par craquer, garer son bus place Charles-Michel dans le 15e et rentrer chez elle. Il y aurait aussi des problèmes de matériel : « Les bus électriques sont beaucoup plus souvent en panne », peste Patrick.

 

Les conducteurs regardent d’ailleurs cette frénésie d’embauches avec un recul ironique. Pour Laurent Vinciguerra, représentant CGT, « c’est une comédie ». Le fonctionnement en sous-effectif est le quotidien depuis plusieurs années : une manière d’inciter ceux qui sont en poste à faire des heures supplémentaires, plutôt que de revaloriser les salaires. « Nous sommes sollicités en permanence pour travailler sur nos jours de repos », confirme Mathieu, rencontré à bord du 67.

Les feuillistes mettent la pression. Cela explique une partie des démissions, mais beaucoup de machinistes acceptent, pour une raison simple : « Quand je suis entré à la RATP, en 1989, au volant, on gagnait l’équivalent de deux smic à l’embauche, maintenant c’est un seul », détaille M. Vinciguerra. « 25 130 euros et 43 centimes par an, plus 1 000 euros de primes récurrentes », corrige Corinne T., chargée du recrutement pour le centre de Montrouge.

Les « irritants » s’accumulent

Quant à l’ouverture à la concurrence, les agents considèrent qu’elle est utilisée par la direction pour leur en demander toujours plus. De fait, la loi d’orientation des mobilités (LOM) a prévu qu’en 2025 les conducteurs passeront de 121 jours de repos à 115. Précisons que ces jours de repos ne sont pas des congés (ceux-ci sont de vingt-huit à trente jours par an à la RATP), mais la compensation de l’absence de week-end dans le métier et dix-sept jours de RTT. La direction de la RATP a donc proposé aux syndicats d’échanger dès maintenant six jours de RTT contre un quatorzième mois. Les discussions ont échoué et, en août, la direction a décidé unilatéralement d’ajouter vingt heures de travail par an contre une prime de 420 euros. Depuis, les grèves de cinquante-neuf minutes à la prise de service se multiplient, contribuant aux attentes interminables entre deux bus. « Une médiation est en cours entre la direction et les syndicats », répond M. Ganivet, sans rentrer dans les détails.


Le malaise va souvent bien au-delà de la question du temps de travail et de l’ouverture à la concurrence. Les « irritants »s’accumulent. Au gré des lignes, les machinistes dénoncent l’instauration d’un système de temps moyen travaillé, qui ne permet plus de rattraper les heures quand on rentre en retard de son service à cause du trafic. Ou bien la suppression de la prime en cas de service long avec coupure à l’heure du déjeuner. Ou encore l’instauration, en octobre, d’une prime de présence qui ne dit pas son nom : 450 euros pour trois mois de service sans aucune absence. « Si vous ne manquez aucun jour pendant deux mois et que vous avez la grippe le troisième, vous perdez presque tout », s’agace Patrick.


Ces « irritants », Jean Castex, le nouveau PDG de la RATP, qui passe beaucoup de temps à écouter les équipes, commence à les découvrir. Il promet « d’agir sur tous les leviers » pour sortir de l’impasse. Avec un constat : il n’y a pas de marche arrière possible sur l’ouverture à la concurrence, mais sans doute un besoin de desserrer le calendrier. Il vient d’ailleurs de recevoir un coup de pouce de la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a écrit à la première ministre Elisabeth Borne pour lui demander de réexaminer ou au moins de différer les opérations afin qu’elles n’interfèrent pas avec les Jeux olympiques et paralympiques.