JustPaste.it


Gérald Darmanin, un ministre aux ambitions sans bornes

Portrait par  Ivanne Trippenbach  et Antoine Albertini
Publié lundi 5 avril 2023  à 13h00, modifié à 05h43

Temps de Lecture 17 min.

 


Près de trois ans après sa nomination à Beauvau, le ministre de l’intérieur a fait de son poste un marchepied pour la suite de sa carrière.

 

Samedi 25 mars. Il est 16 h 30 quand Gérald Darmanin pénètre dans la salle de crise de l’hôtel de Beauvau. A 400 kilomètres de là, les affrontements s’intensifient autour de la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres). « Il faut montrer la violence », intime le ministre de l’intérieur, déterminé à cibler « l’ultragauche » qui projette de « tuer du flic ». Son jeune directeur de cabinet, Alexandre Brugère, réclame aux forces de gendarmerie de faire remonter en direct le déroulé des opérations pour en assurer l’« utilisation politique », avant d’évoquer le volet judiciaire. Les jours qui suivent, les images de projectiles lancés par les activistes concurrencent celles des gendarmes tirant au lanceur de balles de défense (LBD) depuis des quads, après celles montrant des policiers de la brigade de répression de l’action violente motocyclistes (BRAV-M) frappant à terre des manifestants contre la réforme des retraites. Gérald Darmanin réplique. Il mène l’offensive contre Jean-Luc Mélenchon, qu’il qualifie de « pyromane » de la « bordélisation » du pays, martèle son « soutien total » aux forces de l’ordre, dans la ligne d’Emmanuel Macron désignant les militants « venus pour faire la guerre ».

Mis en cause pour des arrestations abusives et un maintien de l’ordre brutal et déviant, le ministre de l’intérieur doit être auditionné à l’Assemblée nationale, mercredi 5 avril. « Ça va être explosif, mais il faut qu’il vienne nous éclairer sur les violences, prévient Sacha Houlié, président Renaissance de la commission des lois. Des actes de la police peuvent être disproportionnés, dire cela ne caresse pas l’opinion dans le sens du poil. » Une pétition réclamant la dissolution de la BRAV-M sera examinée à cette occasion, à la demande de la commission présidée par le parti présidentiel – « une pétition politisée, relayée par La France insoumise, qui déteste la police », balaie Darmanin, dimanche 2 avril. Dans un entretien au Journal du dimanche, le ministre de l’intérieur dénonce un « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche » et annonce une nouvelle dissolution d’un collectif. On peut tout à fait être « contre la réforme des retraites », martèle-t-il, mais sans lancer des cocktails Molotov.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Gérald Darmanin et l’« ultragauche », un raccourci très politique

Alors que la première ministre, Elisabeth Borne, sort abîmée de la crise des retraites, Gérald Darmanin occupe le devant de la scène. En tant que leur « chef », il s’estime « là pour prendre des coups à la place » des policiers, « fils et filles du peuple », dit-il dimanche 2 avril sur CNews. L’ancien du parti Les Républicains (LR), qui soigne depuis dix ans son identité de gaulliste social dans le sillage de Philippe Séguin – grâce à qui il a pris sa carte au RPR à 16 ans sur dérogation – est identifié comme une pièce maîtresse pour la suite d’un quinquennat qui penche à droite. Déjà, au soir des législatives de juin 2022, dans le salon Bonaparte de l’Elysée, c’est avec Darmanin qu’Emmanuel Macron passait au crible les députés LR à peine élus. Qui pourra travailler avec la majorité relative ? « Lui oui, elle non, lui non… ça va être compliqué », énumère-t-il alors. « Il faut convaincre », positive le chef de l’Etat.
« Pas sûr que Borne puisse compter sur lui »

Convaincre, Gérald Darmanin s’y dit prêt en clamant que les élus LR « doivent devenir nos partenaires, pour le bien du pays ». Lorsqu’il les accueille dans son bureau, ils reconnaissent de vieilles affiches RPR « La France, j’y crois ! », mettant en scène une famille traditionnelle dans un champ. « Mais vous ne faites pas changer d’avis aux députés LR en leur offrant une tasse de thé à Beauvau, nuance Olivier Marleix, président du groupe LR à l’Assemblée nationale. Darmanin, ça brutalise. Le fait d’avoir trahi Les Républicains n’est pas un atout. Je lui ai déjà dit : “Judas, rends les trente deniers !” » Ministre du budget en 2017, Gérald Darmanin avait invité son ancien camarade Aurélien Pradié à dîner à Bercy. Le tête-à-tête tourne mal. « Comment peux-tu rentrer chez toi en ayant trahi ta famille politique ? », l’interpelle le député du Lot, qui deviendra le frondeur de la droite sur les retraites. « Un poste de ministre, ça ne se refuse pas », répond Darmanin, selon le récit de l’invité.
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Mayotte, Gérald Darmanin promet des « actions spectaculaires »

Elisabeth Borne a sollicité son aide pour traiter avec les élus ultramarins et corses. Sans résultat. De Matignon au groupe LR, on souligne que le ministre de l’intérieur, tout à son projet de loi sur l’immigration, n’a pas décroché une voix pour la très impopulaire réforme des retraites. « Il a dit à plusieurs de mes collègues : “A votre place, je n’aurais pas voté cette réforme”, chuchote Aurélien Pradié, comme d’autres parlementaires souhaitant rester anonymes. C’est Gérald, sa fiabilité s’arrête à son ambition. Pas sûr que Borne puisse compter sur lui. » Mais lorsque la première ministre cherche un déplacement pour promouvoir la réforme, l’idée fuse de Darmanin : « Chez moi ! » Voilà l’ancienne préfète et le ministre de l’intérieur, charlottes sur la tête, dans une usine de cosmétique près de Tourcoing (Nord), le 9 février. « Il vaudrait mieux l’aider que de lui mettre des peaux de banane », déclare-t-il dans le JDD, pour dire qu’il la soutient.

A l’Elysée, le ministre de l’intérieur a surpris lorsqu’il a plaidé, le 16 mars, contre le 49.3… et contre Elisabeth Borne. Il pense alors que les députés LR noircissent le tableau et que le pays est déjà au bord de l’embrasement. « On a parfois un petit côté tableau Excel qui explique aux gens de quoi ils ont besoin sans les écouter », lâche-t-il vendredi 31 mars sur RTL, en plaidant pour « plus d’empathie, plus de social ». D’ordinaire, Emmanuel Macron prête une oreille attentive à l’ex-élu du Nord. « Il saisit l’état social et moral du pays, apprécie Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire du chef de l’Etat. C’est le seul qui a pris position pour le chat écrasé par un TGV [en janvier, Gérald Darmanin s’était dit « particulièrement choqué » en gare de Montparnasse]. Il sait qu’il y a 20 millions d’animaux domestiques en France. Il ne néglige aucun signal faible. »
Matignon avant l’Elysée ?

Gérald Darmanin s’active pour pousser au gouvernement une « ligne sociale, rassurante et populaire », selon ses mots. Alors ministre à Bercy, il n’avait pas imaginé les dégâts que déclencherait une baisse de 5 euros des aides au logement. En juillet 2017, le jeune ministre des comptes publics alourdit l’économie de 2 euros envisagée par le précédent gouvernement et propose celle de 5 euros lors d’une réunion de ministres à Matignon. Emmanuel Macron le découvre dans la presse, furieux contre cette « connerie sans nom » qui a offert à Jean-Luc Mélenchon son premier coup d’éclat du quinquennat. « Pas très malin politiquement », reconnaît l’entourage de Darmanin. Mais, lorsque surgissent les « gilets jaunes » en novembre 2018, Edouard Philippe pense éteindre la crise en annulant simplement la hausse de la taxe carbone. Gérald Darmanin objecte : « C’est trop tard, ça ne suffira plus. »
Lire aussi le portrait : Article réservé à nos abonnés Gérald Darmanin, petits calculs et grandes ambitions

Jamais pris en défaut de loyauté, le ministre de l’intérieur est cité pour Matignon, comme Manuel Valls et Bernard Cazeneuve avant lui, et déjà « testé » par les instituts de sondage pour la prochaine présidentielle. Publiquement, Gérald Darmanin se fait prudent : quand on vise le sommet du pouvoir, dit-il sur RTL, il faut être prêt à « en prendre plein la tronche tout le temps »… Mais, invité par L’Express en 2015 à s’imaginer président de la République en 2027, il osait : « Quel enfant de chœur n’a jamais souhaité être pape ? » A l’époque, il disait vouloir nommer Bruno Le Maire secrétaire général de l’Elysée et son « frère » et ami Sébastien Lecornu à Matignon. Aujourd’hui, ses alliés se comptent au-delà des transfuges de droite.
Newsletter
« Politique »
Chaque semaine, « Le Monde » analyse pour vous les enjeux de l’actualité politique
S’inscrire

« Je vois bien Gérald » premier ministre ou dans la course pour 2027, glisse Marlène Schiappa, taquinée par ses collègues quand celui-ci monte à la tribune : « Il y a ton PM [premier ministre] qui parle. » En retour, Gérald Darmanin défend sa collègue, recadrée par Matignon après qu’elle a fait la « une » du magazine érotique Playboy, et cite les paroles d’un tube des années 1980 : « Etre une femme libérée, c’est pas si facile. » Olivier Dussopt, ministre du travail venu d’Ardèche, se dit « très copain » avec l’ancien sarkozyste. Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti ont passé quelques dîners, entre Beauvau et Vendôme, à rire aux éclats avec leurs épouses respectives.
A l’intérieur, un commando de fidèles

A Beauvau, il s’est entouré d’un commando de fidèles issus de toutes les nuances de la droite. Alexandre Brugère, 35 ans, ex-sarkozyste avec qui il a dirigé la campagne des régionales de Xavier Bertrand il y a près de dix ans, gérait ses relations avec les syndicats de policiers. Depuis janvier, il dirige le cabinet après avoir été fait préfet en septembre 2022, à la suite de l’ancien patron du renseignement Pierre Bousquet de Florian. Cette nomination expresse au sommet de la tour de contrôle a sidéré la maison. « C’est le symbole d’un cabinet qui n’est tourné que vers le ministre, s’étonne son prédécesseur à Beauvau, Christophe Castaner. C’est l’inversion de mission : un ministère au service du parcours du ministre. » Mocassins à glands et adjoint du maire LR du 15e arrondissement de Paris, Grégory Canal, dit « Canal historique », du nom d’un mouvement clandestin corse des années 1990, est conseiller parlementaire et chargé des affaires corses. Cet ancien chef de cabinet adjoint de François Fillon a formé Gérald Darmanin au militantisme lors des années RPR à Paris. Son conseiller spécial à la communication, Matthieu Ellerbach, un autre trentenaire, présidait Les jeunes avec Juppé.
Gérald Darmanin au ministère de l’intérieur, Place Beauvau, à Paris, le 31 octobre 2022.
Gérald Darmanin au ministère de l’intérieur, Place Beauvau, à Paris, le 31 octobre 2022. LÉA CRESPI POUR « LE MONDE »

Cette équipe forme une machine de guerre politique qui passe tout au crible, nuit et jour. Gérald Darmanin envoie des centaines de SMS par jour. Dans l’un, il coince un responsable syndical en lui mettant sous le nez les déclarations peu amènes d’un délégué local, au fond des Pyrénées. Dans d’autres, il distribue des mots d’attention personnalisés, aidé par un agenda où sont répertoriés les anniversaires, décorations et nominations de ceux qui comptent. A Bercy, Gérald Darmanin s’inspirait d’un conseil de Nicolas Sarkozy : libérer l’agenda l’après-midi pour se consacrer à des rendez-vous politiques et traiter ses SMS. Il est le seul ministre à avoir vu tous les députés de la majorité au moins une fois – une quarantaine au petit déjeuner, une grappe de dix au déjeuner, un tête-à-tête à l’apéritif… Et au-delà. Quand Gaspard Gantzer, ex-spin doctor de François Hollande, est à son tour invité, Darmanin lui lance à peine les verres servis : « Alors, comment vois-tu les choses pour 2027 ? »

Sa garde rapprochée suscite la méfiance. « Son cabinet est sans foi ni loi, croit savoir Aurélien Pradié. Si on met un doigt, on y met le bras. Il tient à jour une liste de députés LR qui ont demandé à régulariser des sans-papiers. » Dans le lot des parlementaires qui n’hésitent pas à appeler le préfet de leur circonscription, on trouve… Olivier Marleix. « Je vois une vingtaine de personnes par semaine, justifie le patron des députés LR, un peu gêné. Je demande un examen bienveillant, comme pour une famille d’Albanais dont le père avait un métier en tension. J’essaie d’être humain. Quand des gens sont là depuis dix ans sans titre, avec des enfants scolarisés, ce n’est pas à eux de payer l’incurie du système. Il faut que l’Etat accepte que ceux qu’on a laissés entrer soient traités avec un peu d’humanité ».

A Beauvau, le cabinet est régulièrement informé des demandes de députés, confirme l’entourage ministériel. Au sein de la majorité macroniste, des élus attestent qu’il s’agit d’une « cartouche » utile pour négocier une future loi immigration avec la droite. « Ce n’est pas malin, mais sordide », dit-on dans les rangs LR – référence au mot de l’ex-président du parti Christian Jacob : Darmanin « a une qualité, il est malin, mais un défaut, cela se voit ». Une réputation qu’a pu alimenter l’intéressé lui-même. A Daniel Fasquelle, maire LR du Touquet, qui le critiquait sur Twitter, le ministre du budget avait envoyé ce SMS menaçant, en 2017 : « Faut-il (…) que je publie les lettres de demandes d’interventions fiscales que tu m’envoies depuis ma nomination ? »
Image très clivante

Sans utiliser de SMS, Marine Le Pen profite d’une séance de questions au gouvernement, à l’Assemblée nationale, pour formuler dans un couloir sa demande au ministre de l’intérieur. La leader de l’extrême droite sollicite une avance dans le versement de la dotation publique du Rassemblement national (RN) pour 2022 – le parti ne peut toucher un centime tant que les contentieux (liés aux comptes de campagne) ne sont pas purgés. Gérald Darmanin relaie la requête en haut lieu, où l’on se demande pourquoi déroger à la règle, et permettre ainsi au RN de repartir en campagne renfloué de plusieurs millions d’euros, en cas de dissolution de l’Assemblée… Une partie de la dotation sera versée en juillet 2023. « Madame Le Pen est plus intelligente que Jean-Luc Mélenchon, politiquement », affirme Gérald Darmanin le 29 mars, sur RTL, deux ans après avoir fait mine de la juger « un peu molle » contre l’islam. Mais s’il s’approprie les mots de l’extrême droite, soutient les forces de l’ordre, c’est pour montrer, dit-il, « que l’alternative à l’extrême gauchisme n’est pas Mme Le Pen ».

Du temps de l’UMP, il fulminait contre ceux qui « prennent l’ascenseur » quand lui avait dû monter « une à une les marches de l’escalier ». En Macronie, Gérald Darmanin juge que « si tu ne grilles pas la queue à la cantine de temps en temps, on ne te file pas de frites », disait-il au Monde à l’été 2022. Sans craindre de déplaire : à ses yeux, le politique « doit mener la danse politico-médiatique, sortir chaque mois, chaque semaine, chaque jour l’idée (…) pour laquelle on sera pour ou contre », écrivait-il dans ses Chroniques de l’ancien monde (L’Observatoire, 2017).

Mais cette logique de la confrontation a alourdi son handicap : une image clivante, encore plombée par ses démêlés judiciaires après des accusations de viol et d’abus de faiblesse. Plusieurs non-lieux et un classement sans suite n’y font rien : des études d’opinion qualitatives confirment le rejet suscité par le ministre de l’intérieur chez les femmes. Et sa sortie face à la journaliste Apolline de Malherbe, qui l’interrogeait sur l’insécurité en février 2022, est restée comme le symbole d’un mépris teinté de condescendance, critiqué bien au-delà des associations ou figures féministes : « Calmez-vous madame, ça va bien se passer. »

 


Récit d’élu proche du peuple

Pour tenter d’amoindrir cet effet, Gérald Darmanin martèle son récit d’élu local proche du peuple. A la tête du « premier des ministères sociaux » où œuvrent les policiers « ouvriers de la sécurité », comme il le dit, il se dépeint en petit-fils d’Algérien harki resté fidèle à de Gaulle et d’une militante communiste, en fils d’un patron de bistrot et d’une « femme de ménage » – en réalité concierge de la Banque de France à Paris. Il évoque Tourcoing à chaque occasion, lui, l’ancien maire qui fêtait son élection sur l’air des Sardines de Patrick Sébastien, distribuait des cornets de frites pour ses vœux aux habitants, reversait ses émoluments au budget municipal, adressait ses vœux – par SMS, toujours – à tous les jeunes mariés de la commune.

S’il supprimait les subventions au Théâtre du Nord, centre d’art dramatique national, il se disait prêt à accueillir l’élection de Miss France à Tourcoing pour 400 000 euros. Un goût de la culture populaire importé à Beauvau. Dans l’avion de retour d’Afrique du Nord en 2020, il chante à tue-tête avec Laurent Nuñez, alors coordonnateur national du renseignement, et Nicolas Lerner, patron de la DGSI, le répertoire de Renaud et Brassens. Souvenir des chansons qu’il entonnait dans le métro, alors étudiant, pour gagner de l’argent de poche. Qui sait qu’il a savouré les romans L’Art de perdre (Flammarion, 2017) d’Alice Zeniter, fresque sensible sur une famille immigrée d’Algérie, et d’Un homme sans titre (Gallimard, 2022) de Xavier Le Clerc, qui conte l’ouvrier dépossédé ?

Au cours d’une de ses balades au cimetière du Père-Lachaise, il s’arrête devant la stèle des fusillés du Parti communiste français (PCF) et cultive une amitié discrète avec Fabien Roussel, qu’il a rencontré à l’époque où ce dernier était responsable du PCF dans le Nord. « Je lui reconnais cette capacité à écouter les habitants populaires, confie le leader communiste. Il sait entendre la colère, la difficulté d’un ouvrier, il est comme moi. C’est la différence que je fais avec Macron qui, lui, est hors sol. » Séduit par la personnalité de l’homme de Beauvau, tout en jugeant qu’il « va porter une lourde responsabilité dans l’état de la France », Fabien Roussel n’oppose pas un non de principe à un hypothétique gouvernement Darmanin. « Les communistes ont toujours choisi de défendre l’intérêt de la France, comme en 1945. Il n’y a pas de principe dogmatique, mais une question : pour quelle politique ? », s’interroge le patron des communistes qui n’avaient pas participé aux gouvernements de François Hollande. Avant de juger ce scénario improbable, « connaissant la politique qu’il défend aujourd’hui. »

 

Gérald Darmanin brouille les pistes. Celui qui a fait ses armes sous l’égide de l’ancien député Christian Vanneste, connu pour avoir affirmé que le mariage homosexuel était une « aberration anthropologique », puis a qualifié en 2015 la garde des sceaux, Christiane Taubira, de « tract ambulant du Front national », s’autoproclame aujourd’hui « l’aile gauche » de la Macronie dans Le Parisien, dont les « unes » décorent les bureaux de ses conseillers à Beauvau. Il ne délaisse ni son fief, ni l’appareil militant. « Il sait ce qu’est un parti, il cumule toutes les casquettes », résume Loïc Signor, porte-parole de Renaissance : membre du bureau exécutif à Paris, chargé du pôle des élus, chef de file de l’assemblée départementale du parti dans le Nord. L’occasion de travailler son implantation et de s’emparer de sujets sociaux, comme le partage de la valeur, au nez du ministre de l’économie Bruno Le Maire.

 


Esquive de polémiques

Depuis quelques semaines, son cabinet garde un œil rivé sur le calendrier. Deux ans et neuf mois passés place Beauvau depuis juillet 2020 : en vingt ans, seul Jean-Pierre Chevènement a tenu aussi longtemps à ce poste qui « use », de l’aveu de Gérald Darmanin. Deux ans et neuf mois passés à cultiver l’image d’un ministre qui cible tantôt « l’ensauvagement », tantôt « la bordélisation », mais nomme une magistrate, son ancienne conseillère justice Agnès Thibault-Lecuivre, à la tête de l’IGPN contre l’avis des hiérarques policiers qui veulent y conserver la haute main. Il réclame « des policiers souriants et sympas comme en Grande-Bretagne » en poursuivant la militarisation des forces de sécurité, avec de nouveaux blindés pour la gendarmerie, des équipements high-tech pour le policier de base, des dispositifs de surveillance pour les Jeux olympiques de 2024 à Paris… Darmanin ? « Un mensonge permanent », pilonne Yannick Jadot sur Franceinfo, le 31 mars. Un souci de respecter « les équilibres », corrige son entourage. Et, lorsque cette position se révèle intenable, l’infatigable communicant se transforme en professionnel de l’esquive.

 

 

le 28 mai : autopsie d’un fiasco sécuritaire

 

Le 13 février, lorsque Le Monde révèle le rapport calamiteux d’une commission d’enquête indépendante sur la gestion de la sécurité lors de la finale de la Ligue des champions de football, au Stade de France, en mai 2022, une chape de silence se forme à Beauvau. Le document étrille l’action et les mensonges de Gérald Darmanin à propos de « hooligans » invisibles, de « 30 000 à 40 000 » supporteurs britanniques sans billets ou munis de « faux tickets » inexistants. Consigne est aussi passée au cabinet de la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra de ne pas réagir. Stratégie payante : en vingt-quatre heures, la polémique s’éteint.

Le 21 mars, interpellé aux questions au gouvernement par un député La France insoumise sur des jeunes filles accusant des policières d’agressions sexuelles à Nantes, Gérald Darmanin l’ignore et répond par son soutien aux policiers et gendarmes blessés. Les députés de la majorité se lèvent et l’acclament. Une semaine plus tard, Darmanin envoie un SMS aux préfets par précaution : « Merci de faire très attention en fin de manif : ne touchez en aucun cas au carré syndical. Ils s’en plaignent fortement (gaz lacrymo, intervention de la police…) Attention aux jeunes bien sûr également. »
Laisser son empreinte à Beauvau

A son arrivée à Beauvau, sans réseaux dans la police, Gérald Darmanin a été missionné pour rassurer une maison ébranlée par la crise sanitaire et les accusations de violences policières. Les syndicats viennent d’obtenir l’éviction de Christophe Castaner, qui avait annoncé la suspension « systématique » de fonctionnaires pour « soupçon avéré » d’actes ou propos racistes. Deux ans après l’assaut des « gilets jaunes » aux abords de l’Elysée, la feuille de route est claire : tenir la boutique et protéger Emmanuel Macron. En décembre 2020, en reconnaissant du bout des lèvres le fléau des violences policières dans une interview au média en ligne Brut, le président de la République va lui fournir une occasion rêvée : Gérald Darmanin lance le « Beauvau de la sécurité », thérapie collective de six mois qui débouche sur une loi d’orientation et de programmation, généreusement dotée de 15 milliards d’euros sur cinq ans. Un texte « naturellement opportun et bienvenu », s’enthousiasme alors le député LR Eric Ciotti. « Il pleut des millions sur le ministère de l’intérieur mais qu’est-ce qui est vraiment utile ? », s’interroge le député « insoumis » Ugo Bernalicis, M. « Sécurité » de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).



L’initiative est utile à Gérald Darmanin : à Beauvau, qui tient les cordons de la bourse tient aussi la rue. Sa prodigalité répond aux revendications de syndicats omnipotents et fait oublier sa rigueur passée lorsque, au budget, il sommait le ministère de l’intérieur de trouver 526 millions d’euros d’économies. Commissariats ouverts à Châtellerault, Fort-de-France, Périgueux, primes de 100 euros par mois pour les policiers, 300 euros pour les « nuiteux », véhicules renouvelés et téléphones nouvelle génération… « Et vos BM arrivent bientôt ! » lance-t-il en février 2022 à propos des nouvelles motos des policiers, devant les adhérents du syndicat Alliance. A cette occasion, Fabien Vanhemelryck, patron du syndicat, salue son arrivée d’un « pourvu que ça dure », tandis que Gérald Darmanin lui donne du « cher Fabien ».
Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Réforme de la police judiciaire : enquêteurs et magistrats continuent leur bras de fer avec le ministère de l’intérieur

Pour marquer son passage place Beauvau, il sait aussi qu’il doit y laisser une empreinte durable. Ce sera la « réforme de la police nationale », un vaste plan de réorganisation des services policiers, à la fois hommage et référence à Pierre Joxe, son « modèle » revendiqué au ministère de l’intérieur. Le mitterrandien l’avait préparée en 1990, avant un lancement trois ans plus tard par son successeur Paul Quilès et un torpillage en règle par la droite revenue aux affaires. « C’est un projet qui date de quarante ans et que personne n’a osé mener à bien », maintient Darmanin, alors qu’une fronde inédite se lève dans la très feutrée police judiciaire.


Police : ligne « syndicale »

En visite dans les commissariats, il joue des codes maison entre verticalité hiérarchique, proximité et maîtrise d’un jargon truffé de sigles, connaît sur le bout des doigts les toutes dernières livraisons de matériel. Alors que les chefs sont volontiers accusés d’entre-soi, il s’allie la base, devant témoins, en suggérant de « donner des vitamines au DZ » (le directeur zonal de la police). Succès garanti, comme lorsqu’il reçoit à dîner les syndicats à Beauvau, tombe la veste, commande des steaks-frites pour tout le monde « avec les frites dans le saladier ». Il raconte alors comment il a été contrôlé par des gendarmes en pleine partie de pêche à la crevette, de nuit, avec des amis sur une plage du Nord. C’était peu après sa nomination et les gendarmes n’avaient pas reconnu le nouveau ministre de l’intérieur. Gêne et excuses du patron de la gendarmerie nationale, à Paris.

 

Avec plus de 500 déplacements, le ministre multiplie poignées de main et distributions de cartes de visite sous les yeux éblouis de maires qui l’observent « tisser sa toile ». « C’est d’abord un élu local, qui connaît les questions de sécurité et sait exactement adapter son attitude aux circonstances », apprécie Grégory Joron, secrétaire général d’Unité SGP Police-FO. Mais ses excès de communication peuvent aussi coûter cher. « Quand j’entends le mot violences policières, je m’étouffe », lâche-t-il à l’Assemblée nationale en juillet 2020, six mois après la mort de Cédric Chouviat, un chauffeur-livreur qui a répété « Je m’étouffe » au cours d’une interpellation lors d’un banal contrôle routier. Malgré la mise en examen pour « homicide involontaire » de trois policiers impliqués dans l’affaire, il affirme que « les premiers éléments de l’enquête » ne peuvent « justifier d’une mise à l’écart de leur service ».

Là encore, il veille à ne pas franchir cette ligne tracée par les syndicats de policiers : ne jamais admettre les contrôles au faciès ou les violences policières, même documentés de manière flagrante, et dérouler la vulgate des « actes individuels (…) évidemment sanctionnés » une fois établis, qui dispense de réfléchir à leur caractère systémique. Mais les faits sont têtus. Au lendemain des affrontements de Sainte-Soline, Gérald Darmanin affirme hâtivement qu’aucun tir de LBD par des gendarmes en quad n’a été enregistré. Confronté aux images, il doit admettre l’évidence le jour d’après, au risque de fragiliser une parole publique déjà écornée.

 

Ivanne Trippenbach
Antoine Albertini