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Canicules, sécheresses, inondations : à qui la faute ?

Dessin paru dans Sydsvenska, Malmö. De Riber

 

 

Dessin paru dans Sydsvenska, Malmö. De Riber

 

[Publié le 22 août 2018] Les études qui permettent d’établir un lien entre le changement climatique et les phénomènes météorologiques exceptionnels ont fait d’énormes progrès.

Cette année encore, l’hémisphère Nord connaît un été exceptionnellement chaud. Au Japon, la vague de chaleur qui s’est abattue sur l’archipel a été déclarée catastrophe naturelle. En Europe, on cuit à petit feu pendant que des incendies ravagent la Grèce et sévissent même au-delà du cercle arctique. Même chose dans l’ouest des États-Unis, où la sécheresse a préparé le terrain à d’immenses feux de forêt.

La semaine dernière a été particulièrement agitée pour Friederike Otto, spécialiste en modélisation climatique à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni. Les journalistes n’ont pas cessé de lui demander son opinion sur les changements climatiques et leur influence sur l’actuelle canicule. “Ça a été la folie”, résume-t-elle.

Alors que les scientifiques se contentent généralement de dire que le réchauffement climatique augmente la fréquence des vagues de chaleur, la chercheuse et ses collègues voulaient répondre à une question plus précise : dans quelle mesure le changement climatique a-t-il contribué à l’apparition de cet épisode caniculaire précis ? Après trois jours de travail sur leurs modèles climatiques, les chercheurs ont annoncé le 27 juillet que, d’après leur analyse préliminaire, le changement climatique avait plus que doublé la probabilité d’une canicule dans une bonne partie de l’Europe du Nord.

Les services de météorologie devraient bientôt proposer régulièrement ce genre d’analyse ultrarapide aux médias, qui n’auront plus besoin d’attendre le lancement d’une étude spécifique par des chercheurs. Grâce à Friederike Otto, l’agence allemande de météorologie devrait être la première à proposer des analyses de causalité entre le réchauffement climatique et certains évènements météorologiques précis.

Bientôt un service régulier

D’ici à 2019 ou 2020, cet organisme espère pouvoir poster presque instantanément ses résultats sur les réseaux sociaux et publier ses rapports complets dans les quinze jours suivant un épisode météorologique. “Nous voulons mesurer l’influence des changements climatiques sur tous les types de conditions atmosphériques susceptibles de provoquer des phénomènes exceptionnels en Allemagne ou en Europe centrale, explique Paul Becker, son vice-président. Nous avons désormais les moyens de commencer à faire ça.”

Le projet intéresse également l’Union européenne. Le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (ECMWF), situé à Reading, au Royaume-Uni, s’apprête à lancer un programme pilote similaire qui, d’ici à 2020, cherchera à déterminer l’influence du changement climatique anthropique dans l’avènement de phénomènes extrêmes, comme les canicules ou les inondations. Si les résultats sont concluants, un service régulier pourrait être mis en place à l’échelle européenne dans les deux années suivantes, explique Dick Dee, directeur adjoint du servicede surveillance du changement climatique Copernicus au sein de l’ECMWF. “C’est un projet ambitieux, mais faisable”, estime Friederike Otto, qui participe à cette initiative.

Le simple fait que les agences météorologiques envisagent un tel service montre à quel point les “études d’attribution” – l’établissement d’un lien de causalité entre les changements climatiques et les phénomènes météorologiques exceptionnels – ont fait des progrès depuis les premiers travaux dans le domaine, il y a plus de dix ans. Cette “science de l’attribution” est désormais prête à sortir des laboratoires pour se faire une place dans notre quotidien.

La technique doit encore être améliorée pour certains phénomènes extrêmes, mais dès lors que les agences météorologiques diffuseront ces informations régulièrement, le principal défi sera de trouver comment les rendre utiles pour les populations potentiellement concernées. Peter Walton, spécialiste des sciences sociales à l’université d’Oxford reconnaît :

C’est une chose d’établir des liens de causalité scientifiquement valides. C’en est une autre de savoir comment utiliser ces informations.”

Le principe de cette “science de l’attribution” [qu’on pourrait aussi appeler “science de la causalité climatique”] est assez simple.

Les catastrophes naturelles comme les vagues de chaleur ou les pluies diluviennes sont susceptibles d’être de plus en plus fréquentes à mesure que les concentrations de gaz à effet de serre modifient la composition de l’atmosphère. L’air chaud contient en effet plus de vapeur d’eau et stocke davantage d’énergie ; et la hausse des températures peut induire des modifications à grande échelle dans les courants de circulation atmosphérique.

Fluctuations naturelles ou origine anthropique ?

Mais ces évènements exceptionnels peuvent aussi survenir en fonction de cycles naturels. Le phénomène El Niño, par exemple, revient régulièrement réchauffer la température de surface des régions tropicales de l’océan Pacifique.

En déterminant le degré d’influence du réchauffement climatique d’origine anthropique – par opposition aux fluctuations naturelles – sur l’apparition de phénomènes extrêmes, les chercheurs espèrent pouvoir aider les urbanistes, les ingénieurs et les particuliers à comprendre à quels risques ils sont davantage exposés (inondations, sécheresse ou autres calamités).

Les études montrent en outre que les gens sont plus enclins à soutenir des politiques d’adaptation aux changements climatiques lorsqu’ils ont eux-mêmes vécu un de ces phénomènes exceptionnels. L’établissement rapide d’un lien de causalité entre un événement local et le changement climatique pourrait donc s’avérer particulièrement efficace [en matière de décisions politiques et de sensibilisation du public].

Directrice adjointe de l’Environmental Change Institute à l’université d’Oxford, Friederike Otto est l’une des premières à s’être penchée sur ces questions de causalité et a déjà mené plus d’une dizaine d’analyses. Le 4 juin, son équipe a terminé une étude sur l’Afrique du Sud, qui connaît sa troisième année de sécheresse consécutive.

Il y a quelques mois, la situation était devenue tellement alarmante dans la province du Cap-Occidental que les autorités du Cap ont annoncé l’imminence du “jour zéro”, c’est-à-dire le jour où la région ne disposerait plus de réserves d’eau suffisantes pour ses besoins de base – une première pour une grande métropole.

Des milliers de simulations, cinq modèles différents

Cette nouvelle a fait la une de la presse internationale, et Friederike Otto et Mark New, climatologue de l’université du Cap, ont jugé que cette sécheresse se prêtait bien à une étude d’attribution. Ils ont également mis au point un indice d’acuité combinant des relevés de température et de précipitations. Puis les chercheurs ont fait tourner des milliers de simulations sur cinq modèles climatiques différents.

Certains modèles prenaient en compte les concentrations de gaz à effet de serre liés aux activités humaines ; d’autres restaient sur des taux de concentration naturels, comme s’il n’y avait jamais eu de révolution industrielle. Les chercheurs ont ensuite comparé le nombre de sécheresses de même intensité dans ces milliers de simulations.

Lorsque les chercheurs se sont réunis en juin, la pluie avait fait son retour en Afrique du Sud et repoussé le fatidique jour zéro. Ils n’en restaient pas moins déterminés à rechercher les causes de cette sécheresse inhabituelle, lesquelles pourraient permettre de déterminer si elle pouvait se répéter dans un avenir proche. Au cours d’une conversation à quatre sur Skype, Friederike Otto apprend avec soulagement que leurs travaux n’ont pas été vains. Elle résume :

Le réchauffement climatique a triplé le risque d’une troisième année consécutive de sécheresse.”

Si le Cap a évité le jour zéro cette année, les responsables politiques locaux reconnaissent que cette étude est un signal d’alarme pour des autorités chargées de la gestion des eaux qui pourraient être tentées de minimiser les risques du réchauffement climatique.

C’est un avertissement retentissant que nous ne pouvons pas ignorer, déclare Helen Davies, responsable de l’économie “verte” au ministère sud-africain du Développement économique et du Tourisme. Nous devons peut-être imaginer la gestion de l’eau sous un angle radicalement différent.”

190 phénomènes exceptionnels analysés

Entre 2004 et 2018, les chercheurs ont publié plus de 170 études couvrant 190 phénomènes météorologiques exceptionnels dans le monde, selon une analyse de Nature qui se base sur les travaux du site Carbon Brief. Ces études montrent que près de deux tiers des évènements examinés ont été rendus plus fréquents, ou plus graves, par le changement climatique d’origine anthropique. Les vagues de chaleur représentaient 43 % de ce type de phénomènes [rendus plus graves ou plus fréquents], suivies par les sécheresses (18 %) et les pluies diluviennes ou les inondations (17 %).

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En 2017, les chercheurs ont pour la première fois affirmé que trois phénomènes météorologiques exceptionnels ne se seraient pas produits sans ces changements climatiques : la canicule qui a frappé l’Asie en 2016, les records de chaleur dans le monde entier cette même année et la hausse des températures marines dans le golfe d’Alaska et la mer de Bering entre 2014 et 2016. Restaient néanmoins 29 % de cas où les données disponibles ne permettaient pas de démontrer l’influence des activités humaines.

Il arrive que certaines études parviennent à des conclusions à première vue contradictoires. Une analyse de la canicule en Russie en 2010 a montré que la gravité de celle-ci s’inscrivait dans un cycle naturel, mais une autre indiquait que les changements climatiques l’avaient rendu plus probable. Repris par les médias, ces résultats semblaient incohérents.

Pourtant, les chercheurs peuvent expliquer cette apparente divergence, car chaque étude s’est concentrée sur des aspects différents du problème : sa sévérité et sa fréquence. “Cet exemple montre combien il est important de communiquer clairement sur ces questions de causalité”, souligne Friederike Otto. Les chercheurs sont de plus en plus attentifs à ces problématiques de présentation de leurs résultats, ajoute-t-elle.

Les scientifiques doivent réagir vite

Au cours des derniers mois, Friederike Otto a présenté aux équipes de l’agence météorologique allemande le détail de sa méthodologie, et le service Copernicus de surveillance du climat lui a demandé d’y consacrer, avec deux de ses collègues, un article d’ici à septembre. La mise en place d’un service rapide d’analyse de causalité est une nécessité, estime la chercheuse, car c’est souvent juste après un événement climatique exceptionnel que les gens s’interrogent sur l’influence du changement climatique.

“Si nous, scientifiques, ne disons rien, d’autres personnes répondront à ces questions, sauf qu’elles ne le feront pas sur la base de preuves scientifiques mais en fonction de leurs intérêts. Si nous voulons que les scientifiques participent au débat actuel, nous devons le faire vite”, résume-t-elle.

Certains scientifiques peuvent avoir des scrupules à laisser annoncer les résultats de leurs travaux par des agences météorologiques avant que ceux-ci n’aient pu être validés par un comité de lecture. En l’occurrence, toutefois, la méthodologie a déjà été largement examinée et validée, note Gabriele Hegerl, climatologue à l’université d’Edimbourg, au Royaume-Uni.

Elle a également cosigné un rapport de l’Académie des sciences américaine qui concluait en 2016 que les études d’attribution avaient énormément progressé et qu’il serait bon de les relier aux systèmes de prévision météorologiques déjà en place. “Il peut être précieux de disposer de ces analyses rapidement pour des phénomènes dont les mécanismes nous sont raisonnablement bien connus, comme les canicules, explique-t-elle. Il n’y a pas besoin d’un comité de lecture pour les prévisions météo.”

Les tornades, difficiles à modéliser

Cette “science de l’attribution” n’est toutefois pas complètement au point, reconnaît Gabriele Hegerl. Les algorithmes peinent toujours à modéliser les phénomènes orageux localisés – tornades ou averses de grêle – qui naissent de convections d’air brutales, ce qui fait que les scientifiques ne peuvent se prononcer sur l’impact du changement climatique dans leur occurrence.

Il peut également être compliqué, voire impossible, d’établir des liens de causalité valides dans les régions ne disposant pas de suffisamment de relevés climatiques, comme certains pays d’Afrique. Il ne faut en outre pas exclure certaines variabilités naturelles encore mal connues des scientifiques, du fait que les mesures directes de certaines données climatiques sont une pratique relativement récente.

Les chercheurs utilisent désormais plusieurs modèles climatiques indépendants les uns des autres, ce qui leur permet de rechercher les résultats convergents et de réduire leur marge d’erreur. Ils savent aussi se montrer prudents dans leurs allégations probabilistes. “Les études d’attribution dans les événements exceptionnels ont fait beaucoup de progrès depuis leurs débuts, quand les données étaient encore rares, note Erich Fischer, climatologue à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Elles ne sont peut-être pas probantes pour les tornades ou les averses de grêle, mais ces analyses sont aujourd’hui assez solides pour mettre en lumière des mécanismes de grande échelle que l’on peut ensuite représenter dans des modèles très sophistiqués.”

Réinventer la gestion de l’eau

En Afrique du Sud, Helen Davies estime que la dernière étude de Friederike Otto souligne la nécessité de réfléchir à de nouvelles façons de gérer les ressources d’eau. “Les météorologues nous avaient garanti que la deuxième année de sécheresse ne serait pas suivie d’une troisième. Le problème est qu’on ne peut plus se fonder sur le passé pour anticiper l’avenir. Nous devons apprendre à nous adapter à un climat qui change, et pour cela nous avons absolument besoin de solides études d’attribution”, insiste Helen Davies.

Selon elle, une des leçons à tirer de cette sécheresse et de l’analyse de causalité menée dans le Cap-Occidental est que cette région ne devrait pas compter uniquement sur les précipitations pour ses besoins en eau. Les autorités doivent diversifier leurs sources, exploiter les eaux souterraines, développer les processus de désalinisation et renforcer leurs infrastructures de traitement des eaux usées.

Il reste néanmoins difficile de connaître l’impact exact de ces études d’attribution, reconnaissent les scientifiques. C’est qu’il n’est pas aisé de mesurer leur influence par rapport à d’autres études prédisant une augmentation des risques en lien avec les changements climatiques – ou même par rapport au choc que peut représenter l’expérience directe d’un de ces phénomènes météorologiques extrêmes.

Si les études d’attribution étaient plus régulièrement citées dans les bulletins météo – et pas seulement dans les revues scientifiques –, leur portée serait certainement beaucoup plus grande, estime Jörn Birkmann, spécialiste de l’aménagement du territoire à l’université de Stuttgart, en Allemagne. Il explique :

Les urbanistes et les ingénieurs qui décident de l’emplacement de nouvelles zones d’habitation, des hôpitaux ou des gares, devront davantage prendre en compte ces risques si des évènements météorologiques exceptionnels peuvent être clairement attribués aux changements climatiques.

Les conclusions de certaines études d’attribution pourraient également donner lieu à des procès, indiquent Jörn Birkmann et James Thornton, responsable exécutif de ClientEarth, un groupe international de juristes engagés pour la défense de l’environnement. Les procès intentés pour manque de préparation aux effets des changements climatiques ne citent pas encore ces analyses de causalité, explique James Thornton.

Mais d’après lui les juges s’appuieront de plus en plus sur ces informations pour déterminer la part de responsabilité de futurs accusés – qu’il s’agisse de compagnies pétrolières, d’architectes ou d’agences gouvernementales. “Les tribunaux ont tendance à faire confiance aux données officielles. Si les études d’attribution deviennent un service public, les juges seront plus enclins à s’en servir.”

À l’agence météorologique allemande, Paul Becker se dit convaincu que ce type d’études rendra de précieux services dans bien des domaines. “Cela fait partie de nos missions que de mettre en avant les liens entre le climat et la météo, rappelle-t-il. Il y a une demande autour de ces informations, nous avons les moyens d’y répondre et nous le faisons avec grand plaisir.”