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Pesticides : la grande illusion des équipements de protection des agriculteurs

Par Stéphane Horel

ENQUÊTEDepuis quinze ans, un groupe de chercheurs alerte en vain sur l’inefficacité de ces dispositifs. Les normes, coécrites par les industriels, ignorent autant la réalité du métier que les données scientifiques.

 

« Agriculteurs intoxiqués » (1/2). Jean-Baptiste Lefoulon se tient en caleçon au milieu de la cour de sa ferme. Quatre mains enveloppées de plastique bleu l’habillent : tee-shirt à manches longues, culotte blanche à jambes longues, combinaison de travail zippée portant broderie d’une marque de machines agricoles, gants immaculés qui ne vont pas le rester, casquette. Geste précis et regard concentré, deux scientifiques collent sur lui des patchs de 10 × 10 centimètres qu’ils extraient du coffre de leur voiture.

Dans leur ferme de la Baucherie, sur la commune de Lingèvres, dans le Calvados, les Lefoulon, parents et fils, cultivent céréales et maïs sur cent hectares et élèvent 140 vaches laitières. Cette étude à laquelle le jeune homme participe volontiers, « pour faire avancer la science », s’intitule « Pestexpo » – pour pesticide et exposition. En cet après-midi de mai 2021, les deux scientifiques sont venus consigner chacune des actions de l’agriculteur dans son quotidien le plus banal, pendant le semis de maïs.


Les patchs à trois couches – gaze, aluminium, autocollant – vont recueillir particules et poussières chargées de pesticides. Au cas où les produits passeraient à travers, l’aluminium fera barrage. On équipe maintenant Jean-Baptiste d’une pompe bruyante, deux tuyaux sont fixés sur sa clavicule. En pyjama bizarre sous le ciel d’été, il a l’air prêt à partir dans l’espace.

 

Un risque de pathologies graves

L’étude Pestexpo a débuté il y a plus de vingt ans en Normandie et dans la région de Bordeaux. De pionniers, ces travaux sont devenus une véritable bombe scientifique contre un pilier du modèle agricole intensif : le recours massif aux pesticides. Les chercheurs à l’origine de cette étude, devenus lanceurs d’alerte, n’ont eu de cesse de transmettre données et inquiétudes aux autorités françaises et européennes.

A force d’observation des conditions de travail réelles en grandes cultures, en maraîchage, sous serre, dans les pommeraies ou dans les vignes, l’équipe de Pestexpo a en effet démontré que les travailleurs agricoles étaient bien plus exposés aux pesticides qu’on ne le pensait. Pire encore : les équipements qu’ils sont censés porter pour se protéger ne remplissent tout simplement pas leur fonction. Dans certains cas, même, le port de combinaison ou de gants augmente leur exposition.


Mais les efforts des scientifiques sont à ce jour restés vains ou presque. Face à eux, il y a toute l’inertie d’un système marqué par une coconstruction historique, de la part des industriels et des pouvoirs publics, des règles qui régentent l’usage des pesticides et qui semblent peser plus lourd que l’état de la science. Quelles conséquences sur la santé des millions de travailleurs agricoles potentiellement exposés en Europe, dont plus d’un million en France ? Avec quinze à vingt applications de produits phytosanitaires chaque année en moyenne, un travailleur peut être exposé à plus d’une centaine de pesticides au cours de sa vie professionnelle, estiment les chercheurs de Pestexpo.

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Dans les « conditions normales d’utilisation », les pesticides ne présentent pas de risque pour la santé humaine, certifient aussi bien leurs fabricants que les autorités réglementaires. Au fil des deux dernières décennies, cependant, tandis que l’étude Pestexpo établissait que ces conditions prétendument « normales » n’existaient pas en France ni ailleurs, un corpus croissant de données scientifiques issues d’analyses toxicologiques et d’études épidémiologiques montrait que les pesticides étaient nocifs pour la santé.

 

L’« usage contrôlé », une pure « fiction »

En juin 2021, un important rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) est venu le confirmer : six pathologies graves au moins sont liées à une exposition professionnelle aux pesticides. Sur la base de plus de 5 300 rapports et études scientifiques du monde entier, un groupe d’experts pluridisciplinaire a conclu que les pesticides peuvent provoquer la maladie de Parkinson, des troubles cognitifs, le lymphome non hodgkinien et le myélome multiple – deux cancers qui affectent les globules blancs –, le cancer de la prostate ainsi que certains troubles respiratoires.

Un « usage contrôlé » des pesticides, comme les fabricants d’amiante prétendaient jadis que cela était possible avec leur fibre mortelle, n’est qu’une pure « fiction ». Ce sont les termes percutants que n’hésite pas à employer le sociologue Jean-Noël Jouzel, directeur de recherche au CNRS (Sciences Po Paris). « En théorie, tout est mis sur le marché avec l’idée que, utilisés dans les conditions prescrites sur l’étiquette du produit, les pesticides n’entraîneront pas d’effets indésirables, expose le chercheur. Mais dans la réalité, les choses ne se déroulent pas comme sur les étiquettes. »

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Nous sommes en 1999. Deux jeunes chercheurs assistent à un congrès d’épidémiologie en Bretagne. Ils entament une discussion qui scelle le début d’une profonde complicité intellectuelle, doublée d’une solide amitié. Isabelle Baldi et Pierre Lebailly s’interrogent : quelle est l’exposition réelle des agriculteurs aux pesticides ? Les informations disponibles sont quasi inexistantes : la plupart des études d’exposition ont été effectuées ou commanditées par les fabricants eux-mêmes et les données, considérées comme relevant du secret commercial, sont soustraites à l’examen du public et à celui de la communauté scientifique. Les chercheurs estiment que des données indépendantes doivent impérativement être collectées.

 

Le « niveau acceptable d’exposition »

Dangereux par essence, les produits phytosanitaires, dits « phytos », sont conçus pour tuer le vivant : insectes, champignons ou adventices – les « mauvaises herbes » – qui s’en prennent aux cultures et aux bêtes. Or, les humains qui appliquent ces produits peuvent en devenir les cibles accidentelles. C’est pourquoi leur homologation est soumise à de nombreuses conditions en Europe. Les données fournies par les firmes agrochimiques doivent notamment démontrer que les travailleurs qui utilisent leurs produits ne courent que peu ou pas de risques.

Dans le jargon réglementaire, leur exposition aux pesticides ne doit pas dépasser le « niveau acceptable d’exposition de l’opérateur » (AOEL, son acronyme anglais). Extrapolé à l’humain à partir de tests de toxicité sur des rongeurs de laboratoire, l’AOEL correspond à « la quantité maximale de substance active à laquelle l’opérateur peut être exposé sans que cela nuise à sa santé ». Dans le cas où l’exposition attendue dépasserait l’AOEL, le fabricant demandeur d’une autorisation de mise sur le marché peut ajouter des recommandations sur l’étiquette. Le port de gants, combinaison, lunettes ou masque – tout un attirail appelé « équipement de protection individuelle » ou EPI – est censé garantir que l’exposition des travailleurs agricoles reste contenue dans le territoire de l’« acceptable ».

La vie se déroule-t-elle exactement conformément aux instructions figurant sur l’autocollant d’un bidon de pesticide ? Pour en avoir le cœur net, Isabelle Baldi et Pierre Lebailly décident de mettre en place une étude hors norme. Elle s’appellera Pestexpo. A dire vrai, se souvient M. Lebailly,« le message selon lequel tout était sous contrôle et les niveaux d’exposition très, très, très faibles » était si prégnant que les deux chercheurs ne pensaient pas, au départ, trouver grand-chose.

Une croyance qui a volé en éclats dès leur première observation de terrain sur l’exploitation d’un trentenaire normand. « Le gars a un diplôme d’ingénieur agronome et il met les mains dans la cuve de pesticides !, raconte le chercheur. J’en avais la mâchoire qui pendait. » Il ne leur faut pas longtemps pour le découvrir : entre la vie rurale de carte postale dépeinte dans la loi ou les instructions d’usage et la réalité crue des tâches quotidiennes dans une exploitation agricole, il y a tout un monde.

« Déconditionner, ouvrir un bidon, transférer dans un récipient intermédiaire sans recevoir de gouttelettes, c’est une vue de l’esprit dans la plupart des cas », Pierre Lebailly, épidémiologiste

Sous forme de poudres, de granulés ou de liquide, les « phytos » doivent être mélangés. « Déconditionner, ouvrir un bidon, transférer dans un récipient intermédiaire sans recevoir de gouttelettes, c’est une vue de l’esprit dans la plupart des cas », explique M. Lebailly. Les agriculteurs, observent les chercheurs, s’appuient contre les cuves contaminées pour y verser les produits ou l’eau. Les bidons se renversent, les mélanges moussent, les cuves débordent, les tuyaux se bouchent. Et vingt minutes seulement se sont écoulées. Il faut traiter, ensuite. En grande culture, pour accéder à la cabine du tracteur, les travailleurs passent constamment sous les rampes qui peuvent goutter. Beaucoup ont des cabines ouvertes : un peu de brise ou un demi-tour, et les voilà qui roulent dans une brume chimique.

Les défaillances matérielles sont constantes. Souvent, les buses du pulvérisateur se bouchent, engorgées par la pâte visqueuse qui a tapissé le fond de la cuve. Descendre de la cabine, passer sous la rampe, essayer de déboucher sans démonter la buse, échouer, la dévisser, elle est sous pression, ça gicle. Beaucoup portent la buse à la bouche et soufflent dedans. Lorsque le traitement est terminé, il faut nettoyer le matériel (et il y a toujours cette pâte de pesticide au fond de la cuve). Dans les pommeraies ou dans la vigne, les exploitants et surtout les employés travaillent et récoltent alors que fruits et feuilles sont encore imbibés du produit appliqué quelques jours plus tôt – des activités appelées tâches de réentrée.

Les pesticides ne sentent ni ne tachent forcément. Comment percevoir le danger quand c’est votre vie quotidienne ? « Les gens travaillent en short et en tee-shirt. Ce ne sont peut-être pas les “bonnes pratiques agricoles”, mais c’est la vraie vie », constate Isabelle Baldi, aujourd’hui directrice de l’équipe de recherche de l’Inserm Epidémiologie des cancers et des expositions environnementales à Bordeaux, et épidémiologiste de renommée mondiale.

Mais comment, dans cette fiction d’une agriculture intensive sous contrôle, les travailleurs agricoles sont-ils censés travailler ? « Comme des chirurgiens, décrit-elle, ironique, qui ont les deux mains en l’air pour que quelqu’un derrière eux leur mette les gants, et qui ne touchent absolument rien. C’est comme ça que ça se passe dans un bloc opératoire, donc ça doit aussi se passer comme ça sur une exploitation agricole. »

 

La pluie, un « incident » non conforme

Pour les autorités réglementaires, en effet, les réalités de la vie observées au cours de l’étude Pestexpo ne correspondent pas aux standards des « bonnes pratiques agricoles ». Considérées comme des « incidents », ces réalités ne peuvent paradoxalement pas être incluses dans l’équation du processus d’autorisation de mise sur le marché. « Quand les industriels font des études de terrain, ils gardent les valeurs étonnamment basses, mais s’ils trouvent des valeurs qui leur paraissent élevées, ils les considèrent comme des valeurs aberrantes, c’est-à-dire des données qui ne devraient pas exister, parce que quelque chose s’est mal passé », explique Isabelle Baldi. La pluie, par exemple, est considérée comme un incident. « Faut-il arrêter la pluie ? », demande-t-elle.

C’est dans le cadre de la création de l’Organisation mondiale du commerce, en 1995, pour laquelle les produits alimentaires constituent un enjeu crucial, que les règles d’évaluation des pesticides sont harmonisées à l’échelle mondiale. Selon les us de la capture réglementaire en vigueur à l’époque, ces discussions se déroulent entre fonctionnaires des agences officielles et fabricants de pesticides, sous l’égide de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Des comptes rendus archivés consignent les noms des représentants des firmes Rhône-Poulenc, DowElanco, DuPont ou Bayer. Zeneca (aujourd’hui Syngenta) joue là un rôle particulier : le document guide établissant les méthodes pour « la conduite d’études de terrain pour évaluer l’exposition aux pesticides des opérateurs, des travailleurs et des riverains » a été intégralement rédigé par un employé de la compagnie britannique, Graham Chester. Adopté en 1997, ce document fait encore référence aujourd’hui.

 

Mains : 820 cm2, corps : environ 2 m2

Dans un livre majeur paru en 2019 (Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait, Presses de Sciences Po), sur lequel se fonde une partie de cette enquête, le sociologue Jean-Noël Jouzel a minutieusement reconstitué le tricotage des normes qui conditionnent les procédures en vigueur en Europe.

En plus de graver dans le marbre l’étalon des « bonnes pratiques agricoles », le document guide de l’OCDE détermine le nombre de patchs à poser, les bonnes méthodes pour mesurer les résidus de produit sur les mains ou prélever des échantillons d’urine, etc., dans un univers intellectuel où le corps humain est envisagé en termes de surface. Mains : 820 cm2. Tête et visage : 1 300 cm2. Cou : 100 cm2. Corps entier : environ 2 m2.

Des modèles mathématiques sont également développés afin d’épargner aux fabricants de pesticides l’effort de réaliser des études de terrain coûteuses pour chacun des produits qu’ils veulent mettre sur le marché. Connus sous les noms de « modèle allemand », UK-POEM ou Europoem, ces modèles calculent la contamination potentielle des opérateurs en utilisant des données d’exposition plus anciennes. Et dans cette calculatrice, les équipements de protection individuels réduisent l’exposition par défaut et par principe. Ainsi, des « facteurs de réduction »spécifiques allant de 90 % à 95 % sont automatiquement appliqués. Si l’on suit ces règles, conclut Jean-Noël Jouzel, « de bonnes données, ce sont des données recueillies sur un sujet bien discipliné qui a bien porté son équipement ou, en tout cas, qui a fait tout ce qui est écrit sur l’étiquette ». Quid, si ce n’est pas le cas ?

 

Les combinaisons, un non-sens pour le confort

Bien souvent, observe l’équipe de Pestexpo, les travailleurs agricoles ne portent aucun équipement de protection. La moitié environ met des gants lors de la préparation, une tâche relativement brève. Mais le traitement et la récolte durent plusieurs heures. Pour ces opérations-là, rares sont ceux qui revêtent des combinaisons. Quand la température atteint 30 °C ou 35 C°, en porter une pendant six à huit heures repousse les limites du corps au-delà du raisonnable.

« Si vous êtes confiné dans une combinaison, avec des gants et un masque qui empêchent tout échange thermique, vous risquez de souffrir d’hyperthermie et de coup de chaleur », explique Mme Baldi. « Pourtant, la réglementation concernant la réentrée en viticulture et en arboriculture prévoit que les travailleurs doivent porter des vêtements complètement couvrants, ajoute M. Lebailly (université de Caen-Basse-Normandie), aujourd’hui investigateur principal de la plus grande étude épidémiologique sur la santé des agriculteurs au monde, Agrican (Agriculture et cancer). Cela n’a tout simplement aucun sens de supporter cela en termes de confort. »

 

Vient ensuite le facteur coût. Les équipements de protection ne sont pas bon marché. Le prix d’une combinaison varie de 10 euros pour une tenue jetable à plus de 60 euros. Ainsi, leur disponibilité repose entièrement sur la sensibilisation des exploitants agricoles et leur volonté d’en fournir à leurs employés, des saisonniers pour la plupart – sans même parler des nombreux travailleurs illégaux. « La main-d’œuvre pour les tâches de réentrée ou de récolte est éminemment changeante, avec des contrats de courte durée, parfois à la tâche, explique Mme Baldi. La priorité n’est donc pas toujours de leur procurer un niveau satisfaisant d’information et de protection. » Seuls 30 % à 40 % des travailleurs agricoles utiliseraient des équipements de protection en France, selon les chercheurs.

« Les évaluateurs de risques sont complètement hors-sol. Quand nous leur expliquons ce que nous voyons, ils répondent : “Ah, mais c’est un dysfonctionnement.”», Pierre Lebailly, épidémiologiste

Au fil des années, les chercheurs de Pestexpo établissent que les niveaux d’exposition, en fait considérables, sont largement sous-estimés dans les scénarios d’exposition et les modèles mathématiques. « Les évaluateurs de risques sont complètement hors-sol, en conclut M. Lebailly. Mais quand nous leur expliquons ce que nous voyons, ils répondent : “Ah, mais c’est un dysfonctionnement.” Eh bien, non… » Mme Baldi termine sa phrase : « … C’est la vraie vie ! »

A la ferme de la Baucherie, Jean-Baptiste Lefoulon pilote son tracteur rouge flambant neuf à travers champs, bardé de tuyaux sifflants. Les bras chargés de matériel, les deux scientifiques trottinent derrière, baskets de ville aspirées dans la gadoue du chemin. Dans la parcelle, l’agriculteur déchire pour les ouvrir les gros sacs orange et jaune. Chaque semence de maïs est enrobée d’une matière orange vif aromatisée au prothioconazole et au métalaxyl. Comment le jeune homme pourrait-il percevoir la véritable nature de ces 50 000 graines acidulées, nappées de fongicides ?

Il referme les quatre semoirs : clac, clac, clac, clac ! Première tâche terminée. Les scientifiques détachent soigneusement les patchs et les emballent dans du papier aluminium, comme des sandwiches pour le train. « Main gauche », « Cuisse droite », écrivent-ils au marqueur. Jean-Baptiste Lefoulon est couvert de onze nouveaux patchs pour mesurer l’exposition liée à la tâche suivante : le semis. D’après la base de données Ephy de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’agriculteur aurait dû porter gants, combinaison, blouse ou tablier à manches longues, demi-masque équipé d’un filtre. Aucune instruction de sécurité ne figure sur les emballages.

Quand les protections aggravent le risque

En 2006, à Bordeaux, un autre chercheur a eu vent des premiers résultats de Pestexpo. « J’ai eu une connexion importante avec Isabelle Baldi, car notre point de départ, ce sont les pratiques quotidiennes sur le terrain. Comme elle, je ne juge pas ce que les gens font ou ne font pas. » L’ergonomie, la spécialité d’Alain Garrigou, consiste en effet à adapter l’environnement de travail au travailleur. « Or, en agriculture, c’est l’homme qui doit s’adapter au travail s’il veut limiter son exposition aux pesticides », dit-il.

Et la réalité, parfois, est plus étrange encore que la fiction. Le groupe de scientifiques s’en aperçoit vite : lors des phases de traitement et de nettoyage, les travailleurs en combinaison sont davantage contaminésque ceux qui n’en portent pas – respectivement deux et trois fois plus. La surprise est telle qu’ils pensent avoir interverti les échantillons par erreur. « Nous avons été piégés par cette idée implicite que porter un équipement de protection… protège », se souvient M. Garrigou.

L’ergonome compulse rapports techniques et articles scientifiques, et va de découverte en découverte. Stupéfait, il réalise que les pesticides peuvent traverser le plastique. Non pas en s’introduisant dans les imperfections des matériaux comme les trous, les déchirures ou les coutures, mais au niveau intramoléculaire.

 

A l’époque, assistée par des scientifiques de son propre laboratoire, la firme Syngenta effectue des tests sur un modèle courant de tablier en PVC à manches longues, disponible chez la plupart des fournisseurs. Douze produits phytosanitaires, dont le paraquat, un herbicide qui sera interdit un an plus tard en Europe, sont appliqués à la surface. La plupart traversent le plastique en moins de vingt minutes, moins de dix minutes pour trois d’entre eux. Employé pour l’emballage alimentaire, les câbles ou les rideaux de douche, le PVC est totalement étanche : « Rien ne passe,dit M. Garrigou, … sauf les pesticides. » Un phénomène appelé perméation.

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« Les pesticides ont une capacité de pénétration exceptionnelle, explique-t-il. Ce sont des produits chimiques particuliers, faits pour tuer, mais aussi pour pénétrer à l’intérieur des cellules végétales et animales. » Les additifs et adjuvants additionnés à la substance active dans les formulations commerciales démultiplient cette capacité à atteindre le cœur de la vie. Depuis le milieu des années 2000 au moins, l’industrie sait ainsi que les équipements de protection ne constituent pas une barrière efficace, mais elle n’est toujours pas en mesure d’apporter une solution.

C’est alors qu’Alain Garrigou se rend aussi compte qu’« il n’existe pas de vêtements de protection spécifiques pour les pesticides ». Les combinaisons disponibles sur le marché ont été conçues pour l’industrie chimique, « mais en aucun cas pour protéger contre les pesticides ». Recommandées pour un usage agricole, elles n’ont pourtant jamais été testées pour les « phytos ». Les implications sont vertigineuses, les travailleurs n’ont aucune garantie d’être protégés.

 

En France, une prise de conscience

Nous sommes maintenant au printemps 2007 ; Alain Garrigou et Isabelle Baldi décident d’endosser le rôle de lanceurs d’alerte. Le 16 avril, les deux scientifiques détaillent leurs constats et inquiétudes dans une « note d’alerte », qu’ils adressent à plusieurs instances officielles françaises. Pour eux, « il est complètement illusoire, voire cynique, de penser que c’est à l’utilisateur de produits phytosanitaires de s’assurer que les protections à sa disposition sont compatibles » avec les pesticides qu’il utilise. La pire chose en matière de prévention, écrivent-ils, c’est de « se croire protégé alors qu’il n’en est rien ».

Au ministère du travail, Patricia Le Frious a reçu la note. Elle prend l’alerte très au sérieux. Chargée de mission au bureau Hygiène et sécurité au travail, elle commandite des tests en laboratoire sur dix combinaisons disponibles dans le commerce, certaines vendues par de grandes marques, comme DuPont ou Microgard. Publiés en 2010 par l’Anses, qui vient tout juste d’être créée, les résultats sont désastreux. Des modèles pourtant vendus comme ceux qui offrent la plus grande résistance laissent passer les produits chimiques « instantanément ». Seuls deux d’entre eux correspondent au niveau annoncé de résistance à la perméation. La vente de plusieurs modèles est suspendue. 

 

L’Anses s’attaque au dossier. Bientôt, elle s’autosaisit de la question de l’efficacité des équipements de protection individuelle et constitue un groupe de travail sur l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides. Parmi les experts : Isabelle Baldi, qui en est la vice-présidente, Pierre Lebailly, Alain Garrigou et Jean-Noël Jouzel. Mais, si l’alerte se propage en France, elle s’arrête aux portes de l’Union européenne (UE).

 

De nouveaux modèles de prédiction

Il faut quatre années de plus pour que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’instance officielle chargée de l’évaluation des risques liés aux pesticides dans l’UE, ne se décide à remplacer les vieux « POEM » par un nouveau modèle de prédiction des expositions. Entre-temps, en 2009, un règlement entre en vigueur, qui prévoit que les pesticides dangereux doivent être interdits ou retirés du marché.

Pour élaborer le nouveau modèle européen, l’EFSA s’appuie sur les travaux préparatoires d’un groupe d’experts mis en place par l’Institut fédéral allemand pour l’évaluation des risques, le BFR. Près de la moitié de ses membres sont des représentants d’organisations de lobbying de l’industrie des pesticides. Parmi eux, l’employé (aujourd’hui décédé) de Zeneca responsable de la rédaction du document guide de l’OCDE. « Tous les membres [de notre] groupe de travail ont été soumis à la politique de l’EFSA en matière de déclaration d’intérêts », a répondu l’agence dans un courriel.

Les données manquent, reconnaît l’EFSA dans son rapport de 2014, pour de nombreuses situations de routine comme le nettoyage du matériel, la pulvérisation dans les serres et les tâches de réentrée – cruciales en termes d’exposition. Mais les études de l’équipe de Pestexpo n’y sont pas même mentionnées, pas plus que le mot perméation. Y compris dans la version mise à jour en janvier 2022. Le modèle est fondé « sur des données expérimentales bien menées et validées », écrit l’agence, avant d’ajouter qu’« il est reconnu que l’exposition aux pesticides suscite de vives inquiétudes du public ».

 

Les « bonnes pratiques agricoles »

Une véritable occasion manquée, pour les chercheurs français. Une fois de plus, le modèle s’appuie sur des études d’exposition confidentielles, non publiées, menées par les fabricants de pesticides conformément aux« bonnes pratiques de laboratoire » et aux « bonnes pratiques agricoles »de l’OCDE. « Quelle est la signification précise du terme “bonne pratique agricole” ? », demandent Isabelle Baldi et Pierre Lebailly lors de la consultation publique en amont de la publication du document. Réponse de l’EFSA : « Cela signifie qu’un modèle peut être fondé sur l’hypothèse de conduites correctes et ne peut pas inclure les accidents ou les mauvais comportements. »

Fondé sur le même type d’études sponsorisées et de postulats réglementaires, le nouveau modèle de l’EFSA présume toujours que gants et combinaison protègent. De plus, les régulateurs de l’UE continuent de considérer comme acquis le port d’équipement de protection individuelle couvrant pendant les longues et chaudes journées de récolte.

Jeté dans l’équation, le facteur « équipement de protection » offre toujours la possibilité d’une réduction automatique de l’exposition de 90 % à 95 % , qu’aucune source publique ne documente pourtant. Les firmes agrochimiques peuvent ainsi continuer à obtenir une autorisation de mise sur le marché, même lorsque les niveaux d’exposition dépassent le premier échelon du « niveau acceptable d’exposition de l’opérateur ». « Avec les EPI, tout passe », commente Pierre Lebailly. L’équipement de protection, une baguette magique pour les fabricants de pesticides ?

Sans cette « protection présumée » des équipements, certains produits dangereux seraient interdits, conclut le groupe de chercheurs dans un article publié en 2019

C’est « la question de la justice sociale »qui, au fil du temps, a relié le petit groupe hétéroclite de chercheurs français, raconte l’ergonome Alain Garrigou. Comme rien ne change concrètement pour les travailleurs agricoles, ils décident de publier en bonne et due forme toutes leurs trouvailles scientifiques. « Certains produits dangereux ont pu bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché uniquement en raison de la présomption d’une limitation considérable de l’exposition par le port d’un [équipement de protection], concluent-ils. Sans cette protection présumée, ils seraient interdits. »

Publié fin 2019 dans Safety Science, une revue à comité de lecture, et cosigné par un total de quatorze auteurs dans cinq pays, l’article est aussitôt attaqué par l’industrie des pesticides, à travers son organisation de lobbying, CropLife Europe (anciennement European Crop Protection Association). Dans une lettre adressée à la revue, le groupe de pression accuse les chercheurs d’adopter « une position émotionnelle », « au mieux exagérée et au pire trompeuse ». Cet article, estime CropLife Europe dans une déclaration écrite au Monde, « ne propose pas un point de vue équilibré, exagère les risques pour la santé des opérateurs et accorde bien trop d’importance à la dépendance aux facteurs de protection assignés dans l’enregistrement » des produits pesticides. L’organisation a décliné nos demandes d’entretien.

 

Bleu de travail, nouvel outil de protection

Les industriels des pesticides, dont le chiffre d’affaires mondial atteignait 53 milliards d’euros en 2020, ne sont pas restés les bras croisés toutes ces années. A l’instar de Syngenta, qui a assuré au Monde avoir formé plus de huit millions de travailleurs agricoles à travers le monde à la manipulation de ses produits, les fabricants multiplient les initiatives de « bonne gestion » (« stewardship »). CropLife Europe s’est ainsi engagé à équiper l’intégralité des agriculteurs et des opérateurs européens de « systèmes de transfert fermés » pour vider les récipients dans les cuves d’ici à 2030.

Les industriels, selon Pierre Lebailly, « alimentent un discours selon lequel il y aurait une grande maîtrise technique de l’exposition aux pesticides, qui nous conduit vers l’“exposition zéro”, alors que ceux d’entre eux qui connaissent le terrain savent très bien que c’est faux ». C’est pourquoi, alors qu’ils ont été « bousculés » par l’alerte des scientifiques, « il leur fallait absolument trouver une solution qui ait un sceau à la fois scientifique et réglementaire », estime Alain Garrigou.


Jean-Baptiste Lefoulon cultive céréales et maïs sur cent hectares et élève 140 vaches laitières, avec son père Didier, à gauche sur la photo. A Lingèvres (Calvados), en mai 2021. ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

Cette « solution » prend la forme d’une norme internationale sur les « habillements de protection » pour les « opérateurs appliquant des pesticides et pour les travailleurs de réentrée ». Publiée initialement en 2011, pour être ensuite révisée en 2017, la norme ISO 27065:2017 est proposée par l’Organisation internationale de normalisation (ISO).

L’expression « équipement de protection individuelle » n’est pas utilisée, et pour cause. Cette norme transfigure le simple bleu de travail, amélioré d’un traitement déperlant, en vêtement de protection officiel des travailleurs agricoles. Une norme ISO similaire est publiée en 2019 pour les gants. Rien de moins qu’une « EPIsation du bleu de travail », pour Jean-Noël Jouzel. « Il n’existe même pas de test de perméation pour ce type de vêtement : ça passe tellement vite à travers ! », renchérit Alain Garrigou, déconcerté.

Le bleu de travail en « coton/polyester » peut « être considéré comme un outil approprié de protection individuelle », a conclu une étude commanditée par le lobby industriel

Beaucoup l’ignorent : l’ISO n’est pas un organisme public, mais une organisation entièrement privée, dont les 167 membressont également des « instituts » nationaux de normalisation privés… dont les membres paient pour accéder à des comités techniques aux thèmes les plus variés. Des codes alphabétiques des pays aux pneus, des dentiers aux électrocuteurs d’insectes, l’ISO est à l’origine de plus de 24 000 normes qui ont été intégrées dans notre vie quotidienne au fil des soixante-dix dernières années. C’est à l’initiative du membre américain de l’ISO que la norme 27065:2017 a été lancée.

Le responsable du comité technique permanent d’ISO Vêtements de protection, Eric van Wely, est en parallèle le responsable pour le monde des affaires réglementaires et des normes pour DuPont, à la fois fabricant de pesticides et leader en matière de sécurité et d’équipements professionnels.

Mais quels experts ont élaboré la norme ? Impossible de le savoir, l’identité des membres du groupe chargé du dossier est tenue secrète. « En respect des règles déontologiques de l’ISO, il ne leur est pas possible de communiquer cette liste nominative », a indiqué l’Afnor – l’Association française de normalisation –, membre français de l’organisation, dans un courriel au Monde.

L’ISO fait cependant une exception avec le nom d’Anugrah Shaw, qui dirigeait le groupe. C’est cette professeure au département d’écologie humaine de l’université du Maryland Eastern Shore (Etats-Unis) qui, en parallèle des travaux de l’ISO même, a développé la norme. A la tête d’un consortium international composé de fabricants de pesticides, d’universitaires et de responsables d’autorités de régulation, Mme Shaw a bénéficié du soutien du groupe agrochimique allemand BASF, de celui de l’Union des industries de la protection des plantes – organisation de lobbying française –, ainsi que d’un financement du ministère français de l’agriculture, a-t-elle expliqué dans un courriel au Monde.

 

La responsabilité rejetée sur les travailleurs

D’après notre enquête, l’industrie des pesticides aurait commencé à produire des données destinées à appuyer la métamorphose du bleu de travail en équipement de protection dès 2008. Publiée dans une revue scientifique, une étude commanditée par CropLife Europe sur onze cultivateurs de poivrons sous serre en Grèce a conclu que le bleu de travail basique en « coton/polyester » pouvait « être considéré comme un outil approprié de protection individuelle ».

Pour Alain Garrigou, pourtant, la norme ISO est loin d’être « appropriée ». Même avec un traitement déperlant, explique-t-il, un bleu de travail ne peut que limiter la contamination par les pesticides, mais certainement pas l’éviter. Que sont censés faire les travailleurs agricoles de tout cela ? « On impose à l’agriculteur de porter des équipements de protection, mais s’il ne le fait pas, c’est de sa faute, dit Isabelle Baldi. Et c’est inacceptable, parce que cela signifie que l’on rejette une responsabilité collective, qui commence dès la mise sur le marché et même la conception d’une substance, sur le dernier maillon de la chaîne. » Pierre Lebailly complète : « Dernier maillon qui ne maîtrise pas toutes les connaissances pour faire un choix. »

Les travailleurs agricoles doivent-ils être les seuls responsables de leur propre sécurité ? Catherine Laurent désapprouve. Directrice de recherche à l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, spécialisée dans l’usage des connaissances scientifiques dans la prise de décision publique, elle rappelle qu’une directive européenne de 1989 énonce clairement trois étapes prioritaires afin d’améliorer la sécurité et la santé des « travailleurs au travail » : « éviter les risques », « évaluer les risques qui ne peuvent être évités » et « combattre les risques à la source ». « Donner les instructions appropriées aux travailleurs » n’est que la neuvième et dernière mesure. En d’autres termes, et selon la législation européenne elle-même, les équipements de protection individuelle devraient toujours constituer la dernière ligne de défense. Ils sont pourtant la première.

Les chercheurs français s’accordent pour le dire : les équipements de protection sont beaucoup plus utilisés qu’il y a quinze ans, et pas seulement en France. Mais « le système perpétue et légitime un cadre dans lequel c’est toujours à l’utilisateur final du produit d’assurer sa propre protection », regrette le sociologue Jean-Noël Jouzel, pour qui « les maladies professionnelles sont des crimes sans coupable ». Paraphrasant le philosophe Jean-Pierre Dupuy, Catherine Laurent a des mots encore plus forts : « C’est un monde de meurtriers sans méchanceté et de victimes sans haine. »

 

Pesticides : les agriculteurs intoxiqués

L’enquête collaborative « Pesticides at Work » a été coordonnée par le réseau Investigative Reporting Denmark, éditée par Le Mondeet la journaliste Katharine Quarmby, et réalisée en collaboration avec des journalistes du Monde en France, Knack en Belgique, Tygodnik Powszechny en Pologne, Ostro en Croatie et en Slovénie, IRPI en Italie, De Groene Amsterdammer aux Pays-Bas, Ippen Investigativ en Allemagne, Marcos Garcia Rey en Espagne et The Midwest Center for Investigative Reporting aux Etats-Unis. Ce travail a bénéficié du soutien de Journalismfund.eu et IJ4EU.

Retrouvez les autres articles de l’enquête, à paraître jeudi 17 février :

  • La lutte kafkaïenne d’un malade de Parkinson contre le système agricole
  • Dans toute l’Europe, les agriculteurs malades des pesticides sont abandonnés à leur sort
  • « Les agriculteurs malades ont une réticence à se plaindre ou à porter plainte » : entretien avec le chercheur Jean-Noël Jouzel