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« Comme tous les leaders autoritaires, Marine Le Pen veut dynamiter la démocratie libérale en faisant appel au peuple »

TRIBUNE

Collectif

Le recours au référendum pour imposer le principe de la priorité nationale, envisagé par la candidate du Rassemblement national, consiste à « violer la Constitution » et à attaquer l’Etat de droit, comme l’ont fait, ailleurs en Europe, les dirigeants hongrois et polonais, affirment quatre professeurs de droit public, dans une tribune au « Monde ».

 

Tribune. Interrogée sur France Inter le 5 avril pour savoir si le référendum qu’elle souhaiterait instaurer sur la restriction de l’immigration et la priorité nationale était conforme à la Constitution, Marine Le Pen s’est lancée dans un petit cours de droit constitutionnel, juste après avoir argué de sa qualité d’avocate sur la question des crimes de guerre, et en invoquant alors son souci du respect des formes.

Pour justifier le recours au référendum afin d’imposer le principe de la priorité nationale, qui vaudrait non seulement pour l’accès à l’emploi, mais aussi pour l’attribution de logements et l’octroi des droits sociaux, elle s’est principalement fondée sur le précédent de 1962, qui avait permis au général de Gaulle de modifier la Constitution pour faire élire le président de la République au suffrage universel direct. Elle a aussi invoqué l’argument selon lequel une telle pratique avait constitué un « acquis jurisprudentiel ».

 

Contourner le Sénat

Mais elle oublie de signaler le fait que l’immense majorité de juristes avait considéré à l’époque l’utilisation de l’article 11 pour réviser la Constitution comme clairement inconstitutionnelle : la seule procédure prévue à cette fin est celle de l’article 89. Elle suppose d’abord l’adoption du texte par chacune des deux chambres à la majorité absolue. C’est pour contourner un Sénat qu’il savait hostile à ses projets que Charles de Gaulle a sollicité l’article 11. Son succès en 1962 ne doit pas dissimuler le fait que les théories avancées en 1969 pour justifier la répétition de cette pratique, cette fois-ci rebutée par le corps électoral, telle que l’idée d’une coutume constitutionnelle qui serait apparue d’un seul coup en 1962 pour autoriser l’emploi de l’article 11, étaient plus opportunistes que convaincantes.


Le Conseil d’Etat, qui s’était opposé dès 1962 au contournement de l’article 89, a clairement résumé l’état du droit dans sa décision « Sarran et Levacher », rendue dans sa formation la plus solennelle le 30 octobre 1998, en se référant aux « référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l’article 11 de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l’article 89 ». La cause est donc entendue : seul l’article 89 peut être utilisé pour réviser la Constitution. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs modifié en 2000 sa jurisprudence électorale pour préparer un contrôle du décret convoquant les électeurs à un référendum. C’est la jurisprudence Hauchemaille, dont Marine Le Pen n’a pas voulu entendre parler lors de sa seconde interview à France Inter, le mardi 12 avril.

 

Une autre difficulté se présente, à supposer même la première résolue : celle de savoir si le référendum envisagé par la candidate du Rassemblement national rentre bien dans les hypothèses prévues par l’article 11. En effet, la matière ouvrant la possibilité d’un référendum est définie limitativement par cet article.

En 1962, on pouvait, à la rigueur, considérer que le mode d’élection du président de la République intéressait « l’organisation des pouvoirs publics », à condition d’oublier qu’elle affectait aussi, voire surtout, les rapports entre ces pouvoirs. En 1969, l’objet du référendum, la suppression du Sénat et la réforme régionale, excédait à l’évidence le cadre constitutionnel.

 

Discrimination

Même si on a ajouté, lors de la révision de 1995, les « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent », cela ne permet, à l’évidence, pas d’inclure dans l’objet d’un référendum une réforme ayant une portée aussi large que le principe de la « priorité nationale », qui est une autre manière de dénommer un principe affiché de discrimination entre les Français et les étrangers, dirigé contre la tradition républicaine telle que l’expriment le préambule et les deux premiers articles de notre Constitution.


Car ce projet politique consistant à violer la Constitution pour y inscrire, en faisant appel au référendum, l’idéologie nationaliste d’extrême droite portée par le Rassemblement national en dit long sur la manière dont Mme Le Pen envisage son accession à la tête de l’Etat. Comme tous les leaders autoritaires, elle veut dynamiter la démocratie libérale en faisant appel au peuple. N’a-t-elle pas dit, lors de ces deux interviews, que le droit des Français de choisir leurs « lois suprêmes »était « le cœur de la démocratie » ?

Ce n’est vrai qu’à la condition de le faire selon les formes et les procédures prévues par la Constitution. Le respect du droit, en tout ce qu’il commande, est le seul rempart de nos libertés et de nos valeurs, telles que les consacre la Constitution. Un usage débridé du référendum pour faire consacrer par le corps électoral l’abandon des garanties de notre civilisation juridique rejoindrait les attaques contre l’Etat de droit qu’ailleurs en Europe pratiquent [le premier ministre hongrois] Viktor Orban et les dirigeants polonais. Le droit constitutionnel selon Marine Le Pen est et reste illibéral…

 

Denis Baranger, professeur de droit public à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, directeur de l’institut Michel-Villey pour la culture juridique et la philosophie du droit, auteur du « Droit constitutionnel » (Que-sais-je, 2017) ;

Olivier Beaud, professeur de droit public à université Paris-II-Panthéon-Assas, directeur adjoint de l’institut Michel-Villey, a récemment publié « Le Savoir en danger » (PUF, 2021) ;

Jean-Marie Denquin, professeur émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre ;

Patrick Wachsmann, professeur émérite de droit public à l’université de Strasbourg.