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Finances publiques : le cas d’école du bouclier tarifaire

Finances publiques : le cas d’école du bouclier tarifaire

Le bouclier tarifaire était censé protéger les ménages. Il a surtout protégé les surprofits de quelques acteurs. Le rapport de la Cour des comptes sur ce dispositif illustre jusqu’à la caricature le gaspillage de l’argent public. 

Martine Orange

Mediapart, 11 avril 2024 à 19h17

 

C’est la seule entorse que le pouvoir ait tolérée dans son refus d’augmenter les impôts. Mais il y était en quelque sorte obligé. En pleine crise énergétique, la Commission européenne a adopté en octobre 2022 le principe d’un impôt sur les superprofits réalisés par les fournisseurs d’énergie, afin de corriger les dysfonctionnements manifestes du marché et de limiter les coûts exorbitants pour l’ensemble de l’économie.

 

Bon gré mal gré, le ministre français des finances, qui jusque-là niait jusqu’à l’existence de superprofits, a dû se résigner à instaurer une « contribution sur la rente inframarginale » (Crim) de la production d’électricité. Cette taxe temporaire est supposée participer au financement du bouclier tarifaire institué par le gouvernement pour faire face à la flambée des prix de l’énergie. Selon les prévisions de la direction du Trésor, elle devait rapporter 8,8 milliards d’euros en 2022.

Mais très vite, Bercy a revu ses estimations à la baisse. En mai 2023, les finances publiques ne tablent plus que sur 4,1 milliards pour 2022. Une nouvelle révision intervient quelques mois plus tard et le gouvernement n’attend plus que 4,4 milliards... pour les années 2022-2023. Finalement, la taxe n’a rapporté à ce stade que quelque 600 millions d’euros, comme l’a raconté Le Canard enchaîné. Rarement le ministère des finances a fait une telle erreur dans ses prévisions.

 

Pourtant, entre-temps, les factures d’électricité, tant pour les ménages que pour les entreprises, ont flambé. Et certains acteurs ont bien profité de cet effet d’aubaine. Dans son rapport sur le bouclier tarifaire publié le 15 mars, la Cour des comptes estime que les mesures mises en œuvre dans le cadre du bouclier tarifaire laissent pour les années 2022-2023 « plus de 30 milliards d’euros de marges bénéficiaires nettes répartis entre les acteurs du marché de gros de l’électricité – producteurs, fournisseurs, négociants, intermédiaires ».

 

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Le bouclier tarifaire a été institué par le gouvernement pour faire face à la flambée des prix de l’énergie. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

30 milliards d’euros de surprofits et seulement 600 millions de taxes, soit un rendement fiscal d’à peine 2 %. Comment expliquer une telle situation ? Interrogé à la fois sur ses erreurs d’estimation et sur la faiblesse des revenus tirés par cette contribution, le ministère des finances ne nous a pas répondu.

 

Dans son rapport, la Cour des comptes émet un avis beaucoup plus sévère et explicite. Pour elle, la situation est la conséquence « des choix effectués quant au champ et au paramétrage de cette contribution, qui en limitent fortement le rendement et compromettent tout financement d’une intervention publique qui permettrait réellement d’assurer à tous les clients français des prix de l’électricité cohérents ». En d’autres termes, le soupçon est fort que le pouvoir a tout fait pour que cette taxe ne permette pas de récupérer les superprofits liés à des dysfonctionnements manifestes du marché, au détriment des finances publiques et des consommateurs.

La charge de la Cour des comptes ne s’arrête pas là. Ce rapport est un cas d’école sur la façon dont l’argent public est dilapidé. Tout y est : le mélange d’improvisation, de perte de compétences, de permissivité et de tolérance légale à l’égard d’intérêts privés, de dogmatisme aussi, se lit tout du long.

 

Le marché, quoi qu’il en coûte

Bien avant la crise énergétique, des économistes et des experts avaient dénoncé les aberrations et les dysfonctionnements du marché européen de l’électricité, niés par la Commission européenne. La crise énergétique de l’été 2021, aggravée ensuite par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est venue confirmer toutes leurs critiques : tout a volé en éclats, menaçant l’ensemble des économies européennes, frappées par une flambée des prix comparable au choc pétrolier de 1973.

Pour la France, ce fut pire encore. Car à la crise extérieure sont venues s’ajouter des défaillances en chaîne de son système de production. En raison d’une sécheresse accrue, les barrages se sont retrouvés au plus bas, privant la production hydroélectrique de millions de mégawattheures (MWh). Puis, à partir de décembre 2022, EDF a dû arrêter plusieurs de ses réacteurs nucléaires en raison de problèmes de corrosion.

 

La spéculation qui s’était déjà emparée du marché de gros européen de l’électricité s’est déchaînée sur les approvisionnements français. Le MWh vendu à la France a dépassé le prix de celui vendu en Allemagne franchissant les 500, parfois les 700 euros, loin de « tous les fondamentaux de marché », comme l’a reconnu plus tard le gestionnaire de réseau RTE.

 

Cette flambée sur les prix de gros s’est vite répercutée sur les prix de détail. Sans mesure compensatrice, les prix de l’électricité atteignaient 116 euros le MWh en 2022, 243 euros le MWh en 2023.

 

Les effets de loupe de marché ne doivent pas masquer la réalité économique et industrielle des coûts de l’électricité. Selon les calculs de la Cour des comptes, en tenant compte de tous les surcoûts d’approvisionnement extérieur liés à la baisse de production interne, le coût moyen du MWh, qui était de 62 euros en 2021, est passé à 84 euros en 2022, et à 83 euros en 2023. Il devrait retomber autour des 70 euros en 2024. Beaucoup moins que ce qui était demandé aux consommateurs.

 

La France aurait pu imiter l’Espagne et le Portugal et quitter le marché européen de l’électricité. Ce qui fait que l’Espagne a désormais un prix de l’électricité inférieur à celui de la France, du jamais-vu jusqu’alors. Le gouvernement aurait pu décider un encadrement et un plafonnement des prix. Il a préféré se maintenir dans le marché, au détriment de toute rationalité économique et industrielle. Ce choix a un coût : celui du bouclier tarifaire. Selon les estimations de la Cour des comptes, le pouvoir a dépensé 72 milliards d’euros dans le cadre du bouclier tarifaire, dont plus de 44 milliards pour le seul bouclier sur l’électricité.

 

Des soutiens distribués à l’aveugle

Le ministre des finances l’a répété à longueur de discours ces deux dernières années : le pouvoir a tout fait pour préserver les ménages de la crise énergétique grâce au bouclier tarifaire énergétique. Mais contrairement à ce que le gouvernement laisse entendre, la France n’a pas été la seule à agir : pratiquement tous les autres pays de l’Union européenne ont adopté des mesures pour protéger leur économie de la flambée des prix liée à la crise énergétique.

 

Selon la Commission européenne, les mesures prises par les États membres ont représenté un soutien public équivalent à 1,2 % du PIB européen en 2022 et 0,9 % du PIB européen en 2023. En dépit de ces efforts, aucun autre pays européen ne semble se retrouver dans des difficultés budgétaires comparables à celles de la France, en raison notamment du bouclier tarifaire.

La façon dont les mesures de soutien ont été mises en œuvre explique sans doute en partie cette différence. Adepte de l’immédiateté et de la communication, le gouvernement a réagi dans l’urgence, au coup par coup, en fonction des failles et des manques qui émergeaient de manière criante au fur et à mesure.

 

Gel des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité pour les ménages, augmentation de la mise à disposition à la concurrence de la production nucléaire d’EDF, chèque énergie, plafonnement du prix à 280 euros le MWh pour les entreprises, chèque énergie pour les ménages aux revenus les plus faibles, ristourne à la pompe, aides de trésorerie pour les PME en difficulté… : quelque vingt-cinq dispositifs – allant du plus large à des mesures de niche (aides pour les conchyliculteurs, par exemple) – ont été annoncés en quelques mois.

 

Là où la France « se distingue de la moyenne des États membres », relève le rapport de la Cour des comptes, c’est par « son recours aux aides non ciblées ». Alors que de nombreux pays ont choisi alors de prendre des mesures de soutien en faveur des populations les plus fragiles, la France a opté, comme à son habitude, pour des dispositifs généraux. Plus des 90 % des soutiens publics ont ainsi été distribués à l’aveugle, sans prendre en compte ni les revenus ni tout autre critère (environnement, éloignement, etc.).

 

Les seules mesures ciblées l’ont été pour les entreprises. Mais la multiplication de ces mesures « élaborées dans l’urgence » a créé une confusion totale. Beaucoup se sont perdus dans l’entrelacs des mécanismes, ne sachant pas qui était éligible ou non et comment y avoir accès, apportant une nouvelle illustration de la volonté de simplification prônée par le gouvernement.

 

En toute légalité

Refusant d’utiliser les armes gouvernementales à sa disposition – mesures fiscales ciblées, encadrement des prix –, le pouvoir s’en est remis au marché, ou plus exactement aux fournisseurs et intermédiaires pour mettre en œuvre les aides au fur et à mesure qu’elles étaient décidées.

Mais alors qu’il demandait à EDF de vendre à 42 euros le MWh, 20 % supplémentaire de sa production nucléaire – qu’il sera obligé de racheter au prix fort sur le marché par la suite – à ses concurrents, alors qu’il supprimait une taxe sur les énergies renouvelables, qu’il distribuait de l’argent public, aucune obligation n’a été imposée à ces fournisseurs pour s’assurer que ces financements publics soient bien répercutés aux destinataires ultimes, les clients et les entreprises, relève la Cour des comptes.

 

Pour justifier cette absence d’obligation qui est devenue une quasi-norme en matière d’aides publiques ces dernières années, le ministère des finances met en avant une décision du Conseil d’État. Celui-ci a en effet validé ces dernières années le principe que les fournisseurs alternatifs qui bénéficiaient de la production nucléaire d’EDF n’étaient pas tenus d’en faire bénéficier leurs clients. On ne saurait être plus bienveillant à l’égard des intérêts privés.

 

Ce qui était une aberration dogmatique est devenu un gouffre économique avec la crise énergétique. Bénéficiant d’un approvisionnement à 42 euros le MWh, beaucoup se sont empressés d’aller le revendre à 500 ou 600 euros le MWh sur le marché et d’empocher la plus-value.

 

Plus consternant encore : des producteurs d’énergies renouvelables qui bénéficiaient de garanties de prix d’achat par l’État se sont précipités pour sortir des contrats qu’ils avaient pour aller revendre leur production sur le marché à des cours dix fois plus rémunérateurs. Pendant qu’EDF rachetait de l’électricité au prix fort sur le marché pour couvrir ses besoins, des producteurs totalisant l’équivalent d’une production de 4,26 GW ont ainsi rompu leurs contrats, sans aucune pénalité, « aucune forme de frais de résiliation permettant de prendre en compte les aides perçues précédemment » n’étant prévue dans les contrats, s’étonne la Cour des comptes.

 

Des contrôles quasi inexistants

Sous la pression des associations de consommateurs, la Commission de régulation de l’énergie a sanctionné plusieurs fournisseurs pour tarifs abusifs auprès des ménages. Elle a imposé 1,5 milliard d’amende. Mais ces sommes ne seront pas reversées au Trésor public ni aux consommateurs : elles vont bénéficier aux autres fournisseurs !

 

Ces cas, pour les connaisseurs du marché, ne seraient que la partie émergée de l’iceberg. La pratique s’est, semble-t-il, généralisée auprès des entreprises. Des fournisseurs ont aligné l’ensemble de la consommation des entreprises sur les prix les plus élevés, sans les faire bénéficier de la moindre compensation des aides publiques. Plusieurs milliards d’euros auraient été ainsi détournés de leur finalité par les fournisseurs et négociants.

 

Mais les évaluations manquent. Car ce sont les autres constats dressés par la Cour des comptes. L’utilisation de ces aides publiques n’est soumise à « aucun contrôle » ni « aucune limitation » qui permettrait de s’assurer que les compensations versées aux fournisseurs ne vont pas au-delà des coûts réels d’approvisionnement.

 

L’État ayant abandonné toute politique énergétique et toute police des marchés, il n’a plus aucune donnée, aucun capteur pour connaître le fonctionnement et les pratiques du secteur, ou même la formation des prix. Il s’en remet désormais aveuglément à la Commission de régulation de l’énergie, dont la préoccupation première est de faire jouer à plein la concurrence dans le sens où l’entend la Commission européenne. Et les aides publiques se perdent dans le tonneau des Danaïdes.

 

La préservation de la rente

Ces défaillances en chaîne conduisent à un marché dysfonctionnel, où « les prix de détail ne sont plus en ligne avec les coûts de production ». Ceux-ci « excèdent de 45 % les coûts complets de production » dans la période de crise de 2022-2023, relève la Cour des comptes. Désormais, le prix de l’électricité pour les ménages est plus élevé en France qu’en Espagne.

 

Mais le handicap est encore plus grand pour les entreprises. « Les clients professionnels ont en moyenne fait face à des prix de l’électricité plus élevés que chez nos principaux voisins », souligne le rapport. La différence est particulièrement notable avec l’Allemagne, où les entreprises bénéficient de prix inférieurs à ceux de la France. En quelques dispositions, le gouvernement a accepté de rayer un gain de compétitivité essentiel.

 

Cet écart génère une situation de rente, que « les pouvoirs publics n’ont pas cherché à réduire » en intervenant « directement sur les marges des acteurs à l’amont du secteur », note le rapport. La Cour évalue les surprofits réalisés à 30 milliards d’euros en 2022-2023. Ils pourraient dépasser les 40 milliards en 2024.

 

La mise en place de la contribution de la rente inframarginale était censée permettre de récupérer une partie de ces surprofits, rappelle le rapport. Mais une série d’oublis, de trous, d’exemptions est venue dévitaliser tout le dispositif. Ainsi, des acteurs comme les exploitants de réservoirs hydrauliques ont été exclus du dispositif. Les profits sont le plus souvent évalués sur des bases déclaratives. Quant aux intermédiaires, qui sont les principaux acteurs sur le marché électrique français, ils ont été oubliés.

 

La direction de la législation fiscale s’en explique auprès de la Cour des comptes : « La France n’a pas utilisé la faculté de plafonner les recettes des opérateurs de trading et autres intermédiaires car cette voie ne sembl[ait] pas opérationnelle en l’absence de règles de territorialité harmonisées au niveau européen […] ou de règles permettant d’affecter ces recettes à une technologie. »

En un mot, tous les expédients ont été mis en œuvre pour vider cet impôt de toute substance et permettre à la rente de prospérer.

 

Alors que le gouvernement ne cesse de prôner la politique du résultat, il importe de dresser le bilan au terme de ce rapport : un système électrique totalement aux mains du marché, alors que des décennies de stratégie énergétique visaient justement à mettre le pays à l’abri des à-coups conjoncturels et géopolitiques pour un bien essentiel ; la destruction d’un avantage compétitif déterminant avec un prix du MWh désormais plus cher en France que dans les pays voisins pour les entreprises ; une fragilisation financière du producteur public ; des dizaines de milliards d’argent public jetés aux quatre vents ; des surprofits colossaux non taxés pour quelques acteurs ; et la note finale présentée aux consommateurs et aux contribuables.