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LE MONDE Archives Nationales site de Pierrefitte-sur-Seine Le 31 janvier 2024. Boite d'archive contenant les dossiers de Claude Levi-Strauss, Marc Bloch et Robert Debré. CHRISTOPHE CAUDROY POUR « LE MONDE »

 

Les pratiques zélées du Conseil d’Etat vis-à-vis des juifs sous le régime de Vichy

Par Franck Johannès

 

Le Conseil d’Etat et « le statut des juifs » 1|3 En octobre 1940, les juifs ont été exclus de toute la fonction publique, le Conseil d’Etat ayant alors à se prononcer sur des demandes de dérogation. L’institution a été plus impitoyable que le Commissariat général aux questions juives. Il a fallu attendre 1990 pour que la haute juridiction admette qu’elle s’était « sali les mains » sous Vichy.

La ligne était fort claire, et avait été fixée une fois pour toutes, en 1947, par l’éminent président Bouffandeau : le Conseil d’Etat s’était admirablement conduit pendant la guerre ; il avait été un précieux rempart pour assurer « la continuité et la sauvegarde des principes du droit public français ».

Tony Bouffandeau, membre de la prestigieuse section du contentieux dont il a pris la présidence quelques années plus tard, avait alors la bénédiction de René Cassin, vice-président du Conseil d’Etat depuis 1944. René Cassin était insoupçonnable : juif, chassé puis condamné à mort par Vichy, le futur Prix Nobel de la paix avait été l’un des premiers à rejoindre le général de Gaulle à Londres.

C’est d’ailleurs René Cassin qui a prononcé le 23 décembre 1944 un vibrant hommage à Alfred Porché, son prédécesseur au Conseil d’Etat sous l’Occupation – discrètement mis à la retraite, pour éviter le scandale –, en qui il voyait un homme « n’ayant pas hésité à annuler, en pleine occupation allemande, de nombreuses décisions prises à Vichy en violation des principes fondamentaux de notre droit public ». C’est ainsi que s’est gravée dans le marbre « la doctrine Bouffandeau », la haute juridiction administrative avait été la vigilante gardienne des principes républicains – il fallait en effet sauver des ombres de Vichy le Conseil d’Etat, dont l’existence même était vivement contestée.

La légende dorée a toujours cours en 1974, dans l’imposante somme dirigée par le conseiller Louis Fougère pour le 175e anniversaire du Conseil d’Etat : il y consacre un gros chapitre à la guerre, mais reste évasif sur le rôle de l’institution envers ses juifs. Et en 1988, l’ancien résistant et vice-président du Conseil d’Etat Bernard Chenot, en tenait toujours pour cette aimable version dans un discours devant l’Académie des sciences morales et politiques.

 

C’est un autre conseiller qui a mis au jour une vérité un peu plus cruelle. L’Institut d’histoire du temps présent a demandé en 1989, pour le colloque « Vichy et les Français », à Jean Massot, président de la section des finances du Conseil et féru d’histoire, une contribution sur le rôle à l’époque de son éminente institution.

 

Un an plus tard, le conseiller a conclu, à la grande stupeur de ses collègues, que le Conseil, sous Vichy, s’était bel et bien« sali les mains ». « J’ai demandé à mon vice-président, Marceau Long, s’il souhaitait qu’on reprenne le refrain de la doctrine Bouffandeau, explique aujourd’hui le vieux monsieur de 88 ans. Il m’a répondu : “Je crois qu’il faut quand même maintenant mettre les choses sur la table.” »

« Droit antisémite »

Jean Massot découvre alors dans les combles du Palais-Royal les rapports manuscrits, les décrets d’application des lois antisémites, juge vite que « ce n’était pas toujours très, très glorieux », et lit « des choses effarantes ». La question avait déjà été évoquée par un juriste de Toulouse, et surtout avait donné lieu à la thèse pionnière à Grenoble de Jean Marcou en 1984, mais personne n’avait pu consulter les dossiers et les notes des conseillers de la juridiction administrative. Et Jean Massot n’a pu que tomber d’accord avec le thésard Jean Marcou, qui avait constaté sombrement que les juges administratifs sous Vichy s’étaient mis « à faire du droit antisémite comme l’on fait du droit civil ou du droit administratif ».

Depuis le début de l’été 1940, l’équipe du maréchal Pétain, alors président du Conseil, s’affaire à rédiger un « statut des juifs » pour s’inscrire dans « l’Europe nouvelle », alors que les Allemands n’ont rien demandé. « C’est en effet un choix politique autonome de Vichy », insiste l’historien Laurent Joly, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique.

Le conseiller d’Etat Raphaël Alibert, qui n’est pas encore ministre de la justice, assure dès le 1er juillet en parlant des juifs : « Je leur prépare un texte aux petits oignons. » Son projet, remanié, refondu, donnera lieu à l’adoption du décret-loi du 3 octobre 1940, publié au Journal officiel le 18 octobre : les juifs ne peuvent plus être officiers, magistrats, diplomates, professeurs, cinéastes, journalistes, policiers…

 

Est considéré comme juif tout individu ayant trois grands-parents juifs, ou deux seulement si son conjoint est lui-même juif : la loi a repris les critères de la législation allemande. Sauf que les nazis, pour déterminer ce qu’est la « race juive »se fondaient sur l’affiliation religieuse. Pas Vichy, qui, du coup, ne sait pas trop ce qu’il faut entendre par « race juive ». Le Conseil d’Etat en fera ses délices, pour déterminer qui est juif, demi-juif, ou pas vraiment juif.

Le général de corps d’armée Darius Paul Bloch, qui ne s’appelle pas encore Dassault mais qui est déjà le frère de Marcel, l’un des plus hauts officiers français et commandant supérieur des forces terrestres antiaériennes, est mis à pied. Mais ce sont les professeurs les plus touchés. Le maréchal Pétain a de sa main durci le texte, en demandant qu’il s’applique à « tous les membres du corps enseignant », et pas seulement à sa hiérarchie. Quelque 2 910 personnes, dont 986 fonctionnaires de l’éducation nationale, sont mises à la retraite d’office.

 

Batterie de textes

Des gens de talent, les philosophes Vladimir Jankélévitch, Simone Weil, Raymond Aron ou Léon Brunschvicg ; les anthropologues Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss ; l’helléniste Jacqueline de Romilly ; l’écrivain Roger Ikor (Goncourt 1955) ; les médecins Robert Debré et François Jacob ; le juriste René Cassin ; le linguiste Georges Gougenheim ; les historiens Marc Bloch et Jules Isaac (les fameux manuels Malet et Isaac) et tant d’autres, parfois moins connus aujourd’hui, sont concernés. Sans compter les simples étudiants, comme Léon Schwartzenberg, qui se voit d’un coup interdire l’accès à la faculté de médecine.

Vichy a déjà publié à l’été 1940 une batterie de textes qui réservent l’accès aux cabinets ministériels aux personnes « nées de parents français » (12 juillet) puis a limité l’accès aux emplois publics « aux seuls fils de Français » (17 juillet), une mesure étendue aux médecins et aux avocats en août et septembre.

Sont directement visés les juifs naturalisés : au barreau de Paris, 203 avocats d’origine étrangère, dont une soixantaine de juifs, sont aussitôt exclus. Enfin, la loi du 22 juillet institue une commission, présidée par un conseiller d’Etat, chargée de réviser les naturalisations intervenues depuis 1927 : 15 000 personnes perdront la nationalité française, dont 6 000 juifs.

 

Pour couper court aux protestations, la loi du 17 juillet prévoit aussi que les fonctionnaires jugés déloyaux ou inaptes seront relevés de leurs fonctions par simple décret, « sans autres formalités ». En avril 1941, 94 magistrats, 405 enseignants, 1 166 agents du ministère des finances et 3 329 de l’intérieur sont écartés, et chacun comprend qu’il vaut mieux se faire discret. Les professeurs ont, eux, deux mois pour débarrasser le plancher.

L’article 8 de la loi du 3 octobre prévoit toutefois un recours. Il dispose que « par décret individuel pris en Conseil d’Etat et dûment motivé, les juifs qui, dans les domaines littéraire, scientifique, artistique, ont rendu des services exceptionnels à l’Etat français, pourront être relevés des interdictions prévues par la présente loi. »

Il faut, pour saisir le Conseil d’Etat, faire valoir diverses influentes recommandations, obtenir un avis positif du ministère concerné, qui propose à son tour une dérogation. Le parcours du combattant est très sélectif : Laurent Joly a retrouvé 97 dossiers individuels examinés après le statut de 1940 : le Conseil, qui a interprété très strictement la notion de « services exceptionnels », en a rejeté 84…

La juridiction a tenu à montrer l’exemple. Dix-sept membres sur 120 du Conseil d’Etat ont été déchus de leurs fonctions à l’automne 1940, dont deux présidents de section, Georges Cahen-Salvador et Jacques Helbronner, pourtant ami personnel de Philippe Pétain. Leurs collègues n’ont ni protesté ni même levé le petit doigt. « Le groupe avait un cœur de pierre », a reconnu un conseiller devant l’historien Jean Marcou. Tout au plus Alfred Porché, le vice-président du Conseil d’Etat, son président de facto, a-t-il fait part en interne de ses « sentiments amicaux » « aux membres du Conseil qui ont dû cesser leurs fonctions par application de la loi » et qui ont été jetés dehors. Des conseillers ont engagé des demandes de dérogation dans leur propre institution : toutes ont été rejetées.

 

Respectueux du maréchal Pétain

Chaque demande est confiée à un conseiller d’Etat, qui épluche scrupuleusement la carrière de l’intéressé. Ce rapporteur prend des notes, puis rend un avis, la plupart du temps entériné par ses collègues de la commission du statut des juifs, puis par l’assemblée générale. Alfred Porché préside lui-même la commission – « Porché, il faut lui reconnaître ce mérite, observe Jean Massot, quand il y avait des coups à prendre, il y allait. » Le gouvernement n’est pas tenu de suivre l’avis de la haute juridiction (il l’a contredit 7 fois), mais l’évaluation du Conseil joue évidemment un rôle décisif.

Elle doit beaucoup à un homme, le conseiller Louis Canet, 57 ans en 1940, un homme élitiste et cultivé qui croit fermement en un « ordre nouveau » et à une « Europe nouvelle » qu’il s’agit de « régénérer » : justement, il est depuis toujours passionné par « le problème juif ». Sur les 147 dossiers individuels parvenus au Conseil d’Etat sous Vichy, 104 lui ont été confiés. Sous l’Occupation, note Laurent Joly, « il dévoile son vrai visage, antisémite, intolérant, soupçonneux et aigri » et exerce un pouvoir considérable.

Louis Marie Joseph Canet, en bon fils de professeur, était un jeune homme appliqué au très respectable lycée Corneille de Rouen. Il a eu pour maître, en 1900, un certain Emile-Auguste Chartier, le philosophe Alain, qui écrira, quelques années plus tard, « Penser, c’est dire non » (Propos sur les pouvoirs, Gallimard, 1985). Le jeune Canet a dû avoir un moment de distraction, et il s’est surtout illustré, quarante ans plus tard au Conseil d’Etat, comme fort respectueux du maréchal Pétain.

 

Agrégé de grammaire à 26 ans, puis élève à l’Ecole pratique des hautes études, section des sciences religieuses, le jeune homme est un fervent catholique, gallican aux idées avancées, en net désaccord avec le pape Pie X. Il est nommé en 1921 dans un poste créé tout exprès pour lui : conseiller technique pour les affaires religieuses auprès du ministère des affaires étrangères. Le voilà fonctionnaire, et l’un des meilleurs spécialistes des cultes. Fin juriste, il entre au Conseil d’Etat en 1929 et joue effectivement un rôle important dans les relations entre le gouvernement et l’Eglise durant l’entre-deux-guerres.

Il bataille pour la faculté de théologie catholique de Strasbourg, reconnue à la fois par l’Etat et par le Saint-Siège, qui le voit comme son parrain et vénère sa mémoire – le portrait peint de Louis Canet est toujours accroché dans le secrétariat de la fac. On y voit un homme mince, aux longues mains, à la petite moustache et au début de calvitie, au regard intense et fiévreux. Détail piquant : la faculté est rattachée depuis 1984 à l’université Marc-Bloch, l’historien juif dont il a instruit le dossier sous Vichy.

« Travaux sans grande conséquence »

Au Conseil d’Etat, le rapporteur Canet fait la fine bouche. Il feuillette le dossier du grand pédiatre Robert Debré, déjà une sommité médicale mais fils de rabbin : c’est le père de Michel, et le grand-père de Jean-Louis. Le secrétaire d’Etat à l’instruction publique écrit au Conseil que le relèvement de déchéance du docteur Debré « est demandé avec insistance par l’unanimité du corps médical. Ses titres sont de premier ordre, et sa réputation internationale ».

Louis Canet se penche longuement sur son cas, rédige neuf pages de notes, « je n’insiste pas sur la scarlatine où les études de Debré n’ont pas donné de résultats très probants », mais conclut finalement « qu’il ne paraît pas contestable qu’il y ait lieu de le relever de l’interdiction ». Debré, sous le pseudonyme de Flaubert, entre dans la Résistance, délivre de faux certificats médicaux, cache des résistants dans les hôpitaux, fait passer la ligne de démarcation à des enfants juifs, et entre dans la clandestinité fin 1943.

Louis Canet écarte en revanche rapidement le petit ethnologue Claude Lévi-Strauss, le grand chimiste Paul Job, ou le professeur de biologie Marc Klein, arrêté en 1943 par la Gestapo et envoyé à Auschwitz, dont il juge les « travaux sans grande conséquence ». Pierre Waltz est considéré par son ministre comme l’un des meilleurs hellénistes de son époque : Canet n’y voit que « l’activité normale d’un professeur de faculté ».

Quant au précurseur de géopolitique française Jacques Ancel, il estime que « tout cela est plus près de la politique que de la science (…) Aucun service exceptionnel, il s’en faut de beaucoup ». Ancel est déporté à Drancy en 1941 et meurt deux ans plus tard. Le médiéviste Gustave Cohen n’est pour lui que l’auteur de « plusieurs ouvrages de bon aloi, sans plus » ;le docteur Emile Halphen, un « savant honorable, mais moyen ».

Le général Darius Paul Bloch, le grammairien « de réputation internationale » Jules Bloch, et le biologiste André Mayer sont dignes, pour lui, d’une dérogation. Il hésite en revanche sur le cas de l’historien Marc Bloch, finalement autorisé à continuer à enseigner. Louis Canet n’est pas le seul à analyser les dossiers individuels. Ainsi, les mérites de Jacques Rueff, inspecteur des finances et sous-gouverneur de la Banque de France, sont suffisamment impressionnants pour que le ministre des finances appuie personnellement ce « haut fonctionnaire d’une compétence exceptionnelle ».

Le rapporteur Ernest Bonifas estime, lui, que Rueff n’est pas digne d’une dérogation, « si remarquable que soient ses importants travaux en matière d’économie politique et de science financière ». Le Conseil d’Etat rejette sa demande, mais le gouvernement passe outre. Au total, « on ne peut pas dire que, dans de telles affaires, la juridiction administrative ait débordé d’imagination pour défendre ces requérants, observe l’historien Jean Marcou, elle rejette, en général, leur requête et trouve peu d’arguments juridiques susceptibles de contenir l’arbitraire. »

Norme de la judaïté

Un deuxième statut des juifs est promulgué le 2 juin 1941 : les services exceptionnels sont étendus aux titres militaires, et les dérogations sont possibles pour les juifs « dont la famille est établie en France depuis au moins cinq générations » si cette famille a pu rendre des services exceptionnels. Cinquante nouveaux dossiers arrivent devant le Conseil d’Etat, de juin 1941 à août 1944. Sur ces 50 projets de décrets, 46 ont été instruits par Louis Canet, et la haute juridiction n’en a adopté que 14. Le pourtant très redoutable Commissariat général aux questions juives, créé entre-temps, avait donné un avis favorable pour 28 de ces dossiers, le Conseil d’Etat en a malgré tout rejeté 17.

« Sur le plan des dérogations, le Conseil d’Etat s’est incontestablement montré plus sévère que le Commissariat général aux questions juives », relève Laurent Joly. Au total, au terme des statuts de 1940 et 1941, 3 422 juifs ont été exclus de la fonction publique en métropole, dont 1 111 de l’éducation nationale, 697 de l’armée, 481 des Postes, télégraphes et téléphones…

 

Louis Canet a ainsi été le rapporteur pendant l’Occupation d’au moins 104 dossiers de dérogation, a compté l’historien, et a émis un avis favorable dans une vingtaine de cas seulement. Son aimable biographe Luc Perrin résume encore en 2017 son rôle en assurant qu’« il fut contraint de figurer » dans cette commission du Conseil d’Etat, et que « les rares documents conservés le montrent attentif à concilier la charité et les exigences de dispositions particulièrement rigoureuses dans l’appréciation des “services exceptionnels rendus à la patrie” »

Parallèlement aux dérogations, le Conseil d’Etat intervient régulièrement pour aider les différents départements ministériels à « déterminer la portée et le contenu exacts » de la loi du 3 octobre 1940. Louis Canet y prend une part active, c’est cet homme qui a puissamment contribué à adapter, au Conseil d’Etat, les normes du droit à l’antisémitisme. Il y a notamment à trancher une question délicate : la définition légale du juif, que le Conseil d’Etat lui confie naturellement et dont il se saisit avec bonheur.

Témoin Jacqueline de Romilly, parfait exemple des « demi-juifs » : seuls deux de ses grands-parents sont juifs, elle est catholique, mais elle a épousé un juif (lui-même catholique, mais issu de trois grands-parents juifs) : donc, refus. Elle et son mari se voient interdits d’enseigner et vont se cacher à la campagne. La grande helléniste en profitera pour préparer sa thèse sur Thucydide.

Définir la norme de la judaïté n’est pas un point de détail. « Un enchaînement logique et inexorable relie entre elles les différentes étapes du processus de destruction : depuis la définition du juif jusqu’à la “solution finale” », explique aujourd’hui la grande juriste Danièle Lochak. C’est pourquoi la définition du juif, qui pourrait faire figure de mesure relativement “anodine”, apparaît comme la condition préliminaire et indispensable à l’action ultérieure », dit-elle, même si les juges n’avaient pas nécessairement conscience d’envoyer une partie de la population à la mort.

 

Cohérence juridique

C’est que le « culte israélite » a toujours été pour Louis Canet « l’objet d’une sorte de prédilection intérieure », selon l’historien Bruno Neveu. Par ailleurs, il ne supporte pas l’influence de religieux étrangers en France. « Il estime que le judaïsme, étranger à la tradition nationale, doit être soumis à un contrôle rigoureux », explique Laurent Joly, les juifs doivent s’assimiler et ne pas se distinguer des « autres concitoyens ». Il s’inquiète de l’arrivée de réfugiés qui fuient l’Allemagne nazie, ou des rabbins chassés de Pologne, qui pourraient « avoir une influence déplorable » sur les juifs français, risquant ainsi de « les rallier au sionisme et au nationalisme juif ».

Au crédit de Louis Canet, on lui doit le refus en 1941 du retournement de la charge de la preuve : c’est à l’administration de prouver qu’on est juif, et non à l’intéressé de prouver qu’il ne l’est pas. En 1942, il s’oppose au Commissariat général aux questions juives, qui entend que pour échapper aux lois discriminatoires, il faut non seulement ne pas avoir de grands-parents juifs, mais en plus avoir embrassé une religion chrétienne avant le 25 juin 1940. Le Conseil d’Etat, hostile au critère religieux, estime que cette disposition « viole la liberté de conscience ».

En fait, Canet, par souci de cohérence juridique, souhaite fondre la législation antijuive dans le droit traditionnel, et l’insérer dans les normes en vigueur ailleurs en Europe, c’est-à-dire dans l’Allemagne nazie : « L’on cherche à établir dans toute l’Europe continentale une législation unique à l’égard des juifs », écrit-il en 1941. Il travaille d’arrache-pied sur les projets de décrets d’application du régime de Vichy.

 

Lorsqu’il s’agit de réglementer l’accès des juifs aux professions agricoles, le conseiller d’Etat critique le projet qui risque de froisser « l’opinion des Allemands du point de vue raciste » et craint que se développe « l’usure » dans les campagnes. Avec le risque, de surcroît, que la France ne déchoit, « aux yeux de la puissance occupante, du rang élevé que du point de vue raciste lui avait reconnu l’auteur de Mein Kampf »… Alfred Porché, le vice-président du Conseil, qui n’a pourtant pas marchandé ses offres de service au nouveau régime, a cependant, un peu gêné, rayé cette phrase.

La haute juridiction, au total, légitime et codifie le corpus antisémite du Commissariat général en 1941, Louis Canet propose même de durcir le texte qui réglemente l’accès au barreau des avocats juifs. « C’est bien plutôt en juge zélé qu’en juge contraint que le Conseil d’Etat semble avoir couvert certaines au moins des applications administratives de cette législation raciale de Vichy », a observé le juriste Olivier Dupeyroux. Et le Conseil s’est mis au droit antisémite « aussi bien qu’auparavant il avait pratiqué le droit républicain, avec d’autant plus d’aisance que les techniques étaient les mêmes », résume Philippe Fabre, auteur d’une somme très complète sur la juridiction.

« Fond d’antisémitisme »

A la Libération, Louis Canet poursuit paisiblement l’exercice de ses fonctions, tant au Conseil d’Etat qu’au ministère des affaires étrangères. Il est resté au Palais-Royal jusqu’en 1953, a cosigné un pieux ouvrage sur sainte Catherine de Sienne en 1948, et a rendu l’âme dix ans plus tard, l’esprit en paix. Le conseiller n’était évidemment pas le seul à appeler de ses vœux la révolution nationale, les cabinets ministériels comptaient 4 % de membres du Conseil d’Etat entre 1926 et 1931, mais 12 % en 1940, et encore 8 % en 1943-1944.

« Tenu à l’écart de l’élaboration des textes les plus scélérats, admet le conseiller Jean Massot, le Conseil n’en a pas moins joué un grand rôle dans leur mise en application, sans que l’on puisse dire qu’il ait joué un rôle vraiment modérateur. » Il convient que les membres du Conseil d’Etat « se sont accommodé sans doute trop bien » du régime de Vichy, et qu’il y avait parmi eux « malheureusement un fond d’antisémitisme qui s’est notamment manifesté pour les dénaturalisations ».

Le Conseil a bien sûr compté des résistants, dont les plus fameux ont été Michel Debré et Alexandre Parodi, mais aussi Bernard Chenot, Pierre Laroque, André Ségala ou Pierre Tissier. Quand le Conseil d’Etat, en juin 1942, a quitté Royat (Puy-de-Dôme) pour regagner Paris, le président Porché y a laissé Debré et Parodi, deux maîtres des requêtes, alors qu’il était parfaitement au courant de leurs activités.

Alexandre Parodi passait son temps à Lyon, premier noyau de la Résistance, et son frère René, un magistrat résistant arrêté par les Allemands, avait été retrouvé pendu en avril 1942 dans sa cellule à Fresnes (Val-de-Marne). Quant à Michel Debré, il rencontrait en 1943 l’envoyé du général de Gaulle dans les locaux du Conseil au Palais-Royal, et truffait les reliures des vénérables ouvrages de droit administratif de papiers compromettants. Un seul membre du Conseil, Pierre Tissier, a rejoint la France libre.

Extrême rigueur

Le Conseil a aussi eu ses drames. Le président Cahen-Salvador, exclu après le statut des juifs, a été arrêté en septembre 1943, interné à Drancy (Seine-Saint-Denis) mais a réussi à s’échapper du train qui l’envoyait à Auschwitz. Pierre Lévy, arrêté en juillet 1943, est lui mort en déportation ; Michel Pontremoli, un ami de Simone de Beauvoir, engagé dans la Résistance à Marseille, a été fusillé à la veille de la Libération. Le président Helbronner, exclu en 1940, est resté en France à la tête du Consistoire central israélite. Jusqu’à sa mort à Auschwitz en novembre 1943.

A la Libération, la juridiction administrative a été épurée, près de 20 % des membres ont été écartés, dont 20 sans pension, contre seulement 3 membres de la Cour des comptes et 9 de la section des Finances. Les Allemands avaient, en avril 1943, imposé la réintégration au Conseil d’André Lavagne, le directeur du cabinet civil de Philippe Pétain. Il fut mis en disponibilité forcée à la Libération, mais la mesure a été annulée par le Conseil d’Etat en 1957, ce qui constituait « une véritable réhabilitation », relève Jean Massot.

Les maîtres des requêtes Georges Dayras, à l’origine, avec Jean-Pierre Ingrand, de la création des « sections spéciales » (tribunaux d’exception), a été condamné à mort, peine commuée en travaux forcés à perpétuité, mais il a été placé en libération conditionnelle en 1951. Ingrand est mort en exil en Argentine en 1992.

Le « statut des juifs » de Vichy a profondément bouleversé la vie de quelque 3 000 fonctionnaires, souvent de talent, et l’extrême rigueur du Conseil d’Etat n’y est pas étrangère. Deux hommes, dont les destins se sont croisés, en sont l’illustration : le jeune ethnologue Claude Lévi-Strauss, dont la juridiction administrative a écarté le recours, a traversé la guerre sans vraiment la comprendre. Et le grand historien Marc Bloch, qui a lui obtenu une dérogation, mais a payé de sa vie son entrée dans la Résistance.

 

 

Les pratiques zélées du Conseil d’Etat vis-à-vis des juifs sous le régime de Vichy - Pour aller plus loin

Le Conseil d’Etat et le régime de Vichy, de Jean Massot, Vingtième siècle. Revue d’histoire. Presses de Sciences Po, avril-juin 1998.

L’Etat contre les juifs. Vichy. Les nazis et la persécution antisémite, de Laurent Joly, Grasset, 2018.

Vichy dans la « solution finale ». Histoire du Commissariat aux questions juives, de Laurent Joly, Grasset, 2006.

Le Conseil d’Etat et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme, de Philippe Fabre, Publications de la Sorbonne, 2001.

Louis Canet, le Conseil d’Etat et la législation antisémite de Vichy, de Laurent Joly, Cahier du judaïsme, numéro 23, avril 2008.

Autour d’un portrait de Louis Canet, de Luc Perrin, Revue des sciences religieuses, 91/1, 2017.

Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque 1799-1974, sous la direction de Louis Fougère, éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1974.

Le Conseil d’Etat sous Vichy, 1940-1944, de Jean Marcou, thèse de droit, Grenoble II, 1984, non publiée.