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premium.lefigaro.fr par Laurence Benaïm

 

Clos de Callian. Armelle Janody, rose passion

 

Le Clos de Callian d'Armelle Janody et Rémy Foltête sur le Figaro Premium de ce 10 juin 2019

PORTRAIT - Présidente de l’association des Fleurs d’exception de Grasse, cette ancienne professeur de français œuvre pour la défense d’un savoir-faire, en mode bio.

«Le risque, c’est la montée en température. Une rose fermentée risquerait de gâter toute une cuve…» La «poche» de coton blanc nouée autour des hanches, Armelle Janody tourne, plie, casse les calices aux cinq sépales d’une main experte. «L’important, c’est autant le geste que la cadence…» Dans le village de Callian, cher à Christian Dior, à côté duquel il acquit le château de la Colle Noire, ses champs de roses exhalent un parfum de citron et d’épices. George, l’élégant braque allemand aux yeux d’ambre, joue parmi les lignes de centifolia. Les journaliers sont au travail. «Hier encore, précise Armelle Janody, on étalait les roses, on les brassait à la fourche.» Rémy, son mari, ex-ingénieur du son reconverti comme elle dans la culture des fleurs d’exception du pays de Grasse, a installé une chambre froide, et même un système d’irrigation au goutte-à-goutte alimenté par un bassin romain du IIe siècle. La tradition demeure. Il ne faut pas cueillir les roses trop «serrées», mais parfois chatouiller les boutons pour qu’ils s’ouvrent, ou les laisser s’épanouir encore. Quelques heures, ou une nuit. Tout geste trop brusque abîmerait le rameau, qui ne produit ses boutons qu’une fois l’an.

Les roses, Armelle Janody ne les regarde pas, elle les «lit». «Cette année, elles sont plus belles, mais plus rares. Leur couleur plus foncée, leur parfum plus odorant traduit pourtant un état de stress intense. Au printemps, une partie des boutons a gelé. La cueillette s’achève bientôt, elle est quantitativement plus faible, à cause d’un printemps trop froid (150 kg par jour au pic de la récolte, contre 500 kg en 2018), mais le rendement sera excellent.»

Contrat d’exclusivité avec Dior

En 1998, cette ancienne professeur de français était venue dans la région parce qu’elle recherchait «le soleil». Jamais elle n’aurait pu imaginer que vingt et un ans plus tard, présidente de l’association des Fleurs d’exception du pays de Grasse, elle dirigerait avec son mari, une entreprise agricole florissante. Même si elle reconnaît a posteriori: «Nos origines (le Doubs et le Haut-Doubs), sont d’abord paysannes. J’ai toujours gratté la terre.» Il y a vingt ans, à la naissance de son premier enfant, elle crée son premier potager. Pommettes hautes, silhouette fine, regard bleu jean, Armelle est si belle qu’elle semble surgie d’un conte. Aînée d’une famille de trois sœurs, cette Franc-Comtoise a travaillé sur «les femmes et l’amour chez Louis Aragon», dans le cadre de son DEA de linguistique et de sémiotique littéraire. Lorsqu’elle débarque à Grasse, elle n’y voit aucun champ de fleurs: «Pour les producteurs, le glas avait sonné. Les industriels transformateurs préféraient acheter ailleurs, en Bulgarie, en Afrique du Nord…» L’âge d’or de la plante à parfum n’est plus qu’un souvenir. Il aura fallu plusieurs événements, dont la rencontre avec Carole Biancalana, productrice (5e génération familiale) du domaine de Manon, et avec François Demachy, «nez» de Dior, lui-même originaire de Grasse, pour que renaisse une activité ancrée dans le territoire et l’histoire de la région depuis le XVIIe siècle. «Les producteurs vendaient leurs terrains à bâtir.» À l’époque, le couple imagine cultiver des oliviers, des safraniers, ou même produire du fromage de chèvre (le fameux banon), mais pas des roses. La reconversion vient d’une adhésion à l’association des Fleurs d’exception du pays de Grasse.

Une histoire, un terroir, une image, un patrimoine. Tout est là pour valoriser à nouveau une culture.

«Sans elle, on ne se serait jamais embarqués.» Une histoire, un terroir, une image, un patrimoine. Tout est là pour valoriser à nouveau une culture. Le contrat d’exclusivité signé avec la maison Dior Parfums en 2013 assure à Armelle Janody une sécurité financière parant aux aléas du métier -, des nouveaux désordres climatiques aux «ravageurs», comme le bupreste dévorant le cœur du rosier -, autant qu’une reconnaissance dont beaucoup d’agriculteurs manquent aujourd’hui: «On a chacun - lui un oncle, moi un cousin - un membre de la famille qui s’est pendu dans son écurie. Il y a partout en France des projets extraordinaires, mais malheureusement mis en sourdine sous la pression de l’industrie agroalimentaire. Notre chance, c’est de travailler en amont d’une filière où la communication joue un rôle clé. Et puis le travail de la terre est lié au métier du parfum, à tout ce qui relève de l’ordre de l’esthétique, de l’art, d’une dimension invisible.»

En novembre dernier, le comité intergouvernemental de l’Unesco inscrivait les savoir-faire liés au parfum en pays de Grasse au patrimoine immatériel. Réussite? Ses 15.000 rosiers, Armelle Janody les bichonne, notamment quand elle taille leur bois après la floraison, les pulvérisant avec des décoctions et des extraits fermentés d’ortie, de fougère. Culture bio oblige, «tout est questionnement»: «Greffer côté sud? Semer dans le sens de la pente? Face au vent dominant?» Grâce aux techniques hier abandonnées par l’usage des engrais chimiques, Armelle Janody a appris à envisager les saisons et le temps différemment. «J’ai passé 40 ans de ma vie à éradiquer le moindre brin d’herbe, et toi tu la sèmes», lui a lancé un jour son voisin. Planter les allées de roses d’engrais verts pour capter l’azote de l’air, fait partie de sa démarche: «Aujourd’hui on aseptise tout pour faire disparaître les micro-organismes. Le danger, c’est la rupture des équilibres.»

Ferdinand, son fils de 20 ans s’essaie à la maçonnerie. Sa fille Adèle termine un master en criminologie à Poitiers. «Nous n’avons pas créé cette exploitation dans l’idée de la transmettre. On souhaite juste que nos enfants trouvent leur voie tout seuls.» Sa fierté: avoir pu, grâce à l’association, prouver au monde qu’une exploitation agricole est une «entreprise comme une autre». Et trouver l’harmonie dans cette nature de plus en plus «incontrôlable». En se mettant à cultiver des tubéreuses qui avaient disparu du terroir. En plantant 1000 rosiers dans le parc du château de la Colle Noire. De temps en temps, Armelle abandonne bottes et tracteur pour rejoindre sa sœur, pour quelques jours, au Portugal. Son luxe : «Être aux champs, pour garder le lien.