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« Est-ce qu’il n’y a pas un être humain derrière cette machinerie ? » : au secours des naufragés de la start-up nation

 

ENQUÊTEDans toute la France, les délégués locaux du Défenseur des droits constatent combien les relations avec les services publics dématérialisés peuvent fragiliser les plus vulnérables.

Il tient bien serrée entre ses mains l’épaisse pochette en plastique blanc décorée de notes de musique. Tout est là : les papiers à en-tête de différentes administrations, les courriers manuscrits et aussi des photocopies, des enveloppes, des bordereaux de recommandés, chaque dossier soigneusement étiqueté par thèmes ou plutôt par sigles, RSA, APL, AAH, AP-HP. Une vie de misère et de tracas posée sur les genoux. Adam – tous les prénoms ont été modifiés – a 62 ans et les épaules déjà courbées sous une lassitude abyssale. Il passe son temps à s’excuser : « Je n’ai jamais rien demandé à la France, j’ai toujours travaillé. J’étais bien avant, mais là, je sens que je tombe. »

Une assistante sociale lui a conseillé de venir ici, à la Maison pour tous d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où Alain Mignot, géophysicien à la retraite et ancien syndicaliste, tient sa permanence de délégué au Défenseur des droits, l’organisation administrative indépendante créée en 2011. Adam est si content d’avoir en face de lui « une vraie personne » à laquelle exposer ses difficultés qu’il parle vite, en tremble, fait tomber ses papiers, s’emmêle dans ses explications. Il perçoit 806,34 euros de revenu de solidarité active (RSA) et s’acquitte chaque mois d’un loyer de 800 euros. Alain Mignot, cheveux poivre et sel, polo lie-de-vin et pantalon marine, secoue la tête d’un air accablé en consultant les pièces sorties de la pochette : « Comment peut-on vous laisser vivre avec 6,34 euros par mois ? »

S’il n’avait pas hébergé sa sœur, qui paye leur nourriture et les factures en échange d’une place sur un canapé, Adam se serait retrouvé à la rue. Pourtant, son dossier médical est consistant. Il porte depuis un accident un œil de verre, qu’il montre avec insistance comme s’il craignait qu’on ne le croit pas, et son œil gauche voit de moins en moins bien. Le statut de travailleur handicapé lui a été refusé, et il ne perçoit pas d’allocation logement. Toutes ses demandes de logement social ont été refusées. « Des papiers, j’en ai encore comme ça à la maison, je peux vous les apporter si vous voulez », explique-t-il au délégué en écartant les bras.

 

Des administrés sur le carreau

Alain Mignot note tout, promet d’écrire un courrier pour appuyer sa demande de prise en compte de son handicap, mais il prévient en soupirant : « La maison départementale pour les personnes handicapées répond souvent au bout d’un an et demi. C’est beaucoup trop long, je sais. »Il fait des doubles des requêtes et l’incite à « continuer à écrire partout ».

Adam s’en va et déjà le téléphone sonne dans la permanence. Un autre monsieur, handicapé lui aussi. Il ne peut pas se déplacer jusqu’à la permanence. Son statut a enfin été reconnu, mais il n’a toujours pas perçu l’allocation de la Caisse d’allocations familiales (CAF) à laquelle il a droit depuis décembre 2020. Il appelle des numéros où personne ne répond, envoie des courriels sans retours, se présente à des administrations désormais fermées au public.


Dans les quelque 870 points d’accueil du Défenseur répartis sur l’ensemble du territoire, 550 personnes, toutes bénévoles comme Alain Mignot, se chargent d’accueillir ainsi tous ceux qui peinent à faire valoir leurs droits. Au cours de la seule année 2020, 78 000 dossiers ont été traités ; 80 % d’entre eux ont trouvé une solution. L’écrasante majorité (94 %) concerne les relations avec les services publics. Ou plus exactement les non-relations.

« Si la dématérialisation a facilité les démarches d’un certain nombre d’usagers, elle est devenue un obstacle à l’accès aux droits pour d’autres, provoquant une réelle déshumanisation du service public, une perte de lien social », constate la Défenseure des droits, Claire Hédon, qui a succédé à Jacques Toubon en juillet 2020. Fermeture de guichets, serveurs téléphoniques complexes, recours massifs à Internet pour les demandes et les contestations laissent bon nombre de citoyens sur le carreau. A commencer par les plus vulnérables : les anciens, les précaires dépourvus d’ordinateurs ou de smartphones, les personnes n’ayant pas l’habitude d’utiliser les plates-formes, les habitants des « zones blanches »… Là où, dans le passé, l’usager pouvait tomber sur un agent compatissant ou serviable, capable de débloquer la situation, la dématérialisation entraîne des situations invraisemblables.

« Les gens sont prisonniers de l’informatique. En 2018, il y avait encore des agents pour les recevoir, maintenant il n’y a plus personne »
Alain Mignot, délégué au Défenseur des droits à Aubervilliers

Sandrine, représentée ce jour-là par une assistante sociale, est arrivée un jour au commissariat d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) en sang, battue par un conjoint ultraviolent. Ce dernier a depuis été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis avec interdiction d’entrer en contact avec leurs deux enfants. Il ne verse pas la pension alimentaire à laquelle il est soumis. La situation de Sandrine est kafkaïenne : grâce à l’aide d’associations, deux bailleurs lui ont proposé un logement, mais, pour signer le bail, il lui faut fournir une feuille d’imposition qu’elle ne parvient pas à obtenir de l’administration fiscale, car elle n’a pas déclaré de revenus depuis longtemps. Les associations ont bien proposé une déclaration sur l’honneur, mais celle-ci a été refusée.

Les enfants de Sandrine sont logés chez une amie pendant qu’elle dort dans sa voiture, dans la hantise de voir arriver son « ex ». Alain Mignot enrage en étudiant son cas : « Tout passe par l’informatique désormais. Il n’y a personne pour dénouer son dossier, alors que c’est très simple à faire. Il y a urgence à la reloger, et les impôts bloquent. Est-ce qu’il n’y a pas un être humain derrière cette machinerie ? Les gens sont prisonniers de l’informatique, ils ne trouvent pas d’interlocuteurs, se retrouvent dépassés par les délais. En 2018, il y avait encore des agents pour les recevoir, maintenant il n’y a plus personne. »

 

Victimes du tout-numérique

Les étrangers sont particulièrement vulnérables. Par exemple, Bakary, un lycéen d’origine ivoirienne. Le voici, avec son sac à dos rouge et ses angoisses. A même pas 18 ans, il a déjà vécu son lot de cauchemars. Il a quitté l’Afrique en bateau et a essuyé un naufrage où plus de trente personnes ont péri, dont l’un de ses frères. Au terme d’un parcours dantesque, il est arrivé clandestinement en France en janvier 2019 chez ses parents aujourd’hui en situation régulière. Il doit déposer sa demande de titre de séjour avant ses 18 ans, en février prochain, mais impossible de se connecter au site de la préfecture, totalement engorgé, pour décrocher un rendez-vous. Bakary le prouve en sortant de son sac un paquet de feuilles A4 : 200 captures d’écran indiquant « connexion impossible ».


Ces derniers temps, Bakary ne dort que deux heures par nuit pour tenter de se connecter avec son portable. « Il paraît que quelqu’un a eu un créneau à 3 heures du matin, alors j’essaye. Si je n’obtiens pas au moins un rendez-vous avant mes 18 ans, c’est la catastrophe », explique-t-il, au bord des larmes. On lui a parlé d’intermédiaires capables de garantir un créneau avec la préfecture. Coût de l’intervention : 900 euros. « Ils font tourner des robots 24 heures sur 24 pour choper des rendez-vous, mais c’est illégal », lui explique Alain Mignot. Celui-ci s’engage, sans promesse de résultat, à écrire à la préfecture ainsi qu’à alerter des associations afin d’organiser une mobilisation pour cet excellent élève, soutenu par ses professeurs.*

« J’ai le moral très bas », murmure Bakary avant de regagner ses cours. « Il faut dormir, pense à tes études, à ton bac », l’encourage Alain Mignot. L’ancien géophysicien continuera encore un an comme délégué de la Seine-Saint-Denis, mais pas au-delà : « Je fais mon maximum, mais je ne suis pas assistante sociale, je ne suis pas formé pour ça. »


A quelques centaines de kilomètres de là, dans un centre d’animation de Poitiers, le délégué de la Vienne, Yanis-Jossua Abderrahim-Goulon, doctorant en droit, est confronté aux mêmes problématiques. « Les préfectures sont sous-dotées en effectifs et ne peuvent pas gérer les demandes. »Les conséquences peuvent être graves, comme dans le cas de Youri, un jeune Géorgien. Installé depuis huit ans en France, il a bien été régularisé, mais son titre de séjour n’a pas été renouvelé à temps faute de récépissé attestant qu’il a fait sa demande. Résultat : il a perdu un de ses deux emplois (paysagiste) et n’a plus que 600 euros par mois pour vivre en distribuant des prospectus.

« La fenêtre est de plus en plus étroite, résume Yanis-Jossua Abderrahim-Goulon. S’ils font leur demande de titre de séjour trop tôt, elle est annulée. S’ils la font après les délais, elle n’est pas acceptée. Et, dans l’intervalle, il n’y a pas de créneaux sur Internet. »

 

La rancœur des citoyens

Le Covid-19 n’a rien arrangé, avec des guichets fermés durant des mois, dont certains n’ont même jamais rouvert. Henri, un étudiant gabonais, vient de recevoir son titre de séjour daté du… 20 novembre 2020. « Il n’est valable que pour un mois, et il n’y a aucun rendez-vous disponible à la préfecture de la Vienne ! », s’affole-t-il.

D’autres embûches administratives le guettent : il a reçu un numéro de Sécurité sociale provisoire, mais pas sa carte Vitale ; il n’a pas pu se faire vacciner, n’a pas de passe sanitaire et doit payer des tests PCR régulièrement s’il veut continuer à travailler pour l’agence d’intérim qui l’emploie. « Ne restez pas sans couverture sociale », insiste Yanis-Jossua Abderrahim-Goulon.


Son problème de titre de séjour bloque Henri dans toutes ses démarches auprès de la CAF ou du centre régional des œuvres universitaires et scolaires. Afin de l’aider à compléter son dossier, le délégué lui fournit un contact à la Cimade. Il s’engage aussi à essayer de lui obtenir un récépissé de la préfecture en arguant de son statut d’étudiant. « Les délais sont très longs, de huit à neuf mois pour avoir un rendez-vous. Le système est si embolisé que l’obtention du récépissé est devenue plus importante que le titre. » Lui aussi constate que « si les gens étaient reçus par quelqu’un, la plupart des situations seraient résolues directement et nous n’aurions pas à faire office de guichet ».

Cette année, Yanis-Jossua Abderrahim-Goulon s’est retrouvé à deux reprises face à des personnes au bord du suicide, impuissantes devant le mur d’une administration débordée. « On paye des années de réduction des dépenses publiques, avec de moins en moins de postes, des démarches de plus en plus complexes et des demandes en augmentation », estime-t-il. « Nos agents sentent poindre beaucoup de colère, confirme Claire Hédon.Ils voient des gens en larmes, épuisés. Nous jouons le rôle de service public des services publics, mais nous ne pouvons pas être la seule porte d’entrée physique. Il faut remettre de l’humain dans notre grande maison qu’est la France. »

Pour la Défenseure des droits, il y a urgence à agir : « Quand les gens n’ont pas accès à leurs droits, il ne faut pas s’étonner qu’ils n’aillent plus voter. »En juin, elle a alerté Emmanuel Macron sur le « climat délétère » observé sur le terrain et ce sentiment grandissant d’abandon, de rancœur, voire de persécution, face à la désorganisation des services publics. Sans compter ces 50 % de jeunes qui, en raison de la complexité des procédures, ne recourent pas au RSA alors qu’ils y ont droit, ou encore les excès de la lutte contre la fraude, qui privent parfois de façon abusive certains précaires de leurs droits. En septembre, elle avait convié le président de la République à assister, à Paris, à la convention des délégués du Défenseur des droits. Il n’est pas venu.