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Source usbeketrica.com 2/1/2019 par Guillaume Ledit

 

Qui sont vraiment les collapsologues ?

 

 

Illustration colorée montrant un homme vêtu de noir, de dos, face à une assemblée de personnages autour d'un feu de camp

Que recouvre exactement le terme « effondrement » ? Pourquoi n'a-t-on jamais autant parlé de ce sujet qu'au cours des derniers mois de l'année 2018 ? Et en quoi croient exactement les « collapsologues » ? Dans le dernier numéro en date de son magazine, paru en octobre 2018, Usbek & Rica a mené l'enquête avant d'organiser, quelques semaines plus tard, son Tribunal pour les Générations Futures sur le thème suivant : « Les collapsologues sont-ils dangereux ? ».

On les appelle les « collapsologues ». Certains préfèrent se définir plutôt comme des « effondristes ». Mais peu importe : cette querelle sémantique est un peu vaine. Ce qui compte, c'est qu'en France, de plus en plus de citoyens considèrent que l'effondrement de notre civilisation moderne est déjà en cours. Pour eux, le développement durable, la croissance verte et même la transition écologique ne sont que des mirages, des réponses loin d'être à la hauteur de la crise systémique que nous vivons. Alors qui sont exactement les collapsologues ? Des lanceurs d'alerte extralucides ou bien des survivalistes à tendance sectaire ?

1 / L’effondrement, c’est quoi ?

Le dictionnaire culturel en langue française est un outil précieux lorsqu’il s’agit de se prêter à l’exercice de la définition d’un terme. Pour celui qui figure sur la couverture de notre numéro, le grimoire d’Alain Rey nous rappelle, à juste titre, que l’effondrement est autant le fait de s’effondrer que son résultat. Voilà qui nous avance, un peu. Mais pour comprendre dans quel contexte le terme « effondrement » débarque sur la scène intellectuelle et médiatique, et ce qu’il recouvre exactement, il a fallu ouvrir d’autres livres, et échanger avec pas mal de spécialistes.

Quand 200 personnalités réunies par l’actrice Juliette Binoche et l’astrophysicien Aurélien Barrau signent un appel pour sauver la planète au début du mois de septembre 2018, ils constatent que « l’effondrement est en cours » et que « nous vivons un cataclysme planétaire. Réchauffement climatique, diminution drastique des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants. Au rythme actuel, dans quelques décennies, il ne restera presque plus rien»

 

Nous y voilà : l’effondrement dont nous parlons ici, c’est bien celui de nos sociétés industrielles fondées sur l’exploitation des ressources naturelles, parmi lesquelles la principale d’entre elles : le pétrole. Et cette idée n’est pas neuve.

Les courbes de Meadows

En 1972 est publié un rapport baptisé Les limites à la croissance. Commandé par le Club de Rome, un groupe de réflexion réunissant économistes, scientifiques et industriels, il est notamment rédigé par Donella et Dennis Meadows. Alors chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ce dernier utilise l’un des premiers modèles informatiques fondé sur la « dynamique des systèmes », baptisé World 3. Et quand l’outil simule les interactions entre production de nourriture, population, croissance industrielle et écosystèmes terrestres, son constat est sans appel : l’effondrement généralisé de notre civilisation aura très probablement lieu au cours de la première moitié du XXIe siècle.

Depuis quarante-six ans, ce « modèle Meadows » continue à servir de cadre de référence à celles et ceux qui se penchent sur l’effondrement de nos sociétés. Il faut dire que le scénario qualifié de « business as usual » met en évidence l’instabilité de notre système, les courbes de production industrielle, de nourriture et de population commençant à chuter mollement à partir de 2010, avant de plonger drastiquement entre 2030 et 2060. Le souci est que même en cherchant à créer d’autres scénarios échafaudés sur des mesures drastiques pour préserver les ressources ou pour stabiliser la population mondiale, les chercheurs parviennent au même constat.

Les fameuses courbes du « rapport Meadows ». / Source : Adrastia

Depuis, des mises à jour du « rapport Meadows » ont été effectuées, et toutes convergent vers la même conclusion : notre civilisation ne peut plus poursuivre son développement à ce rythme. Actualisé en 2008, puis en 2012 par Graham Turner, un scientifique australien, le « modèle Meadows » façonne depuis les prises de position, les écrits et les analyses des différents courants de pensée sur l’effondrement en cours ou à venir. Avec, comme dénominateur commun, l’interconnexion de toutes les crises et l’aspect systémique du processus.

Selon Dmitry Orlov, l'effondrement financier précède celui du commerce. Viennent ensuite ceux du politique, du social et, enfin, de la culture.

C’est notamment le cas des travaux menés par l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov sur l’effondrement passé de l’Union soviétique, où il a grandi, et celui, à venir, des États-Unis. Dans son livre Les Cinq Stades de l’effondrement (Le Retour aux Sources, 2016), paru initialement en 2013, Orlov s’attache à en définir les différentes étapes : l’effondrement financier précède celui du commerce. Viennent ensuite ceux du politique, du social et, enfin, de la culture.

Un processus lent et graduel

Pour les experts du collapse, terme anglais qui désigne l’effondrement, l’inévitabilité du processus est un fait. Mais quelle forme pourrait prendre un tel effondrement dans nos sociétés mondialisées ? Pour le savoir, Jared Diamond s’est penché sur le cas de plusieurs civilisations passées. Dans son ouvrage de 2004, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie(Folio), le géographe américain décrit le collapse sociétal de plusieurs civilisations, de celle de l’île de Pâques aux Vikings du Groenland, insistant sur la composante environnementale de ces événements. Pour lui, l’effondrement consiste en « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante ».

Les Moai de l'Île de PâquesLes Moai de l'Île de Pâques / © Antoine 49 / Flickr

Secrétaire générale du comité Adrastia, une association qui « a pour objectif d’anticiper et préparer le déclin de la civilisation », Dominique Py ne dit pas autre chose : « L’effondrement est un phénomène systémique. On ne fait pas de pronostics, mais ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit d’une crise systémique et globale qui se traduit par un processus lent et graduel à l’échelle d’une vie humaine. »  Un processus lent qui pourrait démarrer avec la fin des énergies fossiles ou une crise financière encore plus importante que celle de 2008.

« Nous vivons aujourd’hui la fin de la période de la plus grande abondance matérielle jamais connue au cours de l’histoire humaine »

Ces réflexions animent également Yves Cochet, qui qualifie nos sociétés de « thermo-industrielles », c’est-à-dire dépendantes aux énergies fossiles. Le mathématicien et éphémère ministre de l’Environnement du gouvernement Jospin est spécialiste de la crise énergétique, dont il fait l’analyse dans son ouvrage Pétrole Apocalypse (Fayard), paru en 2005. Il préside aujourd’hui l’Institut Momentum, un cercle de réflexion fondé sur le constat que « nous vivons aujourd’hui la fin de la période de la plus grande abondance matérielle jamais connue au cours de l’histoire humaine, une abondance fondée sur des sources temporaires d’énergie concentrée et bon marché qui a rendu possible tout le reste ». Pour l’écologiste, « l’effondrement, c’est le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ».

Voilà pour un cadre théorique, qui aurait pu rester confiné aux cercles universitaires ou militants. Mais depuis 2015, deux chercheurs indépendants ont donné une seconde jeunesse à la notion d’effondrement. Dans Comment tout peut s’effondrer, l’ingénieur agronome de formation Pablo Servigne et son coauteur Raphaël Stevens se donnent pour objectif de « fonder une véritable science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement ». Et ils décident de la nommer, « avec une certaine autodérision », la « collapsologie ». 

 

2 / Pourquoi on n’a jamais autant parlé d’effondrement ?

Mais alors l’effondrement, c’est pour quand ? En juillet 2017, Pablo Servigne, qui se définit aujourd’hui comme « in-Terre-dépendant », estimait au micro de la RTBF que le collapse était « très probable avant 2020, et sûr avant 2030 ». Pour les membres du comité Adrastia en revanche : « Les prédictions n’ont pas de sens », nous indique Dominique Py, avant de préciser que « dans le modèle de Meadows, le début de l’inversion des courbes, c’est 2020-2030 ».

« Menace existentielle directe »

Les données scientifiques, en tout cas, font froid dans le dos : augmentation des températures sur la planète, épuisement des ressources énergétiques, doublement de la population mondiale en un siècle (de 2 à 7 milliards entre 1930 et aujourd’hui), consommation d’énergie multipliée par dix au cours du XXe siècle, extraction des minéraux industriels multipliée par vingt-sept… La liste à la Prévert des chiffres flippants pourrait occuper plusieurs pages de ce dossier.

Des chiffres connus, renseignés et publiés dans les grandes publications scientifiques. Citons notamment la longue litanie des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) qui, depuis 1990, alertent sur la réalité du réchauffement climatique et la responsabilité humaine dans ce phénomène. À mesure que ce phénomène commence à produire ses effets, le ton de ces publications se fait de plus en plus radical, alors même que la science est attaquée de toutes parts. Le 10 septembre 2018, c’est António Guterres, le secrétaire général de l’Onu en personne, qui estimait que l’humanité faisait face à « une menace existentielle directe » et que « si nous ne changeons pas d’orientation d’ici 2020, nous risquons […] des conséquences désastreuses pour les humains et les systèmes naturels qui nous soutiennent ».

 

Le travail des « collapsologues » comme Servigne et Stevens consiste à articuler ces chiffres, constats et alertes au sein d’une réflexion transdisciplinaire permettant de les mettre en perspective. Tout en dépoussiérant, dans un même mouvement, des concepts issus des luttes écologistes de ces quarante dernières années : décroissance, résilience et gouvernance participative. Et il faut bien avouer que la lecture de leur livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015) provoque un sentiment étrange : celui de l’inéluctabilité de la fin d’une ère que certains, comme l’universitaire et activiste américain Raj Patel, n’hésitent plus à qualifier de «capitalocène» pour souligner l’impact du capitalisme sur l’état de la planète.

 

Un élément manquait encore pour que ce courant de pensée s’impose dans le débat public : sa médiatisation. Jusqu’à il y a peu, celle de la collapsologie était, en France, toute relative. Un podcast d’entretiens réalisé par une passionnée du sujet, Alexia Soyeux, une série documentaire sur YouTube peaufinée (« Next ») par le « journaliste indépendant » Clément Montfort, une série de débats sur le site Arrêt sur images... L’effondrement passait sous le radar des médias dits mainstream. Et puis, en pleine canicule, une série d’été de 20 Minutes, savamment baptisée « Apocollapse Now » donnait une nouvelle visibilité au sujet, bientôt suivie d’un article de BFM estimant que « La canicule donne des arguments aux “fin-du-mondistes” ». Comme le confie Pablo Servigne dans l’un des épisodes de « Next » : son discours « devient audible. Et ça, c’est nouveau ».

En finir avec les « petits pas »

Une fin du monde qui devrait, en toute logique, donner des sueurs froides à nos dirigeants politiques. C’est le cas pour l’un d’entre eux, et pas n’importe lequel. Ancien directeur des Affaires publiques d’Areva et maire du Havre devenu Premier ministre, Édouard Philippe, qui, s’il ne revêt pas les attributs d’un anticapitaliste décroissant, a déjà évoqué à quatre reprises l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement.  Au cours d’une conversation avec Nicolas Hulot retransmise en direct sur Facebook, début juillet 2018, il allait même jusqu’à déclarer : « Si on ne prend pas les bonnes décisions, c’est une société entière qui s’effondre littéralement, qui disparaît. Je trouve que cette question-là est une question assez obsédante. »

 

Son interlocuteur a sans doute estimé que ces « bonnes décisions » n’étaient pas prises, puisqu’il démissionnait de son poste de ministre de la Transition écologique et solidaire quelques jours plus tard, répondant lui-même à une série de questions rhétoriques : « Est-ce que nous avons commencé à réduire l’utilisation de pesticides ? La réponse est non. Est-ce que nous avons commencé à enrayer l’érosion de la biodiversité ? La réponse est non. Est-ce que nous avons commencé à nous mettre en situation d’arrêter l’artificialisation des sols ? La réponse est non. » Le constat d’échec de Nicolas Hulot l’a conduit à conclure que, pour sortir de la politique « des petits pas », il faut également s’extraire du modèle économique dominant actuellement la planète. Un collapsologue de plus ?

Sur Facebook, dans les groupes de discussion spécialisés, les commentaires autour d’une « prise de conscience généralisée » vont bon train depuis la démission de Nicolas Hulot

Pour les adeptes de l’effondrement, ce départ fracassant a fait l’effet d’une bombe. Sur Facebook, dans les groupes de discussion spécialisés, les commentaires autour d’une « prise de conscience généralisée » vont bon train depuis la démission de Nicolas Hulot. D’autant que certains politiques n’hésitent plus à s’emparer du sujet, comme le député La France insoumise François Ruffin, s’adressant au ministre de l’Agriculture Stéphane Travert en ces termes : « Un spectre hante cette assemblée : celui de l’effondrement écologique, celui d’un désastre non réversible» Un désastre dont s’empare aujourd’hui une nouvelle génération d’acteurs et de penseurs.

3 / Les collapsologues sont-ils tous survivalistes ?

En préparant ce dossier, la rédaction d’Usbek & Rica a fait une découverte : les collaspologues sont partout. « Tiens, mon pote qui bosse à Bercy est survivaliste ! », pouvait-on entendre à la machine à café, avant d’apprendre à la pause déjeuner qu’« un groupe d’amis quitte Paris pour se lancer dans la permaculture et monter une ferme résiliente ». La prise de conscience d’un effondrement prochain et de ses conséquences serait-elle un délire de bobos enfermés dans leur bulle de filtre ?

Pour le savoir, nous avons assisté, en plein mois d’août, à l’une des conférences « Disrupt Apocalypse » organisées à Paris par Joel Grea, un passionné d’effondrement, dans les locaux de l’entreprise d’accompagnement des start-ups qu’il a cofondées. Une bonne centaine d’individus se pressent dans une petite salle pour l’écouter évoquer les conditions dans lesquelles une civilisation peut s’écrouler. Des militants écologistes, quelques hommes en costume-cravate, pas mal de simples curieux… De prime abord, les collapsologues anonymes ne semblent rentrer dans aucune case. En tout cas, pas dans celle des survivalistes.

La collapso heureuse

Il faut dire que le rapprochement est tentant, et que certains médias n’hésitent pas à franchir le pas : les individus qui pensent que tout va s’effondrer sont forcément adeptes de l’entassement de boîtes de conserve dans un bunker... Un imaginaire venu des États-Unis à la fin des années 1960, sous la plume du libertarien Kurt Saxon. Ce survivalisme de première génération, très marqué à droite et qui prône un individualisme forcené, infuse encore les représentations d’un futur catastrophique venues d’Hollywood. Mais en Europe, la greffe survivaliste peine à prendre. Pablo Servigne expose d’ailleurs, dans la conclusion de son dernier livre, Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018), qu’il se considère comme « vivaliste », histoire d’insister sur les différences fondamentales d’approches des deux courants.

© James Clapham pour Usbek & Rica© James Clapham pour Usbek & Rica

Les collapsologues se distinguent de leurs cousins preppers américains en cela qu’ils développent une vision plus collective des stratégies à mettre en place pour survivre à l’effondrement de notre civilisation : un mélange d’entraide, de résilience locale et de retour à la nature qui permettrait l’indépendance alimentaire, notamment grâce à la permaculture. Et dont les partisans vont d’Yves Cochet à Alexandre Boisson, ancien de la brigade anticriminalité et du groupement de sécurité de la présidence de la République, qui alerte les maires de France sur les risques d’un effondrement en termes de sécurité.

La collapsologie infuse également au sein d’une génération sensibilisée aux questions environnementales sans pour autant avoir l’expérience des luttes écologistes passées. C’est en tout cas ce qui ressort d’une immersion dans les groupes Facebook consacrée à la thématique. Sur « Transition 2030 » ou « La Collapso heureuse », les participants, qui échangent réflexions et actualités sur le sujet, ont majoritairement entre 20 et 40 ans. Une génération bercée aux visions apocalyptiques et dystopiques de la science-fiction made in Hollywood (de Hunger Games à The 100 en passant par Mad Max : Fury Road) qui semble chercher des solutions hors des cadres politiques établis. Pablo Servigne le disait lui-même au cours d’une émission de Mediapart, à l’occasion de la sortie de son premier ouvrage en 2015 : « L’effondrement permet de rassembler les constats scientifiques et les imaginaires à la Mad Max».

Image extraite du film Mad Max : Fury RoadImage extraite du film Mad Max : Fury Road

Des imaginaires qui irriguent la culture populaire depuis Aldous Huxley, qui écrivait dès 1928, dans un essai intitulé Le progrès : comment les accomplissements de la civilisation vont ruiner le monde entier : « La colossale expansion matérielle de ces dernières années a pour destin, selon toute probabilité, d’être un phénomène temporaire et transitoire. Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capital. Le charbon, le pétrole, les phosphates que nous utilisons de façon si intensive ne seront jamais remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront faire sans… Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille. »

Dépression et épiphanie

Difficile, quand on est abreuvé de fictions dystopiques, d’envisager avec sérénité un monde post-effondrement dans lequel l’entraide et la culture des tomates permettraient à l’humanité de survivre. Pour les collapsologues, la prise de conscience que notre civilisation n’en a plus pour longtemps s’avère d’ailleurs souvent compliquée. Beaucoup d’entre eux évoquent leur difficulté à échanger avec leur entourage. Certains parlent même de dépression après une sorte d’épiphanie de l’effondrement, suivie par un processus de deuil qui passe par les étapes établies par Élisabeth Kübler-Ross : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. Administratrice de la page Facebook « Transition 2030 », Joëlle Leconte reconnaît « recevoir souvent des messages de gens affolés ».

La courbe des différentes étapes du deuil d'Élisabeth Kübler-RossLa courbe des différentes phases du deuil d'Élisabeth Kübler-Ross

C’est donc sur le terrain de l’imaginaire que doit se livrer la bataille, concèdent Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer : « En fait, presque tout se jouera sur le terrain de l’imagination. [...] Nous avons grandement besoin de nouveaux récits transformatifs pour entrer dans une grande période d’incertitude, des histoires qui raconteraient la réussite d’une génération à s’affranchir des énergies fossiles grâce à l’entraide et à la coopération. » L’entraide, la coopération, la constitution de communautés résilientes : des solutions qui s’apparentent bien souvent à une réactivation de celles promues en son temps par le courant décroissant.

4 / La collapsologie est-elle une vaste arnaque ?

Effondrement par-ci, effondrement par-là… La première des critiques adressées aux zélateurs du collapse de nos sociétés, c’est que ce dernier n’a toujours pas eu lieu. Pour ne prendre que la question du pic pétrolier – soit le moment où la production mondiale de pétrole plafonnera – sa date exacte est sans cesse reculée. Conformément aux prédictions de l’expert américain en géophysique Marion King Hubbert, la production de pétrole conventionnel a bien atteint un pic en 2010, mais elle a été remplacée par le pétrole non conventionnel – les fameux « pétroles de schiste » extraits par fracturation hydraulique. De nouveaux gisements sont par ailleurs régulièrement découverts, ce qui déprime à chaque fois un peu plus les promoteurs de la transition énergétique.

« Pour beaucoup d’écologistes, l’effondrement est tabou parce qu’il ne faut pas tuer l’espoir »

Pour certains, l’audience grandissante de la collapsologie acte d’ailleurs le fait que les énergies renouvelables ne font plus recette et que la défense de l’environnement aurait perdu son âme dans un champ d’éoliennes. Un sentiment confirmé par Alexia Soyeux, réalisatrice du podcast « Présages » sur l’effondrement : « Pour beaucoup d’écologistes, l’effondrement est tabou parce qu’il ne faut pas tuer l’espoir. » Les solutions prônées par Pablo Servigne et consorts pour vivre dans un monde post-effondrement n’ont, par ailleurs, rien de révolutionnaire : la figure de la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi, aujourd’hui écornée, répète inlassablement que nos modes de vie ne sont pas soutenables.

© James Clapham pour Usbek & Rica© James Clapham pour Usbek & Rica

Ces luttes picrocholines se retrouvent parmi celles et ceux qui tirent la sonnette d’alarme de l’effondrement qui vient. Vincent Mignerot, le fondateur du comité Adrastia, répète à l’envi ne pas vouloir être associé à la collapsologie, car « ce n’est pas la même chose d’être collapsologue que d’étudier le risque d’effondrement ». Dominique Py, la secrétaire générale de l’association, nous précise d’ailleurs qu’Adrastia « a pris ses distances vis-à-vis de la collapsologie afin d’éviter d’être associé à des dérives xénophobes ou pseudo-scientifiques que nous avons constatées chez certains collapsologues et que nous désapprouvons ».

« Il faudrait que les services de santé puissent accueillir les personnes qui ressentent l’imminence d’un effondrement sociétal. Ces personnes seront demain des victimes toutes désignées pour des mouvements sectaires. »

On touche là à une autre des critiques adressées à la collapsologie : la transdisciplinarité assumée de ses promoteurs ne fait pas l’unanimité, ainsi que le fait que Pablo Servigne estime que la « science de l’effondrement » s’appuie « sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition ». Une science fondée en partie sur l’intuition et qui peut provoquer un choc psychologique chez certains individus ? Il n’en fallait pas plus pour qu’émerge la crainte d’une potentielle dérive sectaire, fondée en partie sur l’activation de références millénaristes ou apocalyptiques. Si Dominique Py considère que « les dérives sectaires existent partout », elle estime néanmoins « qu’il faudrait que les services de santé puissent accueillir les personnes qui ressentent l’imminence d’un effondrement sociétal. Ces personnes seront demain des victimes toutes désignées pour des mouvements sectaires ».

« Indécent et criminel »

Pour le psychanalyste et philosophe Pierre-Henri Castel, il est encore trop tôt pour « faire une science de la fin du monde ». Dans un « essai hâtif sur la fin des temps » intitulé Le mal qui vient (Le Cerf, 2018), il précise qu’il se « démarque de ceux qui prophétisent un effondrement demain », avant de considérer « que les conditions totalement nouvelles de la politisation de ce qui nous reste à vivre sont traitées sur un mode pas même utopique, mais régressif et teinté de survivalisme New Age ». Ce qu’il préfère d’ailleurs qualifier d’« effondrementalisme » n’est pour lui « pas une science de l’effondrement », avant de constater que même « l’opinion savante ne sait pas comment se saisir de ce genre de notion pour réellement les transformer en quelque chose qui a une signification sociale ». Une forme de résignation collective dont la collapsologie ne parviendrait pas à nous sortir ? Pierre-Henri Castel appelle plutôt à poursuivre la réflexion de Bruno Latour autour d’« hybrides entre biophysique et sciences sociales, qui font gravement défaut pour sortir de la pure angoisse et pour sortir du mythe. Et on en est loin ».

Risque de dérive sectaire, naïveté, absence de solutions concrètes : la collapsologie est attaquée de toutes parts avant même de constituer un véritable mouvement

Risque de dérive sectaire, naïveté, absence de solutions concrètes : la collapsologie est attaquée de toutes parts avant même de constituer un véritable mouvement. Et ses contempteurs les plus acharnés se trouvent à l’extrême gauche de l’écologie politique. L’organisation internationale Deep Green Resistance, qui se présente comme la résistance à « la civilisation industrielle qui peut être stoppée », est farouchement opposée aux collapsologues et à leur absence des terrains de lutte tels que les multiples « Zones à défendre » qui essaiment en France. Dans un long article, l’un de ses membres, Nicolas Casaux, considère ainsi qu’« il est criminel que des citoyens blancs privilégiés étalent en public le fait que leur principal souci dans la vie est de réussir à "aller de l’avant" en ayant en tête cette douloureuse "idée d’effondrement" [...], tandis que les espèces vivantes sont littéralement exterminées, qu’une partie de l’humanité crève toujours de faim, que beaucoup crèvent de n’avoir pas accès à de l’eau potable [...]. Il est incroyablement indécent que des Blancs de la classe moyenne étalent au grand jour qu’au milieu de tout ce qui précède, ce qui les accable, eux, ce qui les angoisse au plus haut point, ce qui leur arrache des torrents de larmes, ce qui les tourmente au quotidien, c’est quelque chose qui ne s’est pas encore produit, et dont personne ne sait quand (et même si) il va se produire ».

Une charge qui met de côté le fait que la collapsologie est parvenue, en quelques années et trois ouvrages, à mettre un mot sur un sentiment et des observations partagées par une part grandissante de la population, tout en faisant le lien entre les mouvements écologistes issus des années 1970 et une génération en manque de repères politiques.

Cet article est paru initialement dans le numéro d'octobre 2018 du magazine Usbek & Rica.

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Illustration à la une : © James Clapham pour Usbek & Rica

 

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