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Phébé - L'énergie, toute une histoire

Un historien retrace l'innovation énergétique au cours des quatre derniers siècles. EDOUARD JOURDAIN Publié le 01/02/19 à 13h34 | Source lepoint.fr

[video]https://youtu.be/TagDqxdyA9A[/video]

En introduction du livre de Richard Rhodes, un citoyen de premier plan utilise un langage coloré pour déplorer l'état de sa ville polluée et exhorter son gouvernement à fermer les industries ou à les déplacer. Le conférencier est John Evelyn, un horticulteur fortuné et l'un des fondateurs de la Royal Society scientifique, se plaignant de l'état de Londres en 1659.

Rhodes présente une histoire souvent sous-estimée : quatre siècles d'évolution de l'énergie et de son utilisation. Il se concentre sur l'introduction de chaque nouvelle source d'énergie, ainsi que sur la découverte et l'affinement progressif des technologies qui ont fini par rendre chacune d'entre elles dominante. Le résultat est un livre qui parle autant d'innovation et d'ingéniosité que de bois, de charbon, de kérosène ou de pétrole. La thèse de l'auteur est simple : il est nécessaire de se plonger dans l'histoire des innovations énergétiques pour mieux affronter les nouveaux défis écologiques. Dans la préface, Rhodes compare le changement climatique à la guerre nucléaire, affirmant que celle-ci « plane sur la civilisation avec la même tristesse que la peur de l'annihilation nucléaire pendant les longues années de la guerre froide ». Il explique que son livre s'inscrit dans le contexte plus large de nos débats contemporains sur l'énergie et qu'il met en lumière les choix auxquels nous sommes actuellement confrontés face au changement climatique.

Rhodes, dans son Energy : A Human History, reprend ses étapes fondamentales : jusqu'au XIXe siècle, 95 % de l'énergie consommée par l'humanité est composée de bois. Avec la révolution industrielle, le couple charbon-vapeur permettra de fournir davantage d'énergie. Ce n'est qu'au début du XXe siècle que le gaz, le pétrole et l'électricité vont considérablement changer le mode de vie des pays riches.

Rhodes montre que les innovations énergétiques sont rarement le fait d'un génie et se déroulent à un rythme lent et progressif, marqué par des aléas et de fréquents échecs. La machine à vapeur de Newcomen, par exemple, qui permettait de drainer des mines inondées, n'aurait pas pu être réalisée sans les travaux antérieurs de Denis Papin, l'inventeur de l'autocuiseur, et de Thomas Savery, qui avait mis au point un nouveau type de moteur pour pomper l'eau. De même, Rhodes décrit la myriade de personnages qui ont contribué au développement de la batterie. Quant aux aléas, Rhodes démontre, par exemple, comment la découverte accidentelle d'un engrais naturel, le guano, au Pérou est à l'origine du mildiou de la pomme de terre qui a provoqué la mort de 1 million d'Irlandais et l'immigration aux États-Unis de 1,5 million d'entre eux. Par ailleurs, il met en évidence un schéma récurrent lorsqu'une source d'énergie en supplante une autre : après que chaque obstacle a été éliminé, un nouveau apparaît. L'invention du moteur à combustion interne à essence a, par exemple, obligé Charles F. Kettering et Thomas Midgley Jr à résoudre le problème pressant du « cognement du moteur », résultant de petites explosions dans les cylindres.

Un autre aspect du livre, dont les implications de nos jours sont évidentes, est le rôle constant du prix et de la politique dans la définition du bouquet énergétique. Le lecteur ressent le regret de Rhodes pour la domination du pétrole. Une taxe sur l'alcool dans les années 1860 rendait son utilisation extrêmement coûteuse pour l'industrie et l'éclairage, ouvrant ainsi la voie à l'émergence du kérosène dérivé du pétrole. Il insiste sur le fait que « cela aurait pu être autrement » quand on considère l'émergence du pétrole comme carburant de choix pour la voiture moderne. Notant que le premier modèle T de Ford était une voiture à carburant variable, Rhodes explique comment, avec un soutien accru de la part du gouvernement, l'alcool aurait pu vaincre le pétrole. Aussi considérons-nous à tort les biocarburants comme une tentative moderne d'atténuer le changement climatique et de réduire la dépendance aux combustibles fossiles : il se trouve que le débat a déjà eu lieu il y a plus d'un siècle. Une solution consistait à mélanger le pétrole avec 40 % d'éthanol à partir de maïs. Mais cette solution a échoué parce que les agriculteurs pouvaient gagner plus d'argent en réservant leurs champs à la production alimentaire plutôt qu'au carburant, et qu'ils s'inquiétaient de la fiabilité du marché de l'éthanol. De plus, les calculs de l'époque (compte tenu de l'efficacité de l'agriculture avant la révolution verte) indiquaient qu'il n'y avait tout simplement pas assez de terres agricoles aux États-Unis pour cultiver suffisamment de maïs pour répondre à la demande croissante de carburant.

Parmi tous les thèmes récurrents, celui sur lequel Rhodes insiste systématiquement le plus ardemment concerne les conséquences non voulues des avancées énergétiques sur l'environnement. Il souligne, entre autres, qu'aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, la fumée était considérée comme « le prix du progrès » et « une nécessité irrépressible ». Cependant, il maintient que, à mesure que les sociétés mûrissent, leur tolérance aux dommages environnementaux diminue également. Il soutient que seule l'énergie nucléaire peut fournir un remplacement viable et durable aux combustibles fossiles. Les énergies éolienne et solaire ne sont pas suffisantes, car elles ne produisent tout simplement pas assez d'énergie pour la population mondiale, de plus en plus nombreuse et riche.

En définitive, il est encourageant de voir que Rhodes espère qu'un regard critique sur les technologies énergétiques du passé profitera à celles de demain. Son optimisme est clairement mis à rude épreuve par l'énormité du défi lancé par le changement climatique. Néanmoins, à la fin de l'ouvrage, la confiance en la capacité de la technologie et en l'ingéniosité humaine à résoudre des problèmes qui paraissent au premier abord insurmontables en sort renforcée.

*Chercheur, Institut des hautes études sur la justice


CE QU’IL FAUT RETENIR

L'énergie a joué un rôle central dans le développement de la civilisation occidentale. Cependant, ce rôle est devenu de plus en plus ambivalent en raison du changement climatique. Dans une réflexion historique bienvenue, le journaliste Richard Rhodes revient sur les avancées technologiques qui ont permis l'utilisation de différentes sources d'énergie. Il rappelle que cette histoire ne fut en rien linéaire, mais marquée par le hasard et les aléas. Il note aussi le rôle des marchés et de l'Etat. Cette contextualisation lui permet, malgré les défis énergétiques actuels, de rester optimiste et de nous invite à l'être.


PUBLICATION ANALYSÉE

Richard Rhodes, « Energy : A Human History », Simon & Schuster, 2018


L'AUTEUR

Richard Rhodes est un journaliste et historien américain. Il est l'auteur de plusieurs livres documentaires, dont le plus connu est « The Making of the Atomic Bomb » (1986), qui a valu à son auteur le prix Pulitzer de l'essai en 1988.


POUR ALLER PLUS LOIN

  1. Matthieu Auzanneau, « Oil, Power and War : A Dark History », Chelsea Green Publishing, 2018
  2. Clifford D. Conner, « Histoire populaire des sciences », Points, 2014
  3. Vaclav Smil, « Energy and civilization : A History », MIT Press, 2018