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Source alternatives-economiques.fr Propos recueillis par Vincent Grimault

 

« Les campagnes doivent redevenir fières »


Valérie Jousseaume Maîtresse de conférences en géographie à l’université de Nantes

Elections municipales qui approchent avec une crise des vocations des maires ruraux, mobilisation des gilets jaunes qui se poursuit… le thème du malaise rural revient fréquemment dans le débat public. Les campagnes ne manquent pourtant pas d’atout face à une civilisation urbaine dont les méfaits sont de plus en plus vivement critiqués. Comment l’expliquer ? La géographe Valérie Jousseaume prépare actuellement une habilitation à diriger des recherches sur ce sujet. Elle nous livre dans cet entretien ses premières analyses. 

Sur le plan économique, les campagnes sont-elles condamnées au profit des métropoles, comme on l’entend souvent dans le débat public ?

Le développement hors-sol n’existe pas : les métropoles fonctionnent bien dans les territoires qui marchent bien, et inversement. Les chercheurs qui estiment que les métropoles sont surproductives ne tiennent pas compte des importations d’eau, d’énergie, d’alimentation, ni des contextes anthropologiques régionaux. Si on prend une toute petite surface (la métropole intra-muros) et qu’on mesure sa performance économique, le résultat est trompeur. 

C’est vrai, la mutation des systèmes productifs a souvent lieu d’abord en milieu urbain. Aujourd’hui, la théorie nous dit : l’avenir économique est en ville, car les emplois du numérique sont en ville. Il y a 200 ans, on entendait la même chose avec l’industrie…qui est désormais installée à la campagne ! Le processus sera le même avec le numérique : il est aujourd’hui en ville, demain, il sera à la campagne. Les migrations internes à la France sont aujourd’hui favorables aux zones rurales et elles vont entraîner avec elles une déconcentration de l’activité économique. Demain, qu’est-ce qui empêchera une entreprise du numérique de s’installer à la campagne ? 

Dans ces conditions, sommes-nous à l’aube d’une renaissance des campagnes ?

Je pense que nous sommes en train de vivre une transition majeure. Regardons un peu en arrière : dans l’histoire de l’humanité, on peut distinguer trois grandes ères. La première est celle des chasseurs-cueilleurs qui vivent de prédation. Puis commence, il y a environ 10 000 ans, l’ère paysanne dont le fondement est la production alimentaire. La révolution industrielle nous fait entrer dans une société fondée sur la production de biens matériels. Nous sommes en train de quitter cette ère pour entrer depuis quelques décennies dans l’ère numérique, dans laquelle le fondement des sociétés réside dans l’échange des connaissances.

Qu’est-ce qui caractérise l’ère paysanne et en quoi nous concerne-t-elle actuellement ?

Cette ère est fondamentale car c’est celle qui a réellement forgé notre civilisation. Après tout, c’est logique : elle a duré 10 000 ans, contre moins de 200 pour l’ère industrielle. La campagne a été notre façon d’habiter l’espace pendant plusieurs milliers d’années, les petits foyers urbains servant alors surtout de marché et de transit pour les denrées agricoles.

Le rapport à la terre a aussi défini le pouvoir politique : ce dernier a longtemps été réservé à ceux qui la possèdent. La révolution industrielle a tout chamboulé. Le fondement du pouvoir économique et politique est passé de la terre à l’outil industriel et l’argent. La ville est devenue la forme spatiale dominante. Les paysans dispersés sont devenus des ouvriers regroupés.

Pour grandir, on dit souvent qu’un adolescent doit tuer le père. Pour s’émanciper des carcans de l’ère paysanne, les industrialo-urbains ont beaucoup critiqué les aspects négatifs de la société paysanne, et ont célébré l’émancipation offerte par la révolution industrielle et urbaine. En entrant doucement dans l’ère numérique, nous reproduisons ce geste : voilà pourquoi les critiques de l’ère industrielle (pollutions, industrie de masse, capitalisme sauvage) sont si nombreuses aujourd’hui. Elles s’accompagnent d’une réappropriation des aspects positifs de la société paysanne. On se rend compte qu’elle était sobre et durable. On s’est longtemps moqué de nos grands-parents qui gardaient le moindre bout d’emballage pour le réutiliser, mais aujourd’hui la démarche zéro déchet est tendance.

Si l’héritage des campagnes revient à la mode, comment expliquer que tant de ruraux se sentent méprisés par les urbains ?

La question rurale est aussi une question de classe. Les élites qui contrôlent le discours médiatique sont essentiellement bourgeoises et métropolitaines. Tout le monde est à peu près d’accord pour dire que nous changeons d’époque. Il y a par contre un désaccord sur la marche à suivre face à ce changement. Pour une frange de la population – plutôt métropolitaine – que je qualifierais d’hypermoderne, les changements sont mineurs. Il s’agit de prolonger le mode de vie de l’ère industrielle, en en changeant simplement quelques modalités, par exemple, en devenant vegan au lieu de manger la nourriture bourgeoise des années 1960…

Cette classe sociale continue de mépriser les phases antérieures : à ses yeux, à l’ère des « ploucs » que constituait l’ère paysanne, a succédé l’ère des « beaufs » que représentait  la modernité sociale-démocrate des Trente Glorieuses, avec ses régions industrielles et périurbaines et leurs habitants qui prennent leur voiture pour aller au supermarché. Elle s’inquiète aussi de la virulence des zadistes, ces descendants des ploucs qui ne veulent pas entrer dans la modernité. Cette classe se contente d’ajouter du numérique à l’ère industrielle. Mais elle ne souhaite pas changer l’ordre social.

A l’inverse, face aux multiples crises de l’ère industrielle, une frange minoritaire de la population défend un mode de vie réellement alternatif, en choisissant la décroissance, la démarchandisation des rapports et n’hésite plus à abandonner le salariat. Ce mode de vie va monter en puissance mais pour le moment il est bloqué, parce que ceux qui le pratiquent n’ont pas de tribune médiatique.

Des chercheurs comme Michel Lussault ou Jacques Lévy estiment que désormais, nous sommes tous urbains. Ce discours fait-il partie de ce que vous regrettez ?

En faisant l’éclipse conceptuelle du rural, ces discours savants sont violents pour les ruraux. Surtout, ils nous empêchent de penser notre avenir et notre territoire avec largeur de vue. Du mépris on passe alors à l’ignorance, ce qui est encore pire !

Bien sûr, derrière le « tous urbains », Michel Lussault et Jacques Lévy ne disent pas que nous vivons tous en ville, mais que nous sommes une civilisation urbaine. Je suis d’accord pour dire que nous sommes tous marqués par l’ère industrielle, mais je ne vois pas pourquoi la notion de modernité est ainsi fondue dans la notion d’urbain. Il y a une confusion trompeuse : nous serions tous urbains, avec le sous-entendu qu’être urbain, c’est être moderne, ouvert, et tolérant, alors qu’être rural, c’est être fermé et conservateur. C’est un discours de « colonisateur » au sens où il y aurait une norme urbaine qui devrait s’imposer.

Je pense au contraire qu’être rural, au sens positif du terme, c’est vivre un certain mode de vie fondé un rapport particulier à la localité et à la distance, sur la proximité à la nature, des rapports sociaux plus individualisés avec une capacité de mobilisation collective localement forte, une certaine sobriété... Il faut pouvoir en être fier. Les mouvements de « fierté » (prides) ne doivent pas être pensés comme un repli sur soi des dominés, mais au contraire comme leur demande d’une plus grande considération et leur désir de participation à la vie collective.

Cette fierté a-t-elle vraiment besoin de s’exprimer en opposition aux métropoles ?

Il ne faut pas sous-estimer la violence culturelle de la modernité à l’égard des sociétés paysannes dans les campagnes françaises mais aussi dans tout l’empire colonial aux XIXe et XXe siècles. Railler les habits, les coutumes, interdire de parler sa langue locale, traiter les gens de ploucs, inculquer la honte de soi et de ses origines, acculturer en un mot, voilà la douleur. Aujourd’hui, certains métropolitains continuent inconsciemment cette violence à la fois culturelle et sociale lorsqu’ils vantent la vie dans la nature mais méprisent les ruraux, lorsqu’ils donnent des leçons d’agriculture paysanne aux ruraux après avoir imposé une agriculture intensive il y a 50 ans. Voilà la violence contre laquelle s’élèvent les fiertés.

L’ère industrielle a apporté des choses formidables en matière de libertés, d’éducation, de santé pour tous, de mobilité pour tous, de sécurisation des contrats de travail, de congés payés, d’émancipation des femmes, etc. Et a également apporté les limites que l’on connaît : crise écologique, économique et sociale. Même chose pour l’ère paysanne, qui a ses avantages (durabilité, convivialité, sobriété, démocratie directe …), mais qui avait aussi des défauts (pauvreté, assignations sociales, etc.). Il faut donc voir si nous parvenons à joindre le meilleur des deux mondes.

Mais pour y parvenir, il faut d’abord réhabiliter les aspects positifs de l’ère paysanne, lutter contre le mépris socio-cuturel envers les habitants du rural, et sortir de la logique centre-périphéries, sans quoi nous resterons dans l’impasse actuelle.

 

Plus: Histoire de l'évolution économique: transformation du système de production de l'industrie lourde et de transformation au tertiaire, à la finance et à la globalisation.