« Les naturalistes et les artistes sortent le vivant du mutisme »
Par Nicolas Truong
Dans la peinture occidentale, la nature a souvent été considérée comme un décor ou un réservoir de symboles. Or, comme la pratique naturaliste, l’art peut nous permettre de voir les liens invisibles qui relient les espaces et les espèces, estime Estelle Zhong Mengual, docteure en histoire de l’art.
Normalienne et docteure en histoire de l’art, Estelle Zhong Mengual enseigne à Sciences Po et aux Beaux-Arts, à Paris. Autrice de L’Art en commun (Les Presses du réel, 2019) et d’Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain(avec Baptiste Morizot, Seuil, 2018), elle vient de faire paraître Apprendre à voir. Le point de vue du vivant (Actes Sud, juin 2021, 256 pages, 29 euros).
Dans quelle mesure l’art occidental est-il solidaire d’une certaine métaphysique de la nature ?
Notre tradition artistique occidentale a donné une place importante à la nature, mais la question est : sous quels visages est-elle présente ? C’est là que les choses deviennent plus ambiguës. On trouve deux tendances marquées : la nature est convoquée soit comme symbole – c’est l’arbre brisé avec ses rejets qui dit la mort du Christ et sa résurrection ; soit comme miroir de nos émotions humaines − c’est le paysage mélancolique. La nature est bien présente, mais pour autre chose qu’elle-même, comme moyen d’expression de notre intériorité et de nos drames.
Ce qui est manqué, c’est le monde vivant dans son altérité : dans sa capacité à être porteur de ses propres significations, de ses propres histoires. C’est précisément parce que cette altérité n’est pas saisie qu’il est si naturel pour nous de faire du vivant un réservoir de symboles : on ne voit pas comment on pourrait le convoquer autrement pour qu’il ne soit pas muet, inintéressant.
C’est dans cette mesure que l’on peut dire que l’on n’y voit rien, et cela n’est pas sans lien bien sûr avec la cosmologie occidentale telle que décrite par l’anthropologue Philippe Descola, où la nature est cette matière inanimée, extérieure, à disposition, sans intériorité propre – et ainsi comme en attente de significations humaines pour exister pleinement.
Pour quelles raisons faut-il apprendre à voir le vivant afin de « passer du décor au monde repeuplé » ?
Une autre manière de voir le vivant sans le voir est de le considérer comme décor de nos vies : cela a son écho en peinture, où la nature a souvent tenu le rôle d’arrière-plan de scènes humaines. Elle est alors peinte avec une touche fragmentée qui donne cet aspect flou au paysage, c’est moins dessiné, vous avez des arbres qui sont des types vagues, des silhouettes qui disent à l’œil « c’est un arbre » mais qui ne sont pas des essences et encore moins des individus.
Cela rejoint la manière dont notre œil moderne voit la nature quand il est dehors, s’il n’a pas été formé : un à-plat de verts, un grand tout, une vue indistincte à contempler. Mais on ne voit pas qui est là. On voit bien des arbres, mais c’est comme s’il n’y avait personne : parce qu’on ne sait pas déceler qui ils sont, leurs formes de vie singulières, la manière dont ils fabriquent et habitent ce lieu, leurs perspectives sur le monde. On ne voit pas comment le port d’un arbre raconte l’histoire de sa relation à la lumière, qui n’est pas la même pour ce tilleul au milieu d’un champ ou pour ce chêne en pleine forêt.
De ce point de vue, apprendre à voir le vivant, c’est d’abord reconnaître qu’il y a bien quelqu’un ici quand je rencontre un vivant, et ainsi quelqu’un à connaître. C’est tenter de cesser d’être « une étrangère parmi les plantes », comme l’écrit, au XIXe siècle, la naturaliste Frances Theodora Parsons (1861-1952), d’être un étranger dans notre propre monde.
De quelle manière peut-on mobiliser l’histoire naturelle et la peinture mais aussi l’art contemporain afin d’enrichir notre culture du vivant ?
Il y a un cœur de métier commun aux femmes naturalistes et aux artistes dont je parle dans ce livre : c’est leur attention à l’invisible, et leur ambition de transmettre cet invisible à d’autres. Car c’est dans l’invisible que le vivant habite à bien des égards. D’abord, parce qu’il se dérobe à notre vue, comme le rossignol qu’on entend sans jamais le voir ou ce renard qui a appris par défaut à faire sa vie la nuit quand le monde lui appartient pour quelques heures. Mais dans un sens plus profond, parce que ce qui compte pour un vivant, ce qui fait monde pour lui est le plus souvent imperceptible, insaisissable par nous : comme les composés chimiques volatils qui régissent l’univers des plantes ou les changements de vents si cruciaux pour les vautours.
Les naturalistes et les artistes répondent à cette part d’invisibilité du vivant par une démarche partagée : celle d’enquêter sur leur part visible, à savoir, leurs corps. Chacun le fait à sa manière, mais il y a cette même conviction que les corps sont des portes vers l’invisible. Ils ne sont pas des formes incidentes, mais des formes signifiantes, à observer, à comprendre, à travailler, à interroger, à traduire. « Toute la vie d’un être vivant dépend de la manière dont son corps est fait », écrit la naturaliste Arabella Buckley (1840-1929), « il connaît des difficultés, des réussites, des joies qui lui sont propres, selon le type de pouvoirs corporels qu’il possède : c’est pourquoi l’étude de ces derniers nous aide à comprendre sa manière d’exister. »
En nous donnant à voir les corps des vivants comme des formes révélant leur histoire, leur comportement, leurs relations, comme l’écrit Baptiste Morizot, les naturalistes et les artistes sortent le vivant du mutisme : c’est en cela que leurs travaux sont des clés pour une culture du vivant.
De Buffon à Darwin, les naturalistes sont majoritairement des hommes. Pourquoi la pratique naturaliste a-t-elle parfois libéré certains corps de femmes ?
En écrivant ce livre, j’ai découvert une lignée de femmes naturalistes, très importante dans la culture anglo-saxonne du XIXe siècle. Leurs ouvrages étaient alors de vrais succès d’édition. Cette tradition n’est cependant pas parvenue jusqu’à nous. De ce point de vue, mon livre contribue à démasculiniser notre imaginaire naturaliste : « You can’t be what you can’t see. » Si vous n’avez pas à disposition des figures de femmes de terrain, qui ont consacré leur vie à l’étude du vivant, il est plus ardu de sentir que c’est un rapport au monde dont nous, femmes contemporaines, pouvons nous emparer aujourd’hui.
Il y a une aquarelle dans le livre Southern Wild Flowers and Trees (1901), d’Alice Lounsberry (1873-1949) et Ellis Rowan (1848-1922), qui m’a marquée : on voit ces deux femmes seules, sans compagnon masculin, en jupe longue et chapeau, au sommet d’une corniche rocheuse. L’une est assise par terre, l’autre rampe vers le précipice, pour aller observer les fougères qui habitent à l’aplomb de cette corniche. Face à cette aquarelle, je me suis rendu compte à quel point je n’avais aucune image disponible, dans ma galerie mentale, qui faisait exister ce corps féminin-là.
« Chaque jour est une occasion inouïe et renouvelée d’apprendre à voir », écrivez-vous. Comment chacun d’entre nous peut-il effectuer ce renversement de l’attention ?
Ce livre est aussi le récit de mon propre apprentissage, de la trajectoire d’individuation de mon œil à l’égard du vivant. Il y a ainsi, parmi les pages consacrées à la peinture et à l’histoire naturelle, des passages où je raconte des expériences de rencontre avec des vivants, dont la primevère acaule, cette fleur jaune tendre que l’on rencontre en forêt à la fin de l’hiver.
Ces rencontres sont d’abord des rencontres manquées : je croise un être qui m’interpelle et puis les choses en restent là, car je me rends compte que je ne sais rien de lui. Il m’importait de montrer la fabrique du voir, de ne pas romanticiser la rencontre avec le vivant dehors comme une expérience pure, immédiate, fluide comme on le fantasme toujours un peu.
Créer une relation avec le vivant, qui ne soit pas projective, qui fasse de la place à leur altérité, nécessite de façonner son œil au contact des savoirs, car ce sont eux qui empêchent de ne voir que soi partout. Je ne parle pas seulement des savoirs scientifiques, mais de savoirs pluriels, comme les savoirs des peintres à l’honneur dans le livre ou d’autres praticiens en relation étroite avec le vivant.
Apprendre à voir, c’est ainsi composer ensemble des rencontres directes et des rencontres médiées par les yeux de ceux qui ont déjà fait le voyage vers ce monde repeuplé qui nous attend derrière chaque vivant.
A l’image de ces femmes naturalistes du XIXe siècle darwinien qu’elle suit dans son livre, le terrain d’Estelle Zhong Mengual, c’est bien souvent son jardin. Quand elle n’est pas assise à son bureau à étudier des tableaux, c’est en effet sous l’auvent d’une maison drômoise en pierre, soutenu par des troncs de bouleaux, qu’elle lit et prépare ses cours donnés aux Beaux-Arts ou à Sciences Po. Ou bien encore à l’ombre du chêne qui abrite désormais un poulailler, qu’elle a écrit Apprendre à voir. Le point de vue du vivant (Actes Sud, juin 2021, 256 pages, 29 euros), ouvrage qui marque de son empreinte, subtile et affirmée, le tournant environnemental de l’histoire de l’art.
Car la peinture occidentale est largement anthropocentrée. Sous le pinceau des maîtres de l’art pictural, la nature est certes « un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles », comme l’écrit Baudelaire, mais surtout un monde où « l’homme y passe à travers des forêts de symboles ». Le paysage est un décor, une allégorie, une parabole. Ou bien un contrechamp destiné à répartir la lumière, mais rarement une entité à part entière. Or, il est possible de « subvertir le grand partage de l’enchantement » qui établit que c’est à la science et non à l’art qu’il appartient de comprendre le vivant. Il est possible de résister à ce désenchantement du monde par un renversement de l’attention, assure Estelle Zhong Mengual. Elle-même en a fait l’expérience. Et Apprendre à voir est aussi « le récit de [son] propre apprentissage ».
« Se préparer à la rencontre »
Car pour cette ancienne « pure Parisienne », fille d’une mère d’origine espagnole, assistante sociale passionnée d’art, et d’un père chinois, mathématicien de formation, qui fut une étudiante férue de Marguerite Duras et de Simone de Beauvoir, « la nature n’existait pas ». Comme dans la peinture, celle-ci était « à l’arrière-plan de [sa] vie ». Historienne de l’art qui soutient sa thèse de doctorat sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac, Estelle Zhong Mengual a mené une enquête sur les enjeux artistiques et politiques de l’art participatif (L’Art en commun, Les Presses du réel, 2019) et une réflexion sur les rendez-vous manqués avec l’art contemporain (Esthétique de la rencontre, Seuil, 2018).
Mais c’est la crise écologique qui l’a fait « entrer dans le vivant ». Car il est assez décourageant de répondre à l’urgence climatique par d’asséchantes considérations statistiques ou même par d’habiles constructions théoriques. « Quand quelque chose compte et se trouve menacé, il faut lui accorder son attention », dit-elle. Ce qu’elle fait, en observant une primevère acaule, un chénopode bon-Henri ou bien en butinant son savoir auprès des naturalistes afin de se « préparer à la rencontre » avec nos « cohabitants ».
Il y a eu une autre rencontre, celle de Baptiste Morizot, ce penseur de « la réinvention de nos relations au vivant »,avec qui elle travaille et partage son goût de l’observation. Elle est désormais accompagnée de Ghost, un jeune et fougueux croisé border collie qui est bien plus qu’un compagnon de randonnée. « Le chien, c’est la part du loup avec laquelle on peut vivre », dit-elle. Une belle formule – son livre est en truffé – de la part d’une historienne solaire qui nous apprend à voir comment les événements du monde vivant peuvent être saisis par un nouvel art du regard.