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Les 425 « bombes carbone » qui pourraient réduire à néant la lutte contre le dérèglement climatique

 

Des chercheurs ont identifié des projets d’extraction de charbon, pétrole et gaz, déjà en opération ou encore en construction, dont les émissions de CO₂ cumulées feraient exploser le budget carbone mondial.

Par Audrey Garric et Perrine Mouterde

Une manifestation contre la destruction d’un village pour l’expansion de la mine à ciel ouvert de lignite de Garzweiler, en Allemagne, le 23 avril 2022. Une manifestation contre la destruction d’un village pour l’expansion de la mine à ciel ouvert de lignite de Garzweiler, en Allemagne, le 23 avril 2022. BERND LAUTER / AFP

Le projet Red Hill en Australie, Montney Play ou Christina Lake au Canada, la mine de Hongshaquan en Chine, celles de Hambach et de Garzweiler en Allemagne… Cette liste déterminera, en grande partie, l’avenir de la planète. Pour la première fois, des chercheurs ont identifié et localisé les plus grands projets d’extraction de combustibles fossiles au monde. Ils leur ont aussi donné un nom : les « bombes carbone » ou « bombes climatiques », qu’ils définissent comme les infrastructures de charbon, pétrole et gaz qui pourraient émettre plus de 1 milliard de tonnes de CO2 sur leur durée d’exploitation.

Selon ces travaux, publiés jeudi 12 mai dans la revue Energy Policy, le monde compte aujourd’hui 425 « bombes climatiques », d’ores et déjà en opération ou encore à l’état de projet, réparties dans 48 pays. Si toutes étaient exploitées jusqu’à leur terme, leurs émissions potentielles combinées représenteraient deux fois le budget carbone mondial – c’est-à-dire le plafond d’émissions – à ne pas dépasser pour espérer maintenir le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. De quoi réduire à néant les objectifs de l’accord de Paris sur le climat et la lutte contre le dérèglement climatique.

Fermer les « bombes carbone » : une priorité

Ces dernières années, les scientifiques, mais aussi les plus grandes organisations internationales, ont martelé la nécessité de sortir du charbon, du pétrole et du gaz. « Les principaux émetteurs doivent réduire considérablement leurs émissions, dès maintenant, a encore répété le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, le 11 mai. Cela signifie accélérer la fin de notre dépendance aux combustibles fossiles. »

 

Pourtant, la question des énergies fossiles, responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre, n’a jusqu’ici pas été suffisamment au cœur des négociations climatiques, rappelle Kjell Kühne, doctorant à l’université de Leeds au Royaume-Uni, auteur principal de l’étude, et aussi l’un des fondateurs de la campagne Leave it in the Ground (« laissez-le dans le sol »), lancée fin 2011. La COP26, qui s’est tenue en Ecosse à l’automne 2021, a ainsi été la toute première à voir les pays s’engager collectivement à diminuer l’utilisation du charbon.


« Les conversations sur le niveau d’émissions de gaz à effet de serre à atteindre ou les pourcentages de réduction peuvent être vraiment abstraits, note Kjell Kühne. L’idée des “bombes climatiques” est beaucoup plus tangible et peut aider à savoir comment avoir un impact important et concret dans chaque pays. » L’Allemagne, par exemple, compte deux « bombes carbone », qui sont deux mines de lignite : les fermer devrait être une priorité, estiment les auteurs de l’étude. Au total, 40 % des 425 projets et infrastructures n’avaient pas démarré leur production en 2020.

 

Trois quarts des sites concentrés dans dix pays

Pour établir cette liste, les chercheurs ont collaboré avec l’association allemande de protection de l’environnement Urgewald, qui a accès à la base de données payante de Rystad Energy, une société d’analyse indépendante de l’industrie pétrolière et gazière. Pour le charbon, il a fallu recenser, site après site, les plus grosses unités de production. Cette base de données a ensuite été croisée avec celle réalisée par l’ONG américaine Global Energy Monitor.


Résultat : 195 projets pétroliers et gaziers et 230 mines de charbon pourraient émettre chacun plus d’une gigatonne de CO2. Dix pays concentrent chacun plus de dix « bombes climatiques » : la Chine, la Russie, les Etats-Unis, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Australie, l’Inde, le Qatar, le Canada et l’Irak. A eux seuls, ces Etats hébergent les trois quarts d’entre elles. En 2019, les « bombes climatiques » en fonctionnement ont été responsables de 45 % de la production mondiale de pétrole et de gaz et de 25 % de la production mondiale de charbon – de quoi déjà dépasser le budget carbone à ne pas dépasser.

Le quotidien britannique The Guardian, dans une enquête sur ce sujet publiée le 11 mai, souligne que les projets pétroliers et gaziers qui seront lancés au cours des sept prochaines années pourraient produire à terme 192 milliards de barils, soit l’équivalent d’une décennie des émissions actuelles de la Chine, le premier pollueur mondial. Un tiers d’entre eux proviendraient de sources « non conventionnelles » (fracturation hydraulique, forage offshore ultra-profond…) et donc plus risquées, et même des régions particulièrement fragiles comme l’Arctique ne seraient pas épargnées.


Les entreprises Qatar Energy, Gazprom, Saudi Aramco, ExxonMobil, Petrobras, Turkmengaz, TotalEnergies, Chevron, Shell et BP sont celles qui contribueront le plus à ces surplus d’émissions. Interrogée à ce sujet en novembre 2021 par Le Monde, la société française TotalEnergies, engagée dans le projet d’oléoduc géant Eacop entre l’Ouganda et la Tanzanie, assurait que sa production de pétrole « atteindra son pic au cours de la décennie avant de décroître » et affirmait « s’être engagée, depuis 2015, dans une profonde transformation ». Elle continue toutefois d’augmenter sa production de gaz.

 

« Jeu de dupes »

« Cette étude fournit une autre preuve évidente que les grands projets de combustibles fossiles en cours ou prévus peuvent à eux seuls compromettre l’objectif de + 1,5 °C », réagit Katsumasa Tanaka, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, qui n’a pas participé aux travaux. Elle est également « importante sur le plan politique », ajoute-t-il, avant la COP27, qui se tiendra en Egypte en novembre. Selon les auteurs de l’étude, les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord n’ont jusqu’à présent reçu qu’une attention très limitée en termes d’efforts pour mettre fin à l’extraction des combustibles fossiles.


« L’industrie des énergies fossiles, soutenue par de nombreux acteurs financiers, est engagée dans un jeu de dupes qui nie la science, dénonce de son côté Lucie Pinson, directrice de l’ONG Reclaim Finance. Elle prétend qu’elle peut mener une transition énergétique vers la neutralité carbone tout en poursuivant l’expansion du charbon, gaz et pétrole, alors qu’il faudrait cesser tout nouveau projet et planifier une sortie de ceux existants. »

En 2021, l’Agence internationale de l’énergie a appelé à cesser immédiatement les investissements dans de nouvelles installations pétrolières et gazières, pour garder une chance de limiter le réchauffement à + 1,5 °C. Une étude parue en 2021 dans Nature a montré qu’il faudrait laisser dans le sol près de 60 % des réserves de pétrole et de gaz, et 90 % de celles de charbon d’ici à 2050. Conséquences : la production de gaz et de pétrole devrait diminuer en moyenne de 3 % par an dans le monde jusqu’en 2050 et celle de charbon de 7 %. Le monde prend actuellement la direction opposée. La production d’énergies fossiles, qui comptent toujours pour 80 % de la demande en énergie primaire, devrait augmenter de 2 % par an durant la décennie, selon le rapport de l’ONU « Production Gap Report », publié fin 2020.

 

 

 

 

 

 

Engagements peu crédibles

Si les principales majors pétrolières et gazières ont pris des engagements de neutralité carbone d’ici au milieu du siècle, ces derniers manquent de crédibilité, prévient le think tank Carbon Tracker dans un rapport publié jeudi 12 mai. Le cercle de réflexion, basé à Londres, s’est penché sur les objectifs climatiques de quinze grands groupes cotés en Bourse. Il conclut que la plupart ne s’engagent pas à une réduction absolue de leurs émissions de gaz à effet de serre. Il met également en garde contre des stratégies permettant de baisser artificiellement leurs émissions tout en continuant à investir dans les hydrocarbures : le recours à des technologies comme la capture du carbone ou la plantation de forêts, dont les bénéfices restent incertains, l’achat de compensations ou la vente d’actifs plutôt que leur liquidation.


Le contexte de guerre en Ukraine et d’envolée des prix de l’énergie depuis l’été 2021, loin d’accélérer la transition énergétique, a pour l’instant relancé la production d’énergies fossiles, rendant rentables des projets jusqu’à présent jugés trop coûteux. « Mais alors que les prix de l’énergie vont rester très élevés dans les prochaines années, cela devrait accélérer le pic de la demande pétrolière, qui pourrait intervenir vers 2025 », estime Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat à l’Institut français des relations internationales. De sorte que, ajouté à des prix du charbon bien plus élevés que ceux du solaire et un développement rapide des énergies renouvelables ou des voitures électriques, « une partie des 425 projets d’énergies fossiles qui ne sont pas encore en activité pourraient ne pas voir le jour », juge-t-il. Pour contenir le réchauffement climatique, les auteurs de l’étude appellent non seulement à ne pas lancer de nouveaux projets mais aussi à réduire la production des infrastructures existantes.

Audrey Garric et Perrine Mouterde