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Toni Negri, l’au-delà de Marx à l’épreuve de la politique

 

Pour l’économiste Yann Moulier Boutang, codirecteur de la revue «Multitudes», le philosophe italien a renouvelé de fond en comble le marxisme occidental, en formulant des outils de lutte utiles aux altermondialistes comme aux collectifs de chômeurs ou de travailleurs ubérisés. Mais comme Marx, Negri s’est heurté à l’autonomie de la sphère politique.
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Toni Negri à l'université de Milan, en 1976. (Photo /Akg-images)

par Yann Moulier Boutang

publié le 17 décembre 2023 à 20h02

 

Antonio Negri est mort. C’était un homme attachant, passionné et passionnant. Figure majeure de ce que l’on a appelé l’opéraïsme italien, il a joué un rôle crucial dans la transformation du marxisme occidental. Pour avoir cherché une alternative du côté des mouvements sociaux, il l’a payé de sa personne, de la prison, de sa carrière et de l’exil. Je me suis formé grâce à lui. J’ai eu l’insigne chance de faire mes classes à son école puis de devenir un de ses amis et compagnons de route politiques pendant trente-quatre ans de 1973 à 2007. J’évoquerai ici deux points pour entamer un premier bilan de sa contribution à la pensée politique. Un bilan que nous lui devons, en hommage au très grand penseur qu’il fut, à l’homme caricaturé à tort en «mauvais maître» (cattivo maestro). Un bilan à faire aussi de nos propres limites quand nous adoptâmes la politique qu’il nous proposa.

Un géant de la pensée

Negri était un géant de la pensée. Ses concepts, ses batailles dans la théorie sont impressionnantes. Sa rencontre avec la France a affiné son intervention dans de multiples champs. Les quatre ouvrages qu’il publia avec l’Américain Michael Hardt, de 37 ans son cadet, l’Empire (2000), Multitude (2004) et Commonwealth (2010), Assembly (2017) représentent la synthèse de son œuvre. Il n’est guère de concepts hérités du marxisme qu’il n’ait renouvelés de fond en comble. Contentons-nous ici de quelques notions clés. La clé de l’évolution du capitalisme, ne se lit correctement que dans celle de la composition du travail productif structuré dans la classe ouvrière et son mouvement, puis dans les diverses formes de salariat. Le Marx le plus intéressant pour nous est celui des Grundrisse (cette esquisse du Capital). C’est le refus du travail dans les usines, qui pousse sans cesse le capitalisme, par l’introduction du progrès technique, puis par la mondialisation, à contourner la «forteresse ouvrière». Composition de classe, décomposition, recomposition permettent de déterminer le sens des luttes sociales. Negri ajoute à ce fond commun à tous les operaïstes deux innovations : la méthode de la réalisation de la tendance, qui suppose que l’évolution à peine perceptible est déjà pleinement déployée, pour mieux saisir à l’avance les moments et les points où la faire bifurquer. Deuxième innovation : après l’ouvrier qualifié communiste, et l’ouvrier-masse (l’OS du taylorisme), le capitalisme des années 1975-1990 (celui de la délocalisation à l’échelle mondiale de la chaîne de la valeur) produit et affronte l’ouvrier-social.

C’est sur ce passage obligé que l’idée révolutionnaire se renouvelle. L’enquête ouvrière doit se déplacer sur ce terrain de la production sociale. La question de l’organisation, de la dispersion et de l’éclatement remplace la figure de la classe ouvrière et de ses allié.e.s. L’ouvrier social des années 1975 devient la multitude. Cela paraît un diagramme abstrait. Pourtant les formes de lutte comme les objectifs retenus, les collectifs des travailleuses du soin, de chômeurs ou d’intérimaires, les grèves des Ubereat témoignent de l’actualité de cette perspective. Mais aussi de ses limites, rencontrées au moment de s’incarner politiquement. (1)

 

Je ne traiterai pas ici des aspects personnels et spirituels de ma relation avec lui ainsi que des anecdotes politiques (dont la question de la tentation du terrorisme) qui intéresseront un jour les historiens et les biographes et qui restent à écrire.

L’inertie de la politique

Demandons-nous maintenant si, comme Marx, cet autre géant, qu’il est un des rares à pouvoir tutoyer, Negri ne fut-il pas un «mauvais politique» ? Entendons que comme Marx, il n’a pas réussi à tirer une «politique» de ses idées puissantes. Tirer une politique des Lumières neuves sur la société, le capitalisme, après le socialisme réel, n’a rien d’évident. Contrairement à la formule de Gramsci «pessimisme de la raison, optimisme de la volonté», l’auteur de Marx au-delà de Marx (1978) disait avec un brin de provocation :«optimisme de la raison, pessimisme de la volonté». Il aura donné raison en politique à sa propre maxime. Car qu’est-ce que la politique spécifiquement sinon la formation d’un désir de volonté, d’une volonté de transformer ? Or, souvent la volonté manque. Comme le désir de la volonté. L’idée de garantie de revenu, puis de revenu universel face aux revendications socialistes classiques d’un emploi salarié pour tous prend le relais des luttes salariales ouvrières. Elle constitue une tentative de répondre à la décomposition croissante des luttes qui peuvent virer aux nouveaux corporatismes. Mais des problèmes de convergence, de coordination des luttes surgissent de façon aiguë. Lorsque nous avons choisi en 2000 un nom pour la revue Multitudes, nous n’avons pas mis ce mot au pluriel par hasard. L’ouvrage de Hardt et Negri en recourant au singulier escamotait la question de l’unité à construire et donc de la politique tout court. Certes Negri a forgé dans les années 2000 le concept de bio-pouvoir, «une forme de vie et de lutte» comme réponse politique pour construire une subjectivité alternative au capitalisme mondial intégré (Gilles Deleuze et Félix Guattari). Mais faute de raccord avec l’écologie, elle perd beaucoup de son caractère directement opérationnel en politique. On a dit et écrit souvent que Negri avait trouvé sa véritable audience dans un altermondialisme du Sud. Il n’est pas certain qu’une politique tirée de ses théories y ait trouvé véritablement son compte. Soupçonnant les Verts européens de glissement à droite, Negri a manqué le moment, pourtant si «révolutionnaire» d’une bifurcation écologique face à l’urgence climatique. Il en va de même du dépassement de la dimension nationale dans une Europe fédérale qu’il a évoquée en soutenant en 2005 le projet de Constitution européenne, mais qu’il a abandonnée par la suite. L’immatérialisation croissante du travail dépendant sous l’impact de la révolution technologique du numérique constitue un autre défi à relever que Negri aborde dès les années 1990 notamment dans deux études de terrain menées en France (2). Avec la mondialisation suivie d’une démondialisation qui met «l’usine du monde» en situation défensive, le capitalisme intégré opère à l’échelle planétaire. Il s’agit d’une décomposition de la politique telle qu’elle s’était péniblement construite en trois siècles avec ses attributs «nationaux» et de démocratie.

Antonio Negri a laissé en histoire de la philosophie une formidable contribution avec ses textes sur Spinoza et ce qu’il a tiré de la distinction entre puissance déstabilisatrice et créatrice d’un côté et pouvoir institué répressif et réactif de l’autre. Il a forgé la notion de pouvoir constituant. Cette notion prétend dépasser l’alternative d’une puissance infinie des exploités dont les fruits sont toujours cueillis par l’initiative capitaliste réformiste et le pouvoir impuissant de l’inertie. Finalement dans sa tentative de révolutionner la révolution contre l’autonomie du politique, Negri a été confronté à une réalité bien plus coriace pour les intellectuels et les militants impatients, celle de la politique comme métier, sphère institutionnelle possédant finalement le monopole de la transformation sauf dans les très rares moments d’embrasement romantique suivis de retours pénibles à la «réalité». Comme si la politique relevait d’une temporalité très lente qui ressemble à la tectonique des plaques entrecoupée de catastrophes face à l’impatience de ceux qui cherchent une politique adéquate à l’ambition de la pensée philosophique. Il y a du travail à faire, y compris de la part de nains que nous sommes.