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Phébé - Le mythe de l'hégémonie européenne

Selon J. C. Sharman, la domination européenne, depuis le XVIe siècle, a été brève et doit peu à la révolution militaire. PAR PHILIP PARKER*

On attribue souvent la montée de l'hégémonie européenne à la « révolution militaire » du XVIe siècle d'où sont nées les armées qui ont conquis les États non européens. À partir des années 1950, des historiens tels que Michael Roberts ont conclu que les innovations tactiques, comme en Suède ou aux Pays-Bas, avaient permis de mieux former et de mieux équiper les armées, expertes dans l'utilisation des armes à feu. Au XVIe siècle, les guerres sont devenues plus étendues et les États européens ont mis en place des systèmes bureaucratiques complexes (et plus centralisés) pour être en mesure de déployer ces machines militaires à travers le monde. Une fois ces armées exportées hors d'Europe, des rivaux comme l'Empire inca, le royaume du Kongo et l'Empire moghol en Inde ont été facilement vaincus et les Européens ont pu établir des empires à travers le monde.

Jason Sharman se penche sur l'exportation de la révolution militaire hors d'Europe ; il montre que l'idée de la domination européenne est en grande partie erronée et que cette vision déforme notre perception de la puissance de l'Europe aujourd'hui. Les historiens qui ont attribué les succès militaires européens sur les autres continents à la révolution militaire ont donné le sentiment que les conquêtes européennes étaient évidentes. Ils n'ont pas perçu la nature temporaire et partielle de l'hégémonie européenne, alors que la domination asiatique a duré bien plus longtemps.

En réalité, les succès européens se situaient plutôt à la périphérie des empires : les Européens étaient maîtres des océans et possédaient de fragiles comptoirs sur des terres que les empires comme celui des Moghols toléraient pour faciliter le commerce. Des conquêtes précoces, sur les Incas et les Aztèques, par exemple, sont dues davantage aux maladies introduites qu'à des faits d'armes. Ni en Amérique, ni en Afrique ni en Asie, les Européens n'ont utilisé les grandes armées ou les tactiques qui ont caractérisé la révolution militaire sur leur continent, constate Sharman. Pizarro n'a accosté au Pérou qu'avec 170 Espagnols en 1532 ; ils ont vaincu les Incas, armés d'épées et non des mousquets des champs de bataille européens, tandis que les armées portugaises qui sont entrées dans l'océan Indien au XVIe siècle comptaient un faible nombre de soldats : la conquête de Malacca, en 1511, s'est faite avec 1 100 hommes seulement. Même plus tard, au XVIIe siècle, les victoires des Européens en Asie du Sud ne furent pas le fruit d'initiatives d'État, mais l'œuvre de compagnies à charte, telles la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et la Compagnie britannique des Indes orientales. Ces compagnies ont devancé les concurrentes locales, recherché des contrats avantageux auprès de souverains puissants et déployé de petites armées composées d'Européens et d'indigènes pour imposer leur volonté. Ces stratégies ont fonctionné, mais elles devaient peu à la révolution militaire.

Les historiens ont commis une autre erreur : ils ont minimisé la puissance des empires asiatiques, tels que les Moghols, les Ottomans et les Qing, les considérant comme les simples victimes des victoires européennes. Pourtant, lorsqu'un ordre mondial a émergé, au XVIe siècle, les Européens étaient peu influents par rapport aux géants asiatiques qui possédaient des populations beaucoup plus importantes, des ressources supérieures et, quand ils le voulaient, des armées beaucoup plus vastes.

Ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle que l'écart technologique entre les Européens et les non-Européens s'est creusé, précise Sharman, facilité par la transformation économique engendrée par la révolution industrielle, des changements politiques qui ont permis aux nations européennes de mobiliser de vastes armées de citoyens, et la fragmentation des Empires moghol, ottoman et Qing dont l'influence politique s'est amenuisée. Néanmoins, même à cette époque, les Européens n'ont pas toujours dominé. Ceux qui n'ont pas adopté la tactique militaire « moderne » sont souvent parvenus à résister : en Algérie, il a fallu que la France envoie plus de 100 000 soldats pour faire revenir le calme en dans les années 1840.

L'ère de la véritable hégémonie européenne a donc été relativement brève et doit peu aux techniques de la révolution militaire. Jusque dans les années 1750, les Européens se sont uniquement implantés sur les bordures de vastes empires sophistiqués qui toléraient généralement leur présence (à l'exception des Amériques où les épidémies leur ont donné un avantage décisif). Cette période était achevée dans les années 1950 alors que les puissances européennes avaient accordé l'indépendance à la plupart de leurs colonies.

Ces deux siècles, conclut Sharman, ont créé une vision erronée de la puissance de l'Europe dans les siècles précédents et un sentiment de désorientation à l'idée d'un monde où l'Europe n'aurait qu'une influence mineure. Comme le souligne Sharman, « si la Chine et l'Inde devaient devenir les plus grandes puissances du XXIe siècle, on retrouverait la situation du début du XVIIIe siècle. Les questions que nous posons, et que nous ne posons pas, sur l'Histoire, modifient notre perception non seulement de notre passé mais aussi de notre présent et de notre avenir ». Les Européens des XVIe et XVIIe siècles étaient très habiles pour repérer les faiblesses, adopter une diplomatie opportuniste et exploiter des avantages éphémères. Ce sont ces éléments, et non la conviction d'une supériorité inhérente à la révolution militaire, qui pourraient permettre à l'Europe de survivre dans un monde de plus en plus complexe et de prospérer face à de puissants rivaux économiques.

*Historien indépendant et consultant


Philip Parker 
Historien indépendant et consultant


CE QU’IL FAUT RETENIR

Il est parfois difficile de savoir que l'on pèche par téléologie, même pour un historien aguerri. Or, pour Jason Sharman, de nombreux historiens spécialistes de l'époque moderne se sont trompés en pensant que la domination européenne du monde débutée au XVIe siècle était due à des innovations technologiques et stratégiques. En fait, à part sur le continent américain, où les maladies ont fait le gros du travail, la supériorité militaire européenne ne s'est vraiment affirmée qu'au XVIIIe siècle. Avant, les empires européens n'existaient que parce que des puissances comme la Chine des Qing ou les Moghols les toléraient.


PUBLICATION ANALYSÉE

J. C. Sharman, « Empires of the Weak : The Real Story of European Expansion and the Creation of the New World Order », Princeton University Press, 2019


LES AUTEURS

Jason C. Sharman est professeur de relations internationales à l'université de Cambridge. Ses sujets de recherche sont assez variés, de la corruption internationale à la géopolitique mondiale à l'époque moderne.


POUR ALLER PLUS LOIN

John Darwin, « After Tamerlane : The Rise and Fall of Global Empires, 1400-2000 », Penguin, 2007

Niall Ferguson, « Civilization : The West and the Rest », Penguin, 2011

Geoffrey Parker, « La révolution militaire : La guerre et l'essor de l'Occident, 1500-1800 », Folio Histoire, 2013

Jean-Michel Sallmann, « Nouvelle histoire des relations internationales : Géopolitique du XVIe siècle (1490-1618) », Le Seuil, 2003

Publié le 04/04/19 à 12h38 | Source lepoint.fr

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