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Destruction de bidonvilles et expulsion d’étrangers : l’opération à risques de Gérald Darmanin à Mayotte

Par Nathalie Guibert , Jérôme Talpin  (Saint-Denis (La Réunion), correspondance) et Grégoire Mérot  (Mayotte, correspondant)

DécryptagesLe projet du ministre de l’intérieur, doit se déployer à partir de la fin du ramadan le 21 avril, pour deux mois environ. Les conditions de sa préparation, et l’opposition d’associations, montrent qu’elle n’ira pas sans risques.

Ce pourrait être un des marqueurs de son futur bilan au ministère de l’intérieur : Gérald Darmanin a promis à Mayotte une « action spectaculaire » de destruction des bidonvilles et d’expulsion de leurs habitants en situation irrégulière. L’opération, très attendue par les élus du département, doit se déployer à partir de la fin du ramadan le 21 avril, pour deux mois environ, jusqu’en juin. Les conditions de sa préparation montrent qu’elle n’ira pas sans risques.

Le préfet, Thierry Suquet, se voit confier une triple mission. D’abord, la lutte contre le séjour irrégulier qui suscite de vives tensions sociales à Mayotte, avec l’idée de passer de 80 interpellations d’étrangers par jour actuellement à 250-280 – les expulsés, en majorité, seront ramenés par voie maritime vers Anjouan, aux Comores voisines.

Ensuite, le « décasage », démantèlement des habitats informels – 8 maires soutiennent le plan et se disent prêts pour l’opération qui ciblerait 5 000 personnes dans 1 000 « bangas », soit 10 % des cases de tôle couvrant les collines de Mayotte. La moitié des 310 000 résidents recensés sur l’île vivent dans ces habitations illégales.

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Il s’agira, enfin, d’interpeller de jeunes délinquants violents, pour beaucoup déjà connus de la police, qui font régner une insécurité aiguë dans l’île.

Un décasage par mois

Les services de l’Etat n’auront pas eu beaucoup de temps pour se préparer. Pensée depuis l’automne 2022 mais validée le 31 janvier par le président de la République en conseil de défense, l’opération initiale présentée par la place Beauvau a dû être revue pour mieux prendre en compte la situation des enfants mineurs d’étrangers, selon des informations du Monde que le ministère refuse de commenter.

L’objectif reste de marquer les esprits, dans un contexte d’examen de la loi sur l’immigration et de surenchère du Rassemblement national sur ce sujet à Mayotte. Des renforts de forces de l’ordre inédits sont attendus – leurs effectifs dans le territoire ont déjà augmenté de 40 % depuis 2018 et le premier plan, baptisé Shikandra, lancé alors contre l’immigration clandestine. Le nombre des gendarmes va doubler, pour atteindre 1 050 militaires. Et 120 policiers supplémentaires sont prévus (820 au total), dont 10 officiers de police judiciaire. Plusieurs sources évoquent, toutefois, un manque de moyens qui a contraint le ministère à diminuer ses ambitions.

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Le préfet met en œuvre la loi Elan de 2018, qui permet, par dérogation à Mayotte, d’expulser plus facilement des occupants de terrain sans droits ni titres. Mais, avant, il lui faut fixer un périmètre précis d’action et pouvoir invoquer des « risques graves pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publique ». Afin d’établir la liste des personnes concernées, l’Etat doit également proposer un relogement ou un hébergement d’urgence. Autant de préalables freinés par la faiblesse des services publics et sociaux dans l’île.

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La préfecture presse depuis des semaines ses agents et les acteurs locaux de préparer au mieux les dossiers, pour que ses futurs arrêtés d’évacuation-démolition soient inattaquables face au tribunal administratif. En effet, celui-ci critique la solidité des procédures montées jusqu’à présent, un de ses magistrats dénonçant même « un mépris total du juge administratif ». Le préfet Suquet, lancé depuis 2019 dans un décasage par mois, a détruit 1 600 bangas en 2021, moins de 500 en 2022. Ses services assurent s’être « professionnalisés » depuis.

 

Quand il a récemment interdit des décasages, le tribunal a, de fait, appliqué sa décision aux seuls requérants, et non plus aux quartiers entiers visés par le préfet. Ce fut le cas pour la destruction de 70 bangas à Koungou-Majicavo, en partie suspendue le 27 février au motif que des propositions de relogement n’avaient pas été notifiées régulièrement, par agent assermenté. Ces derniers mois, le juge administratif a, en outre, rejeté l’intérêt à agir d’associations comme La Cimade, Médecins du monde ou la Ligue des droits de l’homme (LDH).

Des audiences en visioconférence

Mais un risque ne peut être écarté, celui d’une embolie de la chaîne administrative. Le tribunal, dont le siège est à La Réunion, s’attend à une forte augmentation des procédures de référé-liberté de la part de personnes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Les requérants disposent de 24 heures pour la contester, le juge de 48 heures pour trancher – la procédure, ici, n’étant pas suspensive. En 2022, la justice administrative a traité 5 567 recours d’étrangers à Mayotte et annulé 1 004 OQTF, notamment au bénéfice de parents dont les enfants possèdent la nationalité française.

Des avocats ont prévu de s’organiser, avec le renfort de conseils. Des associations – les Avocats pour la défense du droit des étrangers et le Groupe d’information et de soutien des immigrés – vont envoyer des missions d’observation. « C’est une opération irresponsable et de communication d’un ministre qui surfe sur la question de l’immigration pour nourrir ses ambitions présidentielles, commente Me Mihidoiri Ali, du barreau de Saint-Denis. Les avocats interviendront avec le droit, face à des décasages sauvages et des éloignements aveugles. »

 

En pointe sur ces dossiers à Mayotte, Me Marjane Ghaem dénonce, elle, les préparatifs de l’opération. L’avocate constate une augmentation des retraits de titre de séjour visant des habitants de bangas – le préfet invoque leur domiciliation illégale auprès de marchands de sommeil. « De nombreuses personnes installées de longue date à Mayotte reçoivent des courriers en ce sens, indique-t-elle. Des décisions vont tomber à la pelle et le tribunal administratif ne pourra pas suivre, car il est déjà engorgé. Les droits de la défense sont bafoués, la préfecture compte sur le nombre pour être gagnante. »

Pour les audiences attendues, les magistrats ne se déplaceront pas de La Réunion. « Il n’y a plus de places disponibles pour les loger en raison de l’afflux des membres des forces de l’ordre et de personnels administratifs », déplore Gil Cornevaux, président du tribunal. Trois audiences en visioconférence seront organisées le matin, et trois autres l’après-midi avec les greffiers résidant à Mayotte. « Il faut répondre à la demande de l’Etat et notre volonté est de préserver la qualité de nos décisions, mais il faudra tenir compte du nombre de dossiers et de magistrats. J’ai demandé des renforts », précise-t-il. Les juges vont-ils faire de l’abattage ? « Ils vont devoir travailler très vite et dans des délais contraints », observe M. Cornevaux.

Inquiétude dans les bidonvilles

Daniel Gros, représentant local de la LDH, sillonne les bidonvilles pour rappeler à leurs habitants qu’ils ont des droits. Selon lui, depuis 2019, « 9 000 personnes ont vu leurs maisons détruites et aucune d’elles n’a bénéficié de relogement pérenne ». Avant de s’insurger : « La façon dont s’organisent les destructions va à l’encontre des droits les plus fondamentaux ! » Dans le secteur associatif, on déplore aussi le manque de moyens sur l’« après », l’accompagnement des familles délogées. « On n’a pas assez de solutions de relogement et encore moins de travailleurs sociaux pour faire le boulot si l’opération se passe comme prévu », regrette un agent de Mlezi Maoré, plus grand acteur social du département, qui se dit déjà « débordé et sans moyens ».

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Le gouvernement pourrait avoir un autre front à gérer. Fin septembre 2021, un premier décasage massif du préfet avait entraîné de violentes agressions en représailles dans l’île, et l’incendie de la mairie de Koungou. Des habitants de bangas interrogés par Le Monde promettent de « ne pas se laisser faire », sans avoir de véritable stratégie. Sur Radio Comores Marseille (RCM13), un média communautaire qui dénonce « l’occupation illégale » de la France « coloniale » à Mayotte, des auditeurs s’interrogeaient, le 8 mars, sur « des actions à mettre en place » pour « empêcher l’opération » de Gérald Darmanin. « Nos frères et nos sœurs risquent d’être mis dehors », « certains se sont déjà sauvés et reviendront », « les gens vont se défendre », a-t-on pu entendre sur la radio, qui se range dans l’opposition au président comorien, Azali Assoumani, jugé complice.


<img src="https://img.lemde.fr/2023/03/10/0/0/2998/2000/630/0/75/0/52956a1_1678462832963-738358.jpg" alt="Le bidonville « Talus 2 » sur le versant de Majicavo, près de Koungou, sur le territoire français de Mayotte, le 21 février 2023.">

L’annonce de l’opération provoque d’ores et déjà une vive inquiétude dans les bidonvilles, dont la majorité des habitants comoriens ont un titre de séjour ou des enfants français. De case en case, on entend les mêmes mots : « Toute notre vie balayée », « Que vont devenir nos enfants ? », « Les chiens sont mieux traités que nous. ». Au lycée de Bandrélé, dans le sud-est de l’île, lundi 6 mars, jour de rentrée, le sujet était de toutes les discussions. « Ils veulent casser tous les bangas et nous expulser aux Comores. J’ai peur, on ne connaît personne là-bas, toute notre vie est ici et si ça se trouve je ne pourrai même pas passer mon bac », se désolait ainsi Noussrati, 17 ans, née à Mayotte de parents travaillant pour des « wazungu » [Blancs] sans parvenir à régulariser leur situation administrative.