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L’affaire des fichiers sauvages de manifestants gardés à vue rebondit

La Ligue des droits de l’homme, le Syndicat des avocats de France et l’Association de défense des libertés constitutionnelles demandent au tribunal administratif de mettre un terme aux fichiers clandestins de manifestants, à la suite des révélations de Mediapart.

Michel Deléan

10 mai 2023 à 17h03

 

RévéléeRévélée par Mediapart le 5 mai, l’affaire des fichiers sauvages de manifestant·es gardé·es à vue, créés sans aucune base légale dans certains parquets lors du mouvement contre la réforme des retraites, est maintenant entre les mains de la justice administrative.

 

La Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat des avocats de France (SAF) et l’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico) viennent en effet de saisir le tribunal administratif de Lille (Nord) de deux requêtes en référé-liberté. Elles seront plaidées lundi 15 mai à 10 h 30 – Lille abritant l’un des tribunaux judiciaires où, selon notre enquête, le parquet a eu recours à l’utilisation de ces fichiers clandestins.

 

Ces trois organisations demandent l’arrêt immédiat de l’utilisation de ces fichiers, ainsi que leur destruction ou leur placement sous séquestre, voire l’envoi à toutes les personnes fichées à leur insu d’informations sur leur situation, et sur les droits et recours dont elles disposent (saisine de la Cnil ou dépôt de plainte).

 

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Arrestation d’un manifestant à Lille le 16 mars 2023. © Photo Sameer Al-Doumy / AFP

La requête en référé de la Ligue des droits de l’homme, rédigée par les avocats Marion Ogier et Lionel Crusoé, insiste sur l’illégalité manifeste que constituent ces fichiers non autorisés et non déclarés. Ces fichiers créent une atteinte grave et disproportionnée aux libertés fondamentales, dont le respect de la vie privée, de la liberté d’expression et de la liberté de manifester, soutiennent les avocats de la LDH.

 

« Il faudrait un décret et un arrêté ministériel pour que ces fichiers aient une existence légale », déclare Marion Ogier, sollicitée par Mediapart. « On ne peut pas ficher les gens comme ça sur un coin de table. Là, nous n’avons aucune garantie. Quelles sont les données ? Combien de temps sont-elles conservées ? Qui y a accès ? Qui exerce un contrôle de ces fichiers ? », demande l’avocate.

 

La requête du Syndicat des avocats de France et de l’Association de défense des libertés constitutionnelles, à laquelle s’est joint un manifestant gardé à vue, développe elle aussi plusieurs arguments juridiques sur l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que constituent ces fichiers sauvages. Ces fichiers relèvent de la loi du 6 janvier 1978 sur l’informatique et les libertés, qui interdit le traitement de données révélant les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale d’une personne (sauf en cas de nécessité absolue et sous réserve de garanties appropriées), soutient notamment l’avocat Jean-Baptiste Soufron, qui a rédigé la requête.

 

« On est face à une méthode arbitraire de la part du pouvoir. C’est quelque chose de tout à fait volontaire, de prendre des décisions illicites pour interdire les manifestations, interdire les dispositifs sonores portatifs, les sifflets et les cartons rouges, ou instaurer des périmètres de sécurité pendant les déplacements officiels. C’est grave ! », déclare Jean-Baptiste Soufron, sollicité par Mediapart. Depuis trois mois, l’avocat fait un tour de France des tribunaux administratifs, pour attaquer les décisions des préfets prises pendant le mouvement social. Il se dit persuadé que ces fichiers sauvages de manifestant·es, constitués dans plusieurs parquets, « vont servir à quelque chose ».

 

La décision du tribunal administratif de Lille est très attendue par les défenseurs des libertés et au sein du monde judiciaire. Il devra notamment se positionner sur le caractère d’urgence des requêtes déposées, qui insistent sur l’utilisation continue de ces fichiers clandestins depuis trois mois.

Surtout, il est demandé au juge administratif de contraindre un magistrat judiciaire, en l’occurrence la procureure de la République de Lille, à remettre ses fichiers à une autre autorité que l’autorité judiciaire, ou de les détruire. Le tribunal administratif acceptera-t-il de jouer ce rôle de défenseur des libertés fondamentales, et de se confronter au judiciaire ? Dans tous les cas, le débat s’annonce très intéressant.

 

Selon notre enquête, dans au moins deux grands tribunaux judiciaires, dont celui de Lille (Nord), les parquets pratiquent un fichage sauvage des manifestant·es gardé·es à vue depuis la mi-mars. Les substituts de permanence se sont vu demander, ces dernières semaines, de remplir des tableaux Excel avec les nom, prénom et date de naissance de chaque manifestant gardé à vue, ainsi que les suites pénales données. Ces tableaux devant ensuite être transmis au parquet général de la cour d’appel. Une pratique pour le moins surprenante, et qui a heurté certains magistrats, mais aussi des avocats qui en ont eu vent.

 

Le cadre normal pour les remontées d’informations des parquets est le suivant. Le logiciel Sphinx du ministère de la justice sert à compiler le nombre de gardes à vue, les infractions pénales retenues et les suites pénales décidées. Mais il s’agit là uniquement de statistiques, qui sont adressées par chaque parquet de tribunal judiciaire au parquet général de la cour d’appel dont il dépend, puis transmises au ministère de la justice via la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Elles ne comportent aucune information sur l’identité des personnes placées en garde à vue, à la différence notable du Traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), le fichier géant utilisé par les services de police et de gendarmerie, objet de nombreuses critiques.

 

En théorie, seules les affaires dites « signalées », c’est-à-dire sensibles politiquement, économiquement ou médiatiquement, font l’objet de rapports nominatifs qui remontent à la haute hiérarchie judiciaire et à la Chancellerie.

 

Questionnée à plusieurs reprises par Mediapart, la procureure de la République de Lille, Carole Étienne, n’avait pas donné suite. Également contacté, son supérieur hiérarchique, le procureur général près la cour d’appel de Douai, Frédéric Fèvre, n’avait pas souhaité s’exprimer.

 

Quant au ministère de la justice, questionné par Mediapart, il avait évoqué seulement des initiatives locales : « Au regard de l’impact des manifestations sur l’organisation des juridictions, sur leur charge de travail et sur l’activité juridictionnelle de manière générale, des initiatives locales ont pu conduire à mettre en place des outils dédiés permettant de suivre et traiter les procédures portées à la connaissance de l’autorité judiciaire. Aucune fonctionnalité des applicatifs existants ne permet de couvrir ce besoin », déclarait la Chancellerie.