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« Le nouveau monde est peut-être pire que l'ancien »

INTERVIEW. Vanik Berberian préside l'Association des maires ruraux de France, qui rassemble en ce moment les doléances recueillies dans 5 000 communes. PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT PÉTREAULT

En attendant le grand débat organisé par la commission nationale du débat public, les préfets pourront toujours se pencher sur les doléances recueillies par les maires ruraux. Les cahiers de doléances rassemblés par les élus remontent ce moment même vers le ministère de l'Intérieur. En tout, plus de 5 000 mairies ont participé à l'opération, générant des milliers de pages de contribution de tous ordres. Derrière cette initiative aux intonations révolutionnaires, il y a l'Association des maires ruraux de France (AMRF), présidée par Vanik Berberian, maire de Gargilesse-Dampierre dans l'Indre. Si la synthèse finale n'est pas encore achevée, il nous livre les premiers enseignements tirés de ces cahiers. Le document final sera remis au président de la République, au Premier ministre et aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat. Interview.

Le Point : Vous avez ouvert des cahiers de doléances dans les mairies. Quels enseignements tirez-vous de cette initiative ?

Vanik Berberian : Nous avons eu des retours de la part de plus de 5 000 communes. La situation était suffisamment grave pour que l'ensemble des élus, quelle que soit leur appartenance politique, propose d'ouvrir les mairies. Sans surprise, ce qui vient en tête des préoccupations, c'est la question du pouvoir d'achat. Le second sujet de préoccupation, c'est l'injustice sociale. Aujourd'hui les Français ne vivent plus sur des standards communs et les écarts sont de plus en plus importants. Augmenter une taxe sur le carburant, c'est peut-être indolore pour un cadre actif, mais c'est insupportable pour un retraité qui perçoit 500 euros mensuels et qui n'a pas d'autre choix que de prendre sa voiture. Les questions d'optimisation fiscale sont aussi perçues comme une injustice fiscale insupportable. Et si tous les ménages ne sont pas imposables, tous considèrent qu'ils participent à l'impôt, notamment en payant la TVA et les charges sociales. Autre source de préoccupation, le constat d'une diminution générale du niveau de vie, y compris dans la classe moyenne supérieure, qui se sent tirée vers le bas. Enfin, la disparition des services publics dans les territoires ruraux cultive un sentiment d'exclusion du commun qui ne passe pas.

Comment expliquez-vous que ces thèmes surgissent au cœur des préoccupations des Français ?

Ce ne sont pas forcément des thèmes nouveaux, mais personne n'a été capable de résorber les fractures territoriales et les fractures sociales pourtant identifiées depuis bien longtemps. Ces fractures s'aggravent, elles sont aujourd'hui béantes et entraînent l'apparition d'un troisième type de fracture, les fractures politiques. Il y a une rupture nette et une défiance grandissante envers les élites et le personnel politique de ce pays. N'oublions pas que les partis classiques qui se succèdent depuis 30 ans ont été balayés sur la promesse de faire de la politique autrement. Un an et demi après, on se rend compte que le nouveau monde n'est pas nouveau et qu'il est même peut-être pire que l'ancien... Avant, il y avait au moins un peu de compassion, même feinte, maintenant on nous explique qu'on a tort, qu'on aurait mal compris. Il n'y a plus d'espérance ou d'espoir politique. Il serait injuste de croire qu'Emmanuel Macron est le seul responsable de la situation. Il paie pour trente années de politique.

Vous sentez-vous écoutés par le gouvernement ?

Il y a eu une véritable incapacité de la part de ce pouvoir à écouter ce qui se passait dans le pays. L'écart entre le haut et la base de la pyramide est désormais tel que les deux ne parviennent même plus à se parler. Nous avons alerté le Premier ministre avant l'apparition des Gilets jaunes du risque social et de l'injustice que constituaient ces nouvelles taxes sur les carburants, en particulier pour des familles rurales. Nous lui avions démontré le coût pour une famille en Bretagne, il nous avait répondu : « On garde le cap. » Nous verrons si le débat national permet de renouer un lien.

Emmanuel Macron a annoncé que l'immigration ferait partie des thèmes de la grande consultation, avant de se raviser. Qu'en disent vos cahiers de doléances ?

Nos cahiers disent que ce n'est pas un sujet de préoccupation majeure, en tout cas en milieu rural, puisqu'il n'arrive qu'en 8e position. Cela confirme ce que nous disons depuis des années : si le FN réalise parfois des scores gigantesques en milieu rural alors qu'il y a peu ou pas d'étrangers, c'est que le problème est autre. C'est un vote de relégation. Sur la question des étrangers, je vous invite à aller vérifier par vous-même, il existe de nombreux villages où se sont installés des étrangers sans que cela ne suscite de problème, au contraire.

Le sentiment de relégation et l'émergence d'une France dite périphérique sont des faits connus et étudiés depuis plusieurs années. Comment expliquer que le pouvoir ne parvienne pas à y répondre ? Faut-il y voir un calcul cynique ? Une absence de vision ?

J'y vois de la méconnaissance plus que du cynisme, car je ne perçois aucune hostilité. Il y a aussi le regard culturel de l'urbain qui entre en jeu. Je suis maire rural depuis 30 ans et j'ai eu tout le loisir d'observer de près de nombreux hauts fonctionnaires. Le premier quart d'heure est toujours le moment d'une expression de sympathie, sincère, à l'égard des ruraux, comme s'ils avaient besoin de prouver qu'ils ont eux aussi des racines. Beaucoup ont eu des grands-parents à la campagne et en gardent un souvenir agréable, nostalgique. J'irais même plus loin, dans leur inconscient, ils cultivent le souvenir d'une France enracinée et aimeraient qu'elle ne change pas. Il n'y a pas de mépris, non, mais il y a beaucoup de méconnaissance. Sur la question des mobilités par exemple, on nous explique qu'il faudrait songer à faire du covoiturage. Mais quand les gens peuvent le faire, ils le font depuis longtemps !

« Débarrassez-vous du complexe du plouc, qui entrave la capacité à agir et à revendiquer un avenir meilleur » avez-vous écrit dans un appel paru le 15 décembre dans Le Journal du dimanche . Quel est ce complexe du plouc ? Comment s'en débarrasse-t-on ?

Nous, les maires ruraux, souffrons de ce complexe ! Comme l'État s'appuie sur le nombre d'habitants pour déployer ses politiques, on ne peut être pris au sérieux que si l'on représente un grand nombre d'habitants. Dès lors, il n'est pas étonnant que les maires cherchent à rendre leur commune attractive et les moderniser en les faisant ressembler à la ville ! Se guérir du complexe du plouc, c'est par exemple ne pas s'obstiner à urbaniser l'espace public à tout prix, une démarche qui est souvent perçue comme un accès à la modernité, sans que l'on ne s'interroge sur sa pertinence...

Un thème qui revient constamment dans la bouche des Gilets jaunes est « l'absence de considération » du pouvoir à leur égard. Comment un pouvoir redonne-t-il considération autrement que par la parole ?

En écoutant ce qui lui est dit ! Les corps intermédiaires ont été négligés par un pouvoir qui espérait s'en affranchir, on voit le résultat. Quand le pouvoir a pris conscience que c'était une erreur, il est revenu et c'est une bonne chose. Les maires sont en contact direct avec la population, ils peuvent aider. S'il existe aujourd'hui un ministère de la Cohésion des territoires, c'est une manière de reconnaître le problème. Il faut recoudre tout ça.

D'après une étude du Cevipof, la moitié des maires prévoit de ne pas se représenter à un prochain mandat. Est-ce le signe d'une démocratie malade ?

C'est le signe d'un changement de société. On a publié un sondage dont les résultats sont encore plus sévères. Nous avons aussi interrogé nos collègues pour connaître les raisons de ce renoncement. La première c'est l'intercommunalité qui accapare les compétences des communes. L'exemple parfait c'est le transfert obligatoire de la compétence eau et assainissement aux intercommunalités. On voit que dans le subconscient des énarques qui ont fabriqué cette mesure, il y a l'idée qu'il y aurait trop de communes en France. C'est idiot. Il y a aussi l'évolution globale de la société qui voit s'étioler la question de l'intérêt général. La commune n'est plus perçue comme le lieu du bien commun, mais plus en plus comme un moyen de résolution de problèmes personnels.

Publié le 09/01/19 à 13h15 | Source lepoint.fr

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